Un des détours que nous avons trouvés pour parler de l’illettrisme dans nos campagnes grand public, c’est celui de la fiction. Rosa, le personnage central de plusieurs d’entre elles, incarne une jeune femme en difficulté de lecture et d’écriture aux prises avec une société qui ne prend pas en compte ses besoins et ses droits. Rosa est un nom fictif, son visage est emprunté à une jeune femme lettrée et ses aventures sont racontées par le comédien Eric De Staercke. Le tout est scénarisé et mis en boite par le studio d’animation Graphoui. Trois de nos campagnes (2015, 2016, 2020) se sont construites sous cette forme, elles ont comme point commun cette volonté de s’inspirer du vécu des personnes qui fréquentent nos lieux de formation et de parler de leur histoire à travers les traits de Rosa. Une Rosa illettrée oui, mais aussi pleine de ressources et qui tente vaille que vaille d’affronter son destin. Bref, une Rosa qui casse les codes et déconstruit les stéréotypes qui collent à la peau des personnes analphabètes.
Trop souvent, en effet, dans les relations que nous entretenons avec la presse ou certains publics cibles lors d’action de sensibilisation (dans les écoles, institutions, dans la rue), nous constatons que la méconnaissance des causes et conséquences de l’illettrisme conduit fréquemment la grande majorité des gens à l’assimiler à une série de « handicaps ». Si les gens sortent de l’école sans avoir appris, surtout en Belgique, c’est qu’il y a un souci ! Sans vraiment oser le verbaliser, ils utiliseront des mots plus politiquement corrects comme difficultés d’apprentissage, problèmes de socialisation, déficit d’attention, dyslexie, etc. Ils pourront aussi élargir le cercle des responsabilités en y pointant la famille, elle aussi identifiée comme déficitaire : en soin parental, intérêt, soutien scolaire…
Un scénario qui parle au plus grand nombre
Le défi de nos campagnes de sensibilisation est bien là : dénoncer la persistance de l’illettrisme sans renforcer les images misérabilistes ou stigmatisantes que l’on attribue trop souvent aux personnes en difficulté de lecture et d’écriture. Nous, qui travaillons au quotidien avec elles, le savons bien : être illettré n’est pas « un handicap », être illettré n’est pas le résultat « d’une fainéantise à l’école », être illettré n’a rien à voir avec « le désintérêt des parents pour l’avenir de leur enfant ». La responsabilité n’est pas individuelle, les causes sont ailleurs, une société de plus en plus clivée, un système scolaire discriminant, des exclusions culturelles, politiques, économiques qui frappent les plus fragilisés… Mais entrer dans la complexité d’une telle argumentation face à des médias ou des personnes rencontrés souvent brièvement lors d’une action de sensibilisation et dont les préjugés bien ancrés demandent de fourbir ses armes.
Pour faire passer un message qui dénonce une réalité sociale collective, nous privilégions donc l’écriture d’un scénario qui, bien qu’inspiré « d’histoires vraies et individuelles », va se baser sur les éléments les plus représentatifs des situations vécues par les apprenants (qui ont été récoltées auprès d’eux dans nos différentes régionales) et en extraire un matériau adapté à un film d’animation. Pour raconter une histoire qui va susciter le questionnement, la réflexion, l’adhésion, il faut gommer les longueurs, écarter les éléments qui entravent la compréhension du plus grand nombre, aller chercher le détail qui va faire mouche. Et puis tout l’art du réalisateur sera de forcer le trait sur certains évènements pour rendre la machine plus efficace. C’est cette mise en scène qui va donner toute la force évocatrice aux deux premiers films de Rosa : « Plongée en Absurdie » et « Rosa la vie en rose »1
En 2015, dans « Plongée en Absurdie » – dont le propos était de dénoncer le cynisme des politiques d’activation –, ce qui saute aux yeux et interpelle, c’est l’incohérence et l’inhumanité du parcours administratif imposé aux personnes analphabètes en recherche de formation ou d’emploi. Visuellement parlant, cette notion est traduite par les va-et-vient incessants de Rosa à travers l’écran. On a presque le tournis en la regardant ne cesser d’être envoyée d’un service à l’autre comme une vulgaire balle de pingpong.
En 2016, dans « Rosa, la vie en rose », on est au contraire baigné dans une atmosphère idyllique et enchanteresse. Et on s’y plonge avec bonheur car elle recèle la promesse d’un accueil qui serait respectueux des personnes et constituerait une véritable alternative aux parcours d’activation qui leur sont imposés.
Dans les spots « Les oubliés du numérique » de 2020, nous avons aussi voulu montrer de façon poétique et décalée à quel point la société digitale pouvait avoir un côté inaccessible pour Rosa en dessinant de façon futuriste les automates des sociétés de transport. Idem dans cette scène burlesque où son ordinateur finit par lui exploser « gentiment » à la tête, et qui ne fait rien d’autre que de dénoncer « autrement » ce que l’on appelle aujourd’hui la fracture numérique.
Trouver le juste équilibre entre fiction et réalité
Ces mises à distance narratives doivent donc nous permettre de rendre plausibles les situations vécues par un grand nombre d’apprenants tout en protégeant l’histoire intime et particulière des uns et des autres. Mais cette crédibilité du personnage de Rosa doit aussi être reconnue par les personnes qu’elle est censée représenter, ce qui est certainement le cas pour nos deux premiers films sur lesquels nous avons déjà pas mal de recul. Associés à la construction de ces campagnes (récolte des témoignages, animations lors de la diffusion des films, participation aux actions de sensibilisation du 8 septembre, etc.), les apprenants se sont très vite reconnus dans le personnage de Rosa. Comme nous l’avions déjà écrit à l’époque2 : « En lui donnant vie, puis en lui autorisant le droit de dénoncer des situations discriminantes, les apprenants se sont sentis entendus et en phase avec ce personnage. » Ensuite, dans la poursuite du projet du film « Rosa la vie en Rose » qui proposait une alternative aux parcours d’activation qui leur sont imposés, ce sont les apprenants eux-mêmes qui ont voulu adresser leurs demandes au ministre en charge de ces questions et qui se sont mobilisés pour rendre cette rencontre effective, les bras chargés de fleurs3.
Quant à la justesse de ton de notre troisième campagne, difficile de nous prononcer à ce stade puisque nous n’avons pas encore évalué avec les équipes les retours des apprenants sur ces dernières productions. De plus, cette fois, la campagne a été pensée pour les réseaux sociaux et sans les apprenants, qui ont été tenus à l’écart des centres de formation du fait de la situation sanitaire. En la construisant à destination de ces nouveaux médias et dans ce contexte particulier, nous avons fait au mieux. Mais, sans doute, cet exercice a-t-il mis en exergue de manière plus évidente encore cette nécessité de trouver le bon équilibre entre fiction et réalité pour communiquer dans cet environnement exigeant et peu propice à la réflexion. A ce moment, nous repensions notre campagne un peu en urgence, en l’adaptant à ce que les apprenants étaient en train de vivre suite à la crise du Covid. Dans cette campagne, il s’agissait de montrer en quoi les personnes en difficulté de lecture et d’écriture se retrouvaient piégées face à la dématérialisation brutale et généralisée d’un grand nombre d’activités ou de services. Tous les guichets ayant été fermés pour cause d’épidémie, elles étaient obligées d’utiliser ces nouvelles technologies qui passent essentiellement par l’écrit et se voyaient mises à l’écart de cette société qui avait pensé ce virage sans prendre en compte les besoins d’une partie de sa population. Nous y découvrions comment, à la différence de la majorité des Belges qui savent lire et écrire, disposent d’un ordinateur personnel et d’une bonne connexion internet, les personnes illettrées, comme d’autres catégories de personnes, ont traversé les périodes de confinement et de déconfinement en vivant souvent ce quotidien dans un isolement et une précarité accrus.
En travaillant avec mes collègues sur le montage de quatre spots mettant Rosa en scène dans différentes situations – renouveler son abonnement de bus, prendre un rendez-vous médical, aller à la commune, trouver un emploi –, j’ai vu à quel point nous veillions à « censurer » tout détail qui pourrait donner de Rosa l’image d’une personne atteinte d’une quelconque déficience.
Lors de l’élaboration de cette campagne, tous les tournages étant interdits, nous avions choisi une nouvelle technique d’animation – celle du papier découpé animé par ordinateur – qui pouvait donner parfois à Rosa l’allure d’une marionnette. Face aux premières images reçues, nos réactions semblaient ne viser que des éléments de Rosa dont, comme une marionnette, la démarche était saccadée, son buste trop penché ou ses bras un peu figés.
Mais je me suis rendue compte assez vite que nous ne faisions rien d’autre que de projeter notre vision elle aussi très stéréotypée de ce qu’était une personne porteuse de handicap et à laquelle Rosa ne devait en aucun cas être assimilée. Une troisième situation allait me conforter dans cette hypothèse et définitivement me faire écarter l’idée que c’était le type d’animation qui était à l’origine de nos remarques. Cette scène montrait Rosa essayant d’écrire (sans y réussir) un mail à la commune pour obtenir un formulaire disponible en ligne. On la voyait taper le mot « bonjour » avec des fautes, puis s’y reprendre plusieurs fois pour rédiger la suite du mail mais sans succès. Visuellement parlant, Graphoui avait choisi de faire apparaitre très vite des morceaux de phrases incompréhensibles. Et là, la crainte du groupe était qu’en tapant ce qui semblait être « n’importe quoi », Rosa passe pour… une idiote.
Ces trois exemples ont pour moi été révélateurs de l’équilibre difficile que nous cherchions à atteindre entre réalité et fiction. Notre souci étant de mettre en avant toutes les capacités de Rosa mais sans pour autant lui construire une image tellement léchée que nous finirions par gommer tout ce qui pourrait faire penser qu’elle n’était pas à niveau dans le domaine de l’écrit…Car le but de notre campagne était justement de mettre en exergue ces difficultés d’écriture et de lecture pour dénoncer les exclusions qu’elles généraient et formuler une série de revendications au monde politique. N’étions-nous pas nous-mêmes prisonniers d’une certaine image du handicap très stéréotypée véhiculée dans les médias ?
Finalement, nous avons retravaillé la scène de manière à rendre plus évident le fait que cet usage intempestif du clavier par Rosa traduisait simplement ses difficultés d’écriture. Et que Rosa était comme tout le monde, avec juste la différence qu’elle ne savait pas très bien écrire. En 2017, lors d’une campagne antérieure, nous avions été nous-mêmes favorablement impressionnés par le fait que des personnes, interviewées lors d’un micro-trottoir sur la question de « pourquoi, à votre avis, des gens aujourd’hui en Belgique ne savent pas lire et écrire ? », avaient répondu à la question avec réflexion et intelligence. La plupart nous disaient, comme une évidence, qu’elles comprenaient les raisons pour lesquelles l’alpha prenait du temps, en décrivant les personnes analphabètes avec beaucoup de dignité. Nous en avions été les premiers étonnés et, aujourd’hui, nous étions nous-mêmes tombés dans le piège.
Et pourquoi pas les témoignages directs ?
Au premier abord, ce choix de ne pas donner, dans nos supports de campagne, la parole directement aux apprenants est sans doute questionnant car contraire à nos valeurs qui visent à ce que les personnes gagnent en autonomie et puissent prendre une part plus active dans la société en y jouant un rôle de citoyen. Mais ce choix est « assumé ». Lors d’une campagne grand public, affronter les médias sans maitriser l’argumentaire nécessaire et être entrainé pour le déployer dans l’espace-temps très réduit et stressant qui est offert est une vraie gageure. Dénoncer des situations d’injustices collectives, quand on a été soi-même victime de ce rouleau compresseur, et ce, sans y être préparés, ce n’est pas gagné d’avance. Cette réalité varie bien sûr en fonction des personnes, de leur maitrise du français, de leur engagement préalable dans des actions citoyennes et de leur connaissance du fonctionnement médiatique, mais, le plus souvent, l’exercice se montre très ardu. Nous l’avons tenté à plusieurs reprises dans le passé, mais y avons renoncé, en tout cas pour l’instant au niveau du mouvement Lire et Écrire.
Comme je l’ai dit plus haut, l’utilisation de la fiction permet une mise à distance parfois bienvenue face aux questions intrusives de certains journalistes. En 2011, l’exercice avait en tout cas montré ses limites lors du point presse qui avait été organisé dans nos locaux suite au lancement de notre campagne annuelle4. Alors que notre message cherchait à mettre en avant les compétences des personnes illettrées à travers le slogan « Nous avons autant de talents que vous », les personnes qui avaient accepté de témoigner et dont les portraits et les visages étaient au centre de cette campagne avaient été sollicitées pour soit être filmées chez elles (à l’intérieur de leur maison), soit relever le défi de lire à voix haute devant le micro tendu un texte qui attesterait de leurs progrès… Une tentation souvent observée dans la presse (une certaine presse seulement) de préférer raconter de façon anecdotique et zolienne (de Zola) le parcours de vie d’une personne illettrée plutôt que de mettre le doigt sur les causes sociales et politiques qui sont à l’origine de la persistance de l’illettrisme et que nous dénonçons dans chacune de nos campagnes. Dans une série d’actions menées en régionales, aujourd’hui, les apprenants qui font partie de groupes qui mènent une réflexion sur les causes de leur illettrisme et qui construisent des actions de mobilisation dans l’espace public prennent désormais la parole dans les médias. Ayant pris conscience des rouages qui sont à l’origine des injustices qu’ils ont vécues, ils peuvent tenir un discours nettement plus politique et parler non seulement en leur propre nom mais aussi au nom de ceux qui partagent la même réalité qu’eux. Et c’est une avancée importante.
Et demain ?
Quoiqu’il en soit, et sans prédire des nouvelles orientations que prendront nos futures campagnes, nous restons conscients de l’importance de continuer à mener ce type d’actions de sensibilisation. Bien sûr, nos campagnes n’ont pas à elles seules le pouvoir de déconstruire les stéréotypes profondément ancrés au sein de la population ou des médias, mais elles sont souvent à l’origine d’une série de réactions, de demandes d’intervention, d’interpellations qui font bouger les lignes. Suite à notre campagne « Les oubliés du numérique » diffusée notamment via un sponsoring Facebook, le sujet a touché un nouveau public, plus jeune, plus diversifié qui pour la première fois a entendu parler de cette réalité et a réagi à la problématique. Plusieurs parlementaires ont également interpellé la ministre de la Culture en lui demandant d’organiser une prochaine conférence interministérielle sur la question de l’alphabétisation comme prévu dans les accords de coopération de 20055. Nous avons également été contactés par des organismes comme la banque BNP Paribas pour participer à une table ronde rassemblant différents représentants du secteur privé qui veulent mieux identifier les difficultés des personnes analphabètes et financer des actions prioritaires visant à l’inclusion numérique de tous. La Fondation Roi Baudouin – qui a été mandatée par le ministère de la Justice pour rédiger un cahier des charges en vue de la dématérialisation de ses services – nous a aussi sollicité pour faire partie de focus group qui visent à faire entendre la voix des citoyens les plus fragilisés et permettre une meilleure prise en compte de ces publics dans la mise en place de services numérisés. La STIB a aussi réagi au spot de Rosa qui faisait état de l’inaccessibilité de certains de ses services en ligne pour les personnes analphabètes en contactant notre régionale bruxelloise et en se montrant désireuse de mettre en place une collaboration permettant d’éviter ce type d’écueils. Et c’est ce que nous visons. Permettre aux citoyens comme aux pouvoirs publics ou aux responsables de grandes entreprises privées ou publiques, de se poser des questions, de bonnes questions et de mettre en œuvre des actions pour une meilleure prise en compte des publics fragilisés de notre société. Si c’est ce à quoi nous aboutissons, c’est que nous n’avons pas si mal travaillé.
- Voir : lire-et-ecrire.be/Rosa-La-vie-en-rose et lire-et-ecrire.be/Rosa-Plongee-en-Absurdie
- Cécilia LOCMANT et Bénédicte MENGEOT, Campagnes de sensibilisation, pourquoi Rosa ne parle pas en « je » mais résonne en « nous », in Journal de l’alpha, n°210, 3ème trimestre 2018, p.44. lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/ja210_p044_locmant_mengeot.pdf
- Voir : lire-et-ecrire.be/Et-si-on-lui-disait-avec-des-fleurs
- Voir : lire-et-ecrire.be/temoignages
- Depuis 2005, un Accord de coopération entre la Fédération Wallonie-Bruxelles, la Wallonie et la Commission communautaire française de la Région de Bruxelles-Capitale a installé une Conférence interministérielle et créé un Comité de pilotage permanent sur l’alphabétisation des adultes. La conférence devait se réunir chaque année. La dernière date de 2008…
Voir : FEDERATION WALLONIE-BRUXELLES, Etat des lieux de l’alphabétisation en Communauté française Wallonie-Bruxelles, pp. 128-129. www.iweps.be/publication/etat-lieux-de-lalphabetisation-communaute-francaise-wallonie-bruxelles-2014-2015-2016