Notre santé est influencée par une multitude de facteurs1 qui s’enchevêtrent. Ils sont appelés déterminants de santé. La distribution inégale de ces facteurs au sein de la population se traduit par des disparités (injustes et évitables) d’états de santé entre groupes sociaux. Cet article s’appuie à la fois sur la bande dessinée Il était une voix2 et sur l’outil Enjeux Santé3 pour illustrer, à travers le facteur maitrise de la langue, les relations entre les déterminants de santé et la santé. Il souligne également la nécessité de mener réflexions et actions selon une approche globale de la santé au sein des champs de l’alphabétisation et de l’apprentissage du français.

La maitrise de la langue : un enjeu de santé

L’équipe de Cultures&Santé asbl

« La bouche bâillonnée », un exemple de déterminants de santé en interaction

Une faible maitrise de la langue est souvent associée à de moins bons indicateurs de santé. Comment expliquer cela ? Partons de La bouche bâillonnée, un exemple concret qui nous a été narré et qui constitue l’une des histoires que l’on retrouve dans la bande dessinée Il était une voix. Il s’agit du parcours d’une personne maitrisant difficilement la langue française et qui rencontre de ce fait des barrières pour entrer en interaction avec le système de soins.

Extrait de la BD Il était une voix

Nous pouvons le voir dans ce court récit : de la faible maitrise de la langue découle une série de conséquences défavorables pour la santé. Ici, la personne n’a pas accès de manière autonome au système de soin (prise de rendez-vous, compréhension des documents administratifs…) et perd confiance en elle (sentiment d’incapacité et de dépendance, inversion des rôles entre parents et enfants), impactant potentiellement sa santé physique, sociale et mentale. En revanche, la présence d’un réseau social agit comme un facteur favorable, puisque sa famille proche la soutient dans ses démarches de santé.

En extrapolant cette situation, on peut imaginer aisément les effets d’une faible maitrise de la langue sur d’autres déterminants de santé, dont un certain nombre sont d’ailleurs régulièrement traités dans le Journal de l’alpha : l’insertion dans le monde du travail, l’utilisation des technologies de l’information, l’accompa-gnement scolaire des enfants, la mobilité… Il apparait alors évident qu’accéder à un emploi gratifiant et bien rémunéré aura un impact positif sur la qualité de vie et probablement sur l’espérance de vie d’une personne. Mais aussi que les compétences liées aux outils numériques offriront un avantage certain pour évoluer, par exemple, dans une situation de crise épidémique, que ce soit au travers d’un accès plus aisé aux moyens de prévention de la maladie (exemples : informations sur les mesures à suivre, prise de rendez-vous pour la vaccination) ou pour maintenir un lien social en situation de confinement.

La maitrise de la langue et l’alphabétisation, qui contribuent à rendre effectifs une série de droits culturels, économiques et sociaux, constituent un socle de santé. Il y a donc à penser ce qui renforce ce socle : la qualité du système scolaire, l’offre de formations en alpha ou en FLE, les politiques d’accueil des personnes étrangères… Si l’on se situe au niveau des choix de société, nous pointerons aussi les politiques qui créent plus de justice sociale comme la redistribution des revenus et le redéploiement des services publics. Tout cela pour dire qu’agir collectivement sur ces facteurs fondamentaux (les causes des causes), sur tout un ensemble de déterminants de santé aura des effets, à plus ou moins long terme, sur le quotidien des personnes et leur santé.

Exemple de chaine de causalité de santé : des politiques fiscales et de redistribution ainsi que le caractère inclusif d’une société contribuera à une éducation de qualité tout au long de la vie pour toutes et tous. Celle-ci sera bénéfique à la maitrise de la langue, compétence qui constitue un atout pour que chaque individu puisse se repérer dans le système de soins mais aussi revendiquer certains droits, facteurs de santé individuelle et collective.

« Enjeux santé », un outil d’analyse et de réflexion

Pour aborder la santé à travers ses multiples déterminants, Cultures&Santé a créé un outil d’animation. À travers une série de 78 cartes illustrées à manipuler, Enjeux santé : Les déterminants sous la loupe soutient, au sein de secteurs touchant de près ou de loin à la santé, une réflexion active sur l’ensemble des facteurs influençant la santé ainsi que sur les relations qu’ils entretiennent entre eux. À l’aide de ces cartes, de multiples échanges et réflexions peuvent être menés sur les causes de certaines situations, dans la perspective d’une prise de conscience, d’un diagnostic, d’une évaluation, d’une action ou d’une décision. Cet outil peut être utilisé aussi bien avec des citoyens que dans un groupe de professionnels ou dans des échanges avec des acteurs politiques.

Outil d’animation Enjeux santé

Agir pour la santé, c’est agir dans la complexité

Si la santé est influencée par une constellation de déterminants en interaction, l’action pour la santé doit par conséquent se développer à plusieurs niveaux (individuel, organisationnel, environ-nemental, politique et sociétal), dans plusieurs domaines de la vie quotidienne (soins, école, quartier, emploi…) et dans plusieurs secteurs de l’action publique (la santé dans toutes les politiques). Elle dépasse donc largement le seul secteur des soins et de la prévention des maladies et se doit d’être transversale.

Pour agir sur l’ensemble des déterminants, des actions en partenariat, en réseau, entre acteurs venant de différents secteurs sont nécessaires. Par exemple, une action concertée entre professionnels de la santé et de l’alphabétisation permettra de prendre conscience et de tenir compte des multiples obstacles rencontrés dans la vie quotidienne par une population peu alphabétisée pour accéder à la santé.

Des actions de proximité, c’est-à-dire des projets qui reposent sur la coconstruction avec les publics, sont également à promouvoir. Identifier avec les personnes concernées ce qui œuvre pour la santé et ce qui l’entrave (à l’aide de l’outil Enjeux Santé, par exemple) permettra de définir des objectifs et des moyens d’action cohérents et adaptés aux réalités. De nombreuses initiatives orientées santé et partant des vécus et préoccupations des personnes se déploient déjà dans les secteurs de l’apprentissage du français. On peut citer, comme exemple, la cocréation avec un groupe FLE d’un outil d’information sur la santé évitant au maximum l’utilisation de l’écrit et donc adapté à un plus faible niveau de français, ou encore l’organisation d’une table d’hôtes « saine et durable » par un collectif de femmes en alphabétisation au bénéfice d’habitants du quartier. Développer ce type de projet vient soutenir et mettre en valeur le potentiel, les compétences et les capacités d’agir, non exclusivement liés à la lecture et à l’écriture, de toutes les personnes y participant. Ces démarches contribuent alors (que ce soit de manière directe ou indirecte) à renforcer la santé du groupe, voire plus largement celle de la communauté.

Les formations en alpha et FLE : un levier pour lutter contre les inégalités sociales de santé

Si nous reprenons notre exemple de La bouche bâillonnée, nous en déduisons aisément le potentiel des formations d’alpha ou de FLE, comme levier pour améliorer la santé et le bienêtre des personnes. Orientées vers des objectifs pédagogiques précis, elles peuvent faciliter l’accès à des soins : prise de rendez-vous, communication avec un professionnel de santé, suivi de la santé des enfants, compréhension de documents administratifs… Mais aussi et surtout, elles favorisent la confiance en soi pour interagir avec son environnement social et améliorer les conditions de vie quotidienne4.

Les formations de français constituent des lieux propices pour renforcer la littératie en santé des participants (voir encadré). Outre l’apprentissage du vocabulaire lié à la santé, les participants peuvent exercer leurs compétences interactives via, par exemple, des jeux de rôle pour entrer en communication, oser dire que l’on n’a pas compris, reformuler ce que l’on a compris. Exercer ce type de compétences dans un groupe, dont le cadre sécurisant et de confiance a été posé, permet plus facilement de les transposer par après dans la vie quotidienne. Par ailleurs, les informations sur la santé qui seraient transmises et discutées au sein d’un groupe sont plus facilement appropriables par les participants car elles sont négociées, contextualisées, mises en lien avec leur contexte de vie. Elles sont en principe beaucoup moins injonctives et prescriptives que les recommandations communiquées par un professionnel en entretien individuel.

La littératie en santé

Chaque jour, les personnes doivent réfléchir, agir et prendre de nombreuses décisions qui vont influencer leur santé mais également celle de leur famille ou de la collectivité. Ces actions requièrent un ensemble de compétences qui vont bien au-delà de la lecture et de l’écriture.

Les personnes peu alphabétisées ou maitrisant plus difficilement la langue du pays d’accueil à l’oral ou à l’écrit peuvent éprouver des difficultés dans plusieurs domaines : accéder à une information fiable et de qualité sur la santé, comprendre et s’approprier les campagnes de prévention, lire les étiquettes des produits alimentaires, les consignes de sécurité, les heures de rendez-vous chez le médecin, se retrouver dans le système de soins et communiquer avec ses professionnels.

Le concept de littératie en santé est éclairant à ce sujet. Il a été défini comme la capacité d’accéder à une information pour la santé, la comprendre, l’évaluer et l’appliquer de manière à promouvoir, à maintenir et à améliorer sa santé dans divers milieux au cours de la vie5. Face à l’exercice de ces compétences s’ajoutent de nombreux défis : la profusion des informations disponibles et leurs éventuelles contradictions, la complexité croissante des systèmes sociaux et de santé, le stress occasionné par les rendez-vous avec des professionnels du soin, les conditions de vie ne permettant pas toujours de se conformer aux recommandations véhiculées…

La littératie en santé constitue ainsi un levier pour réduire les inégalités sociales de santé car il est possible de la prendre en compte et de la renforcer, en agissant à la fois sur les capacités individuelles (éducation pour la santé, ateliers collectifs de renforcement des compétences psychosociales, d’empowerment) et sur les systèmes (adaptation de la communication, mise en adéquation des environ-nements et lieux d’accueil, simplification des procédures d’accès au système de soins…). En outre, un bon niveau de littératie en santé permet, comme l’a montré Stephan Van den Broucke, professeur à l’UCLouvain, d’atténuer l’effet négatif d’un faible niveau d’instruction6.

Enfin, les formations d’alphabétisation, lorsqu’elles mettent au centre de leur méthodologie les personnes concernées et leur vécu, sont un réel tremplin pour l’émancipation et la mobilisation politique par les personnes et pour les personnes. Comme nous venons de le voir, elles agissent au niveau individuel en renforçant certaines compétences et ressources (prise de parole en public, confiance en soi, autonomie…) mais aussi collectivement en favorisant de nouveaux apprentissages en vue de développer une analyse réflexive sur la société et sur ce qui maintient ces personnes éloignées des centres de pouvoir (discriminations, situations inégalitaires, exploitation…). L’objectif final réside donc dans une meilleure compréhension de l’environnement social pour pouvoir agir et transformer le quotidien en faveur de la santé individuelle et collective. C’est bien là, un des objectifs d’une utilisation de l’outil Enjeux santé dans un groupe FLE ou alpha : prendre conscience de ces déterminants collectifs et s’engager dans un plaidoyer pour les rendre plus propices au bienêtre de toutes et tous.


L’outil pédagogique Enjeux santé et l’affiche La santé ça se construit, sont disponibles en contactant le centre de documentation de Cultures&Santé ou sur le site www.cultures-sante.be.

L’outil est également présenté dans une vidéo réalisée par l’équipe de Cultures&Santé et accessible via ce lien : https://www.youtube.com/watch?v=z8BPDqAS1bQ&t=7

  1. Ces facteurs sont personnels, sociaux, culturels, économiques et environnementaux. Ils s’inscrivent dans des chaines de causalité parfois complexes : le contexte global de notre société pèse sur les systèmes et offres collectives en place qui déterminent les conditions et situations de vie des personnes, impactant leurs comportements et possibilités d’être en bonne santé.
  2. Il était une voix est un projet BD qui interroge notre modèle de société. Il présente les récits de femmes et d’hommes inscrits à un cours de FLE qui témoignent des situations d’inégalité et d’injustice vécues dans le quotidien et qui s’expriment très concrètement dans tous les domaines de la vie (emploi, soins, école et logement). Voir : https://www.cultures-sante.be/nos-outils/outils-education-permanente/item/398-il-etait-une-voix.html
  3. Outil réalisé par Cultures&Santé. Voir : https://www.cultures-sante.be/nos-outils/outils-education-permanente/item/549-enjeux-sante-les-determinants-sous-la-loupe.html
  4. Cultures&Santé, Alphabétisation et Santé, Focus Santé, n°2, 2012.
  5. D’après ROOTMAN I. & GORDON-El-BIHBETY D., Vision d’une culture de la santé au Canada : Rapport du Groupe d’experts sur la littératie en matière de santé, Association canadienne de santé publique, Ottawa, 2008, p.13.
  6. S. VAN DEN BROUCKE, A. RENWART, La littératie en santé en Belgique : un médiateur des inégalités sociales et des comportements de santé, UCL, Louvain-la-Neuve, 2014.