Début mars 2020, en raison du risque épidémique du Covid 19, la fermeture précipitée de multiples services publics, d’accompagnement et de formation… a notamment eu pour conséquence l’isolement accentué de personnes dont les besoins variés n’avaient pourtant pas soudainement disparu. Les professionnels de ces secteurs ont dû faire preuve d’adaptabilité afin de maintenir le lien avec ces dernières qui, pour la plupart, se sont trouvées dans des situations de précarité et d’isolement social exacerbées. Rencontre avec les agentes d’accueil et de guidance de Lire et Écrire Luxembourg.

Au cœur d’un confinement, l’accompagnement social des personnes analphabètes

Justine Duchesne Chargée d’analyses et d’études à Lire et Écrire Wallonie
Sébastien Van Neck Chargé de projets Éducation permanente à Lire et écrire Wallonie

Nous sommes donc allés à la rencontre de trois agents de guidance, au sein de la régionale de Lire et Écrire Luxembourg, afin de cerner 1. la façon dont s’est exercé l’accompagnement social et individuel des apprenants en cette période d’éloignement, 2. les adaptations dont chacun a dû faire preuve, ainsi que les changements divers qui se sont fait ressentir, notamment dans la relation qui s’est établie avec apprenants, mais aussi, 3. les constats qui se sont posés par la suite au regard de ce vécu1, 2.

En matière d’accompagnement social, le suivi individuel n’est pas nouveau…

Pour Laurence, Sibylle et Vinciane, le suivi individuel semble tellement ancré dans les pratiques qu’elles ont du mal à en retracer les origines. En quelques phrases, elles délimitent les grandes lignes de leur fonction, tout en la replaçant dans le contexte de réflexions menées au sein de la régionale depuis quelques années.

Si l’accompagnement s’exerçait de façon plus spontanée avant de se professionnaliser au fur et à mesure du temps, elles notent par ailleurs un renforcement de l’équipe au fil des ans, ainsi qu’une refonte de l’accueil, dont les dimensions d’écoute, de confiance, de bienveillance sont mises en avant par les apprenants eux-mêmes, comme des facteurs liés à leur engagement propre en formation.

Après l’entrée en formation, le suivi individuel se réalise tout au long de celle-ci, pour venir pallier les freins multiples entravant la présence et le maintien des apprenants dans un processus formatif : « des garderies qui poseraient problème par exemple… ».

La connaissance de la personne et le développement d’un lien de confiance, depuis son passage par les portes de Lire et Écrire permettent ainsi à l’équipe de mieux comprendre et orienter celle-ci tout au long de la formation, suscitant dès lors l’apparition d’une continuité, d’un fil conducteur individuel parallèle à la formation collective.

Si la fonction d’agent d’accueil, de guidance et d’orientation évolue et se conforme au rythme des mouvements de société, elle récolte en quelque sorte les pots cassés des crises économiques et sociales répétitives, ne faisant qu’accentuer les inégalités et les vulnérabilités d’individus ployant déjà sous de multiples obstacles.

La dernière en date : la crise sanitaire vécue a par conséquent eu un impact sur les modalités de fonctionnement d’un suivi individuel et social, qui s’est d’ailleurs avéré indispensable, afin d’atténuer un sentiment d’isolement et d’abandon éprouvé par une grande partie du public de Lire et Écrire, pendant la période de confinement.

La relation par le numérique, une médiation accélérée par la force des choses

Afin de maintenir le lien avec les apprenants pendant cette période, plusieurs outils à distance ont été utilisés par les agents d’accueil et de guidance. Formes nécessaires de voies alternatives à la médiation physique, certains ont d’ailleurs été adoptés de façon assez naturelle. C’est essentiellement le cas de WhatsApp, application que possède une grande majorité des apprenants mais aussi les agents d’accueil qui l’ont installée sur leur téléphone professionnel. Pour celles-ci, à la différence d’une décision prise en réunion d’équipe, cette utilisation leur est venue spontanément. Le suivi des apprenants s’est ainsi effectué de manière individuelle, lui aussi de façon spontanée : « on ne s’est jamais dit qu’on allait fonctionner en groupe », déclarent-elles d’un même écho.

C’est alors à travers les multiples fonctionnalités que recouvre l’outil qu’ont pu naitre la débrouille, l’affrontement de l’imprévu lié au confinement et le développement de trucs et astuces pour s’en sortir durant cette période. Ainsi, par une ergonomie facilitée en comparaison à l’adresse mail et l’envoi de SMS, l’emploi de WhatsApp présente de nombreux avantages pour des personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture :

  • Une dimension linguistique pour les personnes allophones par la traduction possible des consignes de sécurité transmises par les agents d’accompagnement ;
  • En cas d’absence de réponse, le « check » caractéristique des messageries instantanées leur donnait également l’information sur la réception effective du message, permettant de savoir s’il était arrivé à bon port ;
  • Le transfert de documents ou de photos d’identité depuis les agents d’accueil vers les apprenants s’est également avéré être une ressource indispensable pour faire face à certaines démarches administratives, notamment liées aux prestations sociales ;
  • Enfin, détail non négligeable, l’application est « gratuite », ce qui représente un sérieux avantage pour des personnes se situant économiquement sur le fil.

L’utilisation d’autres outils à distance a également vu le jour pendant cette période mais de façon bien moins conséquente, plus ponctuelle et plus située que WhatsApp.

Solution d’urgence quand la transmission d’informations est pressante mais également, à nouveau, d’alternative quand tous ne possèdent pas la fameuse application, Messenger a aussi été employé avec quelques apprenants.

De façon peut-être plus étonnante, le courrier postal a également eu sa petite part dans la distribution des outils mobilisés. La fracture numérique du 1er degré – relative à la connexion internet et à l’accès aux outils informatiques3 – persistant encore, Laurence confie être passée par cette voie-là pour entrer en contact avec une apprenante qui n’a pas de connexion sur son téléphone.

Le suivi pendant le confinement

« D’emblée nous nous sommes dit que nous ne pouvions pas laisser les gens quand on a vu que ça risquait de se prolonger», témoigne Sibylle. (…) Ça nous semblait important parce qu’on se rendait compte que les gens allaient être coupés de tout service ».

Les nombreuses années de pratique professionnelle dans un contexte social d’accueil et d’écoute ont dès lors constitué un embranchement efficace pour se redéployer autrement pendant le confinement : « ça s’est fait presqu’automatiquement », déclare Vinciane. Cet auto-matisme s’est décliné selon un entremêlement de trois types de relations.

L’exigence des démarches fonctionnelles

Coupés de tout contact physique avec les services « essentiels » durant le confinement, les apprenants ont trouvé dans les agents d’accueil une des dernières ressources sur lesquelles s’appuyer pour faire face aux nécessités administratives suscitées par les organismes publics ou privés. Le confinement ayant octroyé une place pivot aux trois travailleuses, elles en sont venues à fréquemment endosser un rôle de relai indispensable dans les démarches des personnes. Par nécessité, elles sont donc devenues l’intermédiaire entre celles-ci et les agents des diverses institutions, que ce soit pour faciliter les déclarations d’impôts, pour les communications avec le CPAS, le contact avec des fonctionnaires communaux, les inscriptions auprès du Forem, …

Cette prise de contact « fonctionnelle » entre les apprenants et Lire et Écrire dévoilait par la même occasion le réconfort émanant des trois travailleuses. « Ils étaient très contents qu’on prenne de leurs nouvelles, aussi. Simplement qu’on s’intéresse à eux, qu’on s’inquiète d’eux, qu’on les aide dans certaines démarches à certains moments parce qu’ils n’arrivaient pas à le faire parce que c’était à réaliser en ligne. Je pense que c’était rassurant pour eux de savoir qu’on était toujours là », nous explique Sibylle.

Le renforcement de la reconnaissance réciproque

Une dimension importante ressortie pendant ces temps reclus a été de maintenir le lien, pas que « fonctionnel », mais bien social et symbolique par toute la signification que représente le fait de garder le contact, de démontrer de l’attention pour ces personnes facilement mises au ban de la société. Garder ce lien s’est alors également traduit par une forme de reconnaissance de l’intérêt qui leur est porté. « Je pense qu’ils ont vraiment apprécié le fait qu’on les appelle régulièrement, en tout cas, et c’est vrai que c’est devenu une habitude. Et après, on avait des messages par sms quand ça durait trop longtemps, un petit Ça va ?” », constate Sibylle. De ce fait, de la même manière que certains bénéficient du temps d’accueil et de permanence pour entretenir la socialisation et profiter de l’attention, l’intérêt porté sur soi, le contact via le gsm et les applications ont permis pour plusieurs apprenants de réenclencher, par une autre voie, cette habitude prise en temps normal.

Laurence évoque par ailleurs que « ce n’est pas toujours un message parce qu’ils ont une question, c’est parfois un petit message pour prendre des nouvelles, garder le contact », de même pour Sibylle : « C’est dans les deux sens (…) Et je me suis dit que c’était bien parce que ce n’était pas avec un objectif de demande précise. C’est plutôt ‘‘tu l’as fait, alors je te rends la pareille et je te demande aussi’’ ». Nous pouvons alors supposer que, face à la fermeture des autres services et à l’amenuisement considérable des contacts sociaux de toutes sortes, c’est par un effet de vases communicants que la logique de réciprocité s’est accentuée avec les agents de guidance, alimentant davantage encore la relation avec elles.

Un public isolé, des professionnels séparés

Si les trois accompagnatrices s’attendaient à une situation plus « dramatique », elles notent néanmoins un isolement réel des apprenants en cette période : « il y a quand même beaucoup de notre public qui est isolé. Pour eux, ça a été une coupure totale avec le monde extérieur ».

De nature à mettre en évidence un enfermement social et relationnel, vécu de façons diverses selon les situations familiales et personnelles de chaque apprenant, cette période fut marquée par une interruption nette de services, suivis, et ressources élémentaires à la vie quotidienne, qui impacta fortement le public de Lire et Écrire : « faire les courses pour certains qui avaient peur, c’était limite (…) Dans des petits logements avec beaucoup d’enfants, ce n’était pas simple (…) ceux qui avaient un suivi psychologique ou psychiatrique, où tout s’est arrêté. Hop tu te retrouves isolé, confiné, avec une peur (…) Ceux qui étaient en Centre4, ils n’avaient pas leur abonnement de bus, on leur avait supprimé (…) ». Le tout, dans un contexte anxiogène aux limites temporelles incertaines. Les situations en collectivité, dans les centres d’accueil ou encore en Maison d’accueil pour femmes, se sont avérées particulièrement problématiques, marquant une exacerbation des mesures sanitaires dans des espaces où une multitude de personnes, de profils et d’expériences de vie devaient se côtoyer.

Heurtés émotionnellement, de nombreux apprenants ont ainsi montré le besoin de décharger un « trop-plein à gérer », ne sachant plus trop vers qui se tourner : « ils nous ont vues comme celles qui étaient encore disponibles, celles qui s’inquiétaient de leur sort, quand les CPAS étaient portes closes, quand il fallait fixer des rendez-vous tant bien que mal, et encore… ».

Au-delà d’un rôle de relai, les agents de guidance se sont dès lors retrouvées à constituer un support « affectif », particulièrement marqué par un sentiment de désarroi et d’abandon d’un public confronté à des urgences à résoudre, sans soutien, ni accompagnement des organismes adéquats : « (…) il y a plein de situations qui ont été compliquées sur lesquelles on met le doigt dessus maintenant ». Le soutien à distance s’est alors marqué d’une charge émotionnelle, qui par effet rebond, touchait également les agents de guidance, dont le soutien entre pairs fut indispensable pour se délester de sentiments trop vifs à la suite de certaines confidences personnelles. « À distance, c’est compliqué» nous dit Laurence, expliquant la situation d’une apprenante qui « a reçu les papiers du divorce» pendant le confinement : « tu reçois ça et quand tu les suis à distance, tu as quand même besoin d’en parler (…) habituellement on en parle ici [au bureau]. On échange entre nous sur les situations qu’on suit (…) humainement, c’est dur, parce qu’on ne voit pas la personne mais on entend quand même tout ce qui ne va pas ».

Les constats en matière d’accompagnement social et individuel 

Le vécu de cette expérience inédite n’est dès lors pas resté sans impact sur la fonction d’agent de guidance et sur l’accompagnement qui en découle.

La dynamique d’après confinement semble par conséquent marquée par deux grandes tendances.

D’un côté, l’aspect relationnel et l’atmosphère « bon enfant » qui régnait auparavant dans les locaux est touchée. Les mesures sanitaires et de sécurité s’interfèrent dans les rapports entre/et avec les apprenants, marquant une ambiance peu conviviale, au caractère réglementaire et strict, ne correspondant que peu aux valeurs promues pour un accueil attentif chez Lire et Écrire : « c’est un peu contraire à notre philosophie de travailler comme ça (…) respecter les distances, le masque, plus de café, on reste dans des conditions qui ne sont pas conviviales (…) ».

La disposition à l’empathie, l’écoute, la nécessité de prendre du temps avec l’apprenant pour établir une relation de confiance progressive… Tous ces constituants d’une prise en charge humaine et orientée vers la personne, loin de disparaitre, se sont néanmoins étiolés pour se fondre au rythme des mesures imposées5. L’urgence semble avoir pris le dessus sur le travail de fond pour ne plus révéler qu’une dimension techniciste et organisationnelle de la prise en charge des publics : « te dire si les projets ont changé ou évolué, franchement, j’en suis incapable. Pour l’instant, nous nous sommes juste préoccupées de qui vient et de qui ne vient pas, de rappeler les consignes, les horaires… c’était le casse-tête ! », nous explique Sibylle. Comme figées dans le temps, les perspectives des apprenants (notamment au travers des projets envisagés au cours de leur formation) se trouvent ainsi reléguées au second plan. Il en va de même pour une série de nouveaux candidats à la formation, placés sur liste d’attente, pour qui le sursis s’avère long et incertain.

D’un autre côté, la tendance vers une digitalisation des services dits « essentiels » à la population ne fait qu’accentuer le caractère imperméable, insensible et rigide, d’une ère du « tout numérique » risquant de laisser une partie de la population sur les quais « du train du progrès » : « pour les services qui étaient déjà en train de passer au numérique, ils vont y rester maintenant (…) déjà avant le confinement, au niveau du Forem, on recevait des mails nous disant qu’il fallait faire les inscriptions en ligne, mettre son CV en ligne, créer son profil… ». C’est ainsi que les demandes fusent et qu’un suivi « plus rapproché » parait nécessaire, afin de combler les difficultés rencontrées par un public risquant de passer outre certains avantages, mais également de se voir privé d’une série de droits au quotidien : « (…) par exemple, il y a Hello Belgium pour l’instant. Eh bien ça, c’est le genre de truc, ils passent à côté. Or, c’est quand même pas mal d’argent de gagné ! ».

Recommandations et points d’attention

Face à ce tourbillon numérique qui s’accélère au quotidien, Laurence, Sibylle et Vinciane soulignent la nécessité de travailler sur deux plans. D’une part, soutenir les apprenants dans les démarches à effectuer, les épauler, tout en leur donnant les clés pour ouvrir les portes d’un monde où les transactions « matérielles, physiques » risquent de s’estomper petit à petit.

D’autre part, il semble nécessaire de dénoncer, d’interpeller et de porter la voix de personnes pour qui le risque de se voir totalement recluses des nouvelles technologies de l’information et de la communication devient de plus en plus marquant.

Car, si le confinement a mis en lumière une série d’inégalités sociales préexistantes6, les inégalités d’accès à l’information et d’accès au numérique se sont bel et bien confirmées, pour s’enraciner au plus profond d’une exclusion déjà vécue par bon nombre d’apprenants à ce jour. La relégation d’une partie de la population dans les méandres du « tout numérique » attire d’ailleurs l’attention de nombreuses associations, dont Lire et Écrire.

Ainsi, si l’accompagnement social ne sort pas indemne de cette période de confinement et gardera sûrement quelques nouveaux outils pratiques dans leur utilisation fréquente, tel que WhatsApp, le discours des agents de guidance laisse néanmoins transparaitre l’importance de la qualité de la présence et de la dimension humaine, sensitive et délicate qui ne peut que difficilement se ressentir au travers des écrans.


  1. Cet article représente une version courte d’une analyse à disposition sur le site de Lire et Ecrire en Wallonie : www.lire-et-ecrire.be/wallonie
  2. Cet article a été rédigé initialement pour le numéro 94 de la revue L’Essor de l’Interfédé, paru en décembre 2020. Voir : www.interfede.be/publications/lessor
  3. Périne BROTCORNE & Gérard VALENDUC, Les compétences numériques et les inégalités
    dans les usages d’internet
    , in Les cahiers du numérique, 2009/1, pp. 45-68.
  4. Centre d’accueil pour demandeurs d’asile.
  5. Cet aspect est important à soulever car il semble toucher directement ce que les agents d’accueil (ou de guidance) décrivent comme le cœur de leur métier : « le social et l’humain avant tout, bien avant le côté technique ou administratif du travail ». Magali JOSEPH, 
    Le métier d’« agent d’accueil » à Lire et Écrire Bruxelles, Décembre 2016. www.lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/recherche_accueil-2016.pdf. p.14
  6. Lire et Ecrire Vers une meilleure prise en compte de la situation des personnes en difficulté avec l’écrit novembre 2020. lire-et-ecrire.be/Covid-19-Vers-une-meilleure-prise-en-compte-de-la-situation-des-personnes-en