Aux origines
Banlieue sud de Montréal, la ville de Longueuil est située aux abords du fleuve Saint-Laurent. Dans cette agglomération d’environ 250 000 habitants se trouve la Boîte à lettres, un lieu d’alphabétisation populaire destiné aux jeunes âgés de 16 à 25 ans. Créé en 1985, l’organisme1 intervient également pour prévenir l’analphabétisme. Unique en son genre dans la belle province, il est est le seul organisme dédié à une jeunesse éloignée du système scolaire. Ici, l’enseignement est obligatoire jusqu’à l’âge de 16 ans.
Au fil du temps, ces jeunes filles et garçons deviennent père et mère, une situation préoccupante face au cycle intergénérationnel de l’analphabétisme. Alors comment faire pour éviter que le schéma ne se répète ? Toutes les formations étant orientées vers les adolescents et les jeunes adultes, l’espace n’était pas outillé pour accompagner les familles.
En vue d’assurer une continuité dans la prise en charge des besoins de ces jeunes devenus parents, l’apport d’un financement a permis d’élargir une nouvelle sphère indépendante et autonome. C’est dans ce contexte que le Fablier2 a vu le jour en 1996. Aujourd’hui partenaires sur le territoire, les deux organismes forment une passerelle entre ces univers bien distincts.
Le Fablier, un refuge pour l’alphabétisation familiale
Travailleuse sociale de formation, cela fait quinze ans que Sonia Desbiens est coordinatrice du Fablier3 et depuis, l’enthousiasme ne l’a jamais quittée. Si les contours de l’alphabétisation familiale sont désormais bien définis, il a fallu du temps et du travail pour acquérir cette reconnaissance. Sonia Desbiens évoque les prémisses et réflexions menées autour de cette démarche : « On est les seuls au Québec avec une mission aussi spécifique, car nous sommes à mi-chemin entre les organismes d’alphabétisation populaire qui travaillent avec des adultes et les organismes communautaires qui accueillent des familles souvent issues de milieux défavorisés, nous avions donc un peu le syndrome de l’imposteur. L’alphabétisation familiale est l’accompagnement des parents qui ont des enfants âgés entre 0 et 12 ans. Très souvent, ces parents ont eu une expérience négative avec l’école, leur rapport à la lecture et l’écriture reste difficile. L’éducation des enfants est préoccupante pour eux, au vu de leur propre vécu et bagage, l’estime de soi est généralement très basse (…). Notre rôle, notre objectif principal et j’insiste sur ce mot, c’est de les accompagner, nous ne sommes pas là pour les remplacer et faire les choses à leur place. On est vraiment là pour qu’ils reprennent du pouvoir sur leur vie et qu’ils soient en mesure de devenir des acteurs significatifs et positifs dans l’existence de leur enfant, leur développement et leur cheminement scolaire (…) ».
Journée de l’alphabétisation familiale
Portraits de famille et lieu de vie
Grâce au modèle de cogestion, un système de management partagé visant à responsabiliser chacune des parties prenantes au projet, l’équipe évolue dans une dynamique commune. Ici,100% des familles vivent sous le seuil de pauvreté et deux-tiers d’entre-elles ont des enfants avec des besoins particuliers. Ces derniers qui rentrent à l’école, même en bas âge, sont très vite catalogués de « difficiles ». S’en suit l’engrenage des inégalités scolaires et peu à peu, l’exclusion se met en place. Face à une histoire personnelle compliquée où l’on a parfois été forcé de se taire, les parents n’osent pas s’exprimer et peuvent ressentir de la honte à communiquer avec les enseignants. Ne pas se sentir capable est un véritable obstacle à l’émancipation.
Le Fablier s’attache donc à sensibiliser un corps professoral qui n’est pas toujours formé à cette problématique. À ce propos, Sonia Desbiens décrit un contexte parfois empreint de malentendus : « Des enseignants se demandent pourquoi les parents ne répondent pas à leur courrier ou appels, il est primordial d’établir une collaboration entre les écoles, les familles et la communauté. Il faut de l’expérience et de l’entraide pour briser l’isolement. Face au sentiment de solitude des parents, nous travaillons la prise de parole afin de renforcer leurs acquis (…) ».
Composée de quatre intervenants en alphabétisation familiale, l’équipe est forte d’une enseignante, de deux éducateurs, d’un psycho-éducateur et de nombreux bénévoles. La posture d’intervention est l’accompagnement, personne ne se place en tant qu’expert et le rapport avec les membres4 est égalitaire.
Parmi les cinquante membres que compte le Fablier, près d’un tiers des nouveaux arrivants est issu de l’immigration récente. Souvent originaires du Moyen Orient, d’Amérique du Sud ou du Maghreb, leur pratique du français n’est pas toujours parfaite, mais la débrouille est de mise pour participer aux activités. C’est par le bouche à oreille, les discussions avec le voisinage ou via d’autres organismes comme les Centres intégrés de santé et de services sociaux, qu’ils entendent parler du Fablier et frappent à sa porte. L’animation d’ateliers dans des écoles primaires défavorisées permet également de se faire connaitre. Enfin, il y a la localisation, situé dans la rue principale de Longueuil où il y a beaucoup de passage, le bâtiment qui a pignon sur rue attire l’attention et grâce à un logo et une « belle affiche » peut être facilement identifié.
Sonia Desbiens décrit l’ambiance et l’espace : « Ici c’est comme une deuxième famille, nous avons le goût de discuter et cela donne envie de revenir. Nous avons un coin salon et une salle à manger, notre milieu de vie, où les familles sont les bienvenues pour se rencontrer, jouer avec les enfants et utiliser les livres ou le matériel de bricolage par exemple, même en dehors des activités plus structurées. Il y a un local pour leurs enfants âgés de 0 à 5 ans, nous nous occupons d’eux pour stimuler leur éveil à l’écrit et organisons des ateliers éducatifs qui visent à travailler les différentes phases de leur développement. Nous mettons en place tout ce qui va stimuler l’intérêt pour la lecture avec les histoires que l’on raconte, des comptines et des chansons.
On y travaille aussi le langage et la socialisation car ces enfants peuvent être isolés et n’ont pas beaucoup de contact avec d’autres. Souvent, le réseau des familles est limité. Ici on s’adapte au rythme de chaque famille pour l’aider à vivre le mieux possible cette expérience, et le maître mot est le plaisir avant tout, faire en sorte que les activités se poursuivent à la maison est essentiel. Il s’agit de soulager la pression des parents qui ont peu d’outils sociaux ou matériels. Le fait d’apprendre à lire, écrire et calculer via des activités de bricolage ou de cuisine par exemple, est une bonne entrée en matière pour une reproduction à domicile (…) ».
Atelier de cuisine
Ensemble, c’est tout
Les activités parents-enfants sont le cœur de l’organisme. Il y a notamment « Historiettes, chansonnettes et pirouettes », consacrée aux enfants âgés de 0 à 5 ans et leurs parents. Ce moment de partage les invite à découvrir l’univers des livres, de l’imaginaire et de la créativité. Pendant ce temps où l’on explore et regarde des albums, les familles peuvent aussi faire des activités manuelles.
Les enfants de 5 à 12 ans étant à l’école, ils participent davantage à des journées pédagogiques où l’on offre un atelier autour du plaisir de lire et d’écrire. Les thématiques sont diverses et variées telles que le cirque, la peinture, le jardinage etc. Deux soirées par semaine et une fois par mois le samedi, une école des devoirs les accueille. L’objectif est de développer une dynamique positive et d’aider les familles à s’approprier cet instant de quiétude.
Historiettes, chansonnettes et pirouettes
Destinés uniquement aux parents, les ateliers de lecture et d’écriture sont des projets qui varient d’une session à l’autre, l’horaire scolaire étant respecté, car en été le Fablier ferme ses portes. « Une image vaut mille mots » est un exercice où l’on part d’une image pour en écrire un texte et inversement. Que ce soit une chanson, de l’humour ou un billet d’information, l’idée est de créer une œuvre d’art et bientôt, une exposition verra le jour. Aussi, l’atelier « Récits de vie » se penche sur la manière dont la personne adulte s’est appropriée la lecture et l’écriture. Cela permet d’avoir une vue d’ensemble sur son parcours et son rapport à l’enfance, l’école, l’amitié et la famille. Se demander ce que l’on veut léguer à ses enfants, identifier les difficultés rencontrées au cours de sa vie et réaliser tout ce dont on est capable, sont de précieuses réflexions dans un processus de transmission.
Au temps du Covid-19, le milieu de vie s’est mis en mode virtuel. Face à l’urgence, les capacités d’adaptation ont été rapides. Cela s’est traduit par des tournées téléphoniques pour les familles souvent en proie au stress et à l’anxiété. La livraison de colis alimentaires, de livres et de matériel de base (comme des ciseaux ou de la colle) faisaient également partie des démarches. Aussi, la création d’un groupe Facebook s’est mis en place et pour celles et ceux qui n’avaient pas d’ordinateur, le courrier se livrait par la poste. Chaque semaine, les échanges se faisaient autour d’un « café discussion » et les activités se poursuivaient comme l’écriture d’un conte collectif par exemple. Malgré un certain ralentissement, toutes ces initiatives ont permis de garder le lien.
Café-discussion
Si le suivi et le développement d’une routine quotidienne sont importants, rien n’est imposé aux familles. Sonia Desbiens aime souligner ce point : « Les familles sont accueillies avec leurs bagages, leurs limites et leurs forces. Il s’agit avant tout de les encourager à prendre du temps pour cuisiner ou profiter d’un repas ensemble par exemple. L’instauration d’une confiance n’est pas immédiate car les expériences passées avec d’autres réseaux n’ont pas toujours été positives. C’est pourquoi, au départ, il peut exister une certaine méfiance (…) ».
L’analphabétisme n’est pas une réalité isolée, il s’agit d’un problème social étroitement lié à la pauvreté. Au Québec, 53% de la population éprouve des difficultés de lecture et d’écriture dans son fonctionnement au quotidien. Repérer le nom d’une rue, remplir un formulaire ou lire une communication scolaire, n’est pas à la portée de tous et toutes.
Aujourd’hui, la sensibilisation de l’opinion publique et des pouvoirs publics commence à porter ses fruits. L’alphabétisation populaire et familiale est un sujet nouveau dans les échanges entre les différentes communautés. Depuis deux ans, le Fablier organise « la CAL5 se promène », une formation sur l’analphabétisme qui touche à chaque fois plus de 500 personnes sur le territoire, un projet qui enchante Sonia Desbiens : « Chaque institution est concernée, le médical, l’administratif etc., c’est incroyable à quel point les gens sont heureux et nous remercient de ce qu’ils ont appris. L’impact est très fort, maintenant des organismes changent leurs pratiques et rédigent des communications simples, claires et accessibles au plus grand nombre (…) ».
L’alphabétisation en quelques chiffres
Population globale du Québec en 20246 : Près de 9 millions d’habitants.
Les niveaux de littératie permettent d’identifier le niveau d’alphabétisation.
Statistiques du ministère de l’éducation PEICA7 (Personnes âgées de 16 à 65 ans) :
Niveau inférieur à 1 : Capacité de repérer un élément d’information dans un
texte mais difficulté importante à lire et écrire (4 % de la population).
Niveau 1 : Être en mesure de lire quelques mots ou des bouts de mots, mais la compréhension à la lecture et l’écriture reste très difficile. (15% de la population)
Niveau 2 : Capacité de lire un texte, par exemple lire un formulaire à remplir,
mais on ne le comprend pas. Cela concerne beaucoup de jeunes, dès que le vocabulaire est plus complexe et plus abstrait, on est perdu. La plupart des
familles au Fablier sont de ce niveau. (34% de la population).
Niveaux 3, 4 et 5 : On peut lire et écrire.
- Au Québec, un organisme jouit d’une certaine autonomie même si une bonne part de son financement global provient de l’État.
- https://www.lefablier.org/.
- Un fablier est un recueil, un ensemble de fables.
- Les membres désignent les familles du Fablier.
- La Concertation Alphabétisation Longueuil, fondée en 2008 par cinq organismes d’alphabétisation populaire
- https://statistique.quebec.ca/fr/produit/publication/.
- Programme pour l’évaluation internationale des compétences des adultes de l’OCDE, données 2012, https://www.education.gouv.qc.ca/adultes/references/.