Lire : un privilège ?
Rien n’est plus valorisé que la lecture, et pourtant, rien n’est plus cloisonné. Cloisonné par des normes scolaires, des classements et attentes implicites, des représentations sur ce que serait la « vraie lecture », légitime, cultivée, silencieuse, linéaire, littéraire.
Cloisonné aussi par les inégalités sociales, linguistiques et symboliques. Car le monde de l’écrit, dans notre société, reste un marqueur puissant de distinction : on est lecteur ou on ne l’est pas. Et derrière cette distinction se cache une hiérarchie, souvent invisible, entre celles et ceux qui savent – lire, écrire, commenter – et celles et ceux à qui l’on assigne de ne pas savoir.
Or, ce que les pratiques d’alphabétisation populaire nous montrent chaque jour, c’est que si cette frontière est construite, elle peut également être déconstruite. C’est là toute la force de ces processus : faire vaciller les évidences, ouvrir des brèches, créer les conditions d’un renversement.
Ce 237ème numéro du Journal de l’Alpha nous parle de ces brèches. Il documente des expériences concrètes où la lecture cesse d’être une compétence pour devenir une pratique. Où elle cesse d’être un objectif scolaire pour redevenir un outil de transformation. Où elle se réinvente à partir des personnes, de leurs réalités, de leurs désirs, de leurs colères et de leurs fiertés.
Qu’il s’agisse d’initier une bibliothèque collective née d’un conte raconté à Molenbeek, d’interroger les stéréotypes sexistes à partir d’albums jeunesse, de partager la lecture d’un roman dans un cercle où chacun et chacune a sa place, ou de lire des publications Facebook comme un chemin d’entrée dans l’écrit, toutes ces démarches ont en commun une chose : elles déplacent la lecture hors de son piédestal. Elles en font un espace d’appropriation, un terrain de lutte, une ressource pour comprendre et agir. Car lire, ce n’est pas seulement accéder à du sens : c’est aussi pouvoir nommer le monde, le contester et y prendre place.
En lisant les articles proposés ici, j’ai repensé à l’avertissement de l’autrice nigériane Chimamanda Ngozi Adichie qui parle du « danger d’une histoire unique ». À travers son célèbre plaidoyer, elle nous rappelle combien les récits dominants peuvent effacer, caricaturer ou rendre invisibles d’autres voix, d’autres vérités, d’autres expériences.
Le même danger plane sur la lecture : à force de ne valoriser qu’un certain type de textes, dans un certain type de posture, on invisibilise tout ce qui, pourtant, fait lecture pour des milliers de personnes. Lutter contre l’histoire unique, c’est aussi refuser l’idée d’une seule manière de lire.
Contre les visions réductionnistes véhiculées par les grandes enquêtes statistiques – où lire se résume à avoir ouvert un livre au cours des douze derniers mois –, les formateur·rices et apprenant·es en alphabétisation rappellent que lire est une activité profondément sociale, collective, située. Ce n’est pas un acte isolé : c’est une pratique qui prend racine dans des relations, des projets, des ancrages culturels. Et qui appelle des médiations, des tâtonnements, des gestes partagés. Oui, on peut lire à plusieurs, lire à voix haute, lire en tâtonnant, lire des albums, des modes d’emploi, des BD, des recettes, des faits divers ou des SMS. Oui, tout cela est lire.
Militer pour le droit à la lecture, c’est donc militer pour la reconnaissance de cette pluralité. C’est refuser qu’un certain modèle de lecture continue à fonctionner comme un critère de légitimité culturelle ou citoyenne.
C’est remettre en cause l’idée que l’école serait le seul lieu d’accès valable à l’écrit. C’est prendre au sérieux les formes de lecture qui naissent dans les marges, dans les centres alpha, dans les bibliothèques de fortune, sur les téléphones portables, dans les échanges informels. C’est affirmer que toute personne a droit non seulement à apprendre à lire, mais à devenir lecteur·rice, à sa manière, dans ses rythmes, dans ses choix.
Dans ce combat, les pratiques décrites dans ce dossier ne sont pas de simples « bonnes idées ». Elles sont politiques. Elles affirment que personne n’est condamné à l’exclusion de l’écrit. Elles construisent des contre-pouvoirs là où règne l’invisibilisation.
Elles démontrent qu’une autre lecture est possible. Une lecture choisie, investie, joyeuse, parfois laborieuse mais jamais subie. Une lecture qui transforme autant qu’elle informe. Une lecture qui ne distingue pas les « vrais lecteurs » des autres, mais qui relie, qui permet, qui reconnait.
C’est à cela que nous invite l’alphabétisation populaire. Non pas à faire entrer de force les « non-lecteurs » dans la norme, mais à transformer la norme elle-même. À revaloriser les pratiques existantes, à en inventer de nouvelles, à construire collectivement une culture de la lecture fondée sur l’égalité, la dignité et la puissance d’agir.
Bonne lecture !