Travaillant comme agente de guidance à Lire et Écrire Centre Mons Borinage, j’ai eu l’opportunité de suivre une formation en politiques économiques et sociales organisée par le Centre d’Éducation Populaire André Génot et l’Université Libre de Bruxelles. J’ai décidé de centrer mon travail de fin de formation sur les questions de la pauvreté et des inégalités. Deux faits déclencheurs ont guidé ce choix. Ils sont liés à mon engagement citoyen et professionnel.
Tout d’abord, à la mi-février 2022, mes collègues et moi-même avons été interpellées et choquées par une circulaire distribuée par les Gardiens de la Paix1 en personne, annonçant notamment une série de mesures répressives prise par le bourgmestre à l’encontre des personnes sans abri. L’objectif visé semblait être un déplacement de ces hommes et de ces femmes hors du centre-ville.
Ensuite, début mars, un appel provenant d’une travailleuse du « Ce.R.A.I.C. »2 m’est adressé concernant une demande de formation en alphabétisation pour une dame d’origine étrangère âgée d’une quarantaine d’années. Cette dernière est arrivée à La Louvière après avoir été domiciliée puis expulsée d’un logement insalubre à Charleroi. Cela fait 3 ans que cette femme vit dans la rue, elle s’abrite la nuit à la gare de La Louvière Centre. Consternée et concernée par la situation, un rendez-vous est pris pour que cette dame puisse participer à une séance d’accueil à Lire et Écrire Centre Mons Borinage afin d’intégrer un groupe et d’y trouver une place, un premier refuge.
Pour ma part, j’ai toujours été interpellée par la question de la pauvreté et de l’exclusion des personnes qui la subissent, dans le cas qui nous occupe, celle des femmes et des hommes à la rue, privés de logement et qui ont pour quotidien « des conditions de vie qui ne leur permettent pas d’exister dignement selon les droits légitimes et vitaux de la personne humaine »3.
Le phénomène du « sans-abrisme » est de plus en plus tangible dans nos villes. En effet, le rapport global 20214 « Dénombrement du sans-abrisme et de l’absence de chez soi » édité par la Fondation Roi Baudouin attire l’attention sur les statistiques qui démontrent que le « sans-abrisme » et « l’absence de chez soi » sont en augmentation dans à peu près tous les pays d’Europe. Et en Belgique, près d’un adulte sans-abri ou sans chez-soi dénombré sur cinq est un jeune adulte entre 18 et 25 ans5. Ce rapport indique encore que le «sans-abrisme» n’est pas propre aux grandes villes mais qu’il impacte aussi les plus petites villes. De plus, il touche fortement les personnes à faible niveau de qualification dont fait partie le public analphabète.
Comment rester insensible à la souffrance vécue par ces hommes et ces femmes de plus en plus nombreux, privés des besoins les plus élémentaires : un lieu pour se reposer, se laver, user de commodités, se restaurer, etc. Pourquoi notre société accepte-t-elle de telles disparités, de telles inégalités, une telle injustice vis-à-vis de certains de ses concitoyens ?
Regard macro sur les inégalités
Des organisations internationales, des économistes font le constat d’une croissance des inégalités dans la plupart des pays du monde, pays riches comme pays pauvres, lors de ces dernières décennies. Ces inégalités se sont encore accentuées suite à la pandémie de covid-19 : « Depuis le début de la pandémie, la fortune des dix hommes les plus riches au monde a doublé, tandis que plus de 160 millions de personnes auraient basculé dans la pauvreté […] Les inégalités contribueraient à la mort d’au moins 21 300 personnes par jour, soit une personne toutes les 4 secondes »6.
En Europe, même constat. Les plus riches ont vu leur patrimoine augmenter tandis que les ménages à bas revenus ont vu leurs revenus décroitre7. L’augmentation de ces inégalités résulte de choix politiques : « Il n’y a pas de fatalité dans la hausse extrême des inégalités observées dans certains pays, mais essentiellement des choix de politiques fiscales, éducatives, en matière de santé, de protection sociale ou de réglementation dans le marché du travail »8. Alain Bihr9 nous rappelle que notre société est constituée d’individus qui interagissent selon des rapports sociaux, de ceux-ci découle une division de la société en classes sociales. Celles-ci sont déterminées en fonction des biens matériels (capitaux, patrimoine familial, salaires etc.), du statut et du rôle des individus. A la suite de quoi s’installe une hiérarchie entre ces différents groupes, des rapports de domination et d’exploitation. L’ordre social se divisant en dominants et dominés, en possédants et «exploités». Dès lors, le principe de lutte des classes, qui est sous-jacent, devient permanent et se traduit par des conflits latents ou ouverts. La question de la répartition des richesses et des inégalités est donc un combat à livrer au quotidien dans une société où le capitalisme domine.
Un travail en réseau, des pratiques d’éducation populaire
Travaillant et militant dans le milieu associatif de la région du Centre depuis de nombreuses années, j’ai eu l’opportunité de tisser un réseau de partenaires avec lesquels je suis en contact de façon régulière. Dès qu’une situation critique apparait, je peux l’activer pour m’informer, orienter ou encore mettre en place des synergies, des actions concrètes. Ce fut le cas pour les deux faits décrits plus haut.
Concernant le premier incident, relatif à la circulaire communale vis-à-vis de la politique louviéroise de prise en compte des personnes sans-abri, en concertation avec un militant de l’Association de Défense des Allocataires Sociaux, nous avons suivi avec attention les interventions des partis d’opposition lors de la séance publique du conseil communal du 28 février 2022. Ensuite, des contacts ont été pris avec des travailleurs des services sociaux en charge des personnes sans abri. Enfin, des échanges ont eu lieu pour sensibiliser les Louviérois et Louviéroises de notre entourage. L’idée de départ était d’utiliser l’outil d’interpellation citoyenne au niveau du conseil communal de La Louvière, cependant cette action n’a pas abouti.
Au sujet de la dame que je nommerai «Lilas», à la rue depuis trois ans, notre volonté était bien sûr de ne pas en rester à son intégration dans un groupe de l’ASBL Lire et Écrire. Il m’a semblé indispensable d’axer mon énergie pour tenter de lui trouver une solution de relogement. D’autant plus qu’il lui manquait «juste» une adresse de référence pour débloquer sa situation, lui permettre d’être réinscrite au registre de la population de la Ville de La Louvière, à partir de là, ouvrir son droit au revenu d’intégration sociale, le RIS, sésame nécessaire pour obtenir un logement social. Ce ne fut pas sans mal et sans avoir activé de nombreux contacts professionnels et militants sans lesquels j’aurais été totalement impuissante pour résoudre cette situation problématique.
J’ai ainsi pris contact avec le service « Capteur de Logement »10 du Relais Social du CPAS de la Ville de La Louvière et l’Agence Immobilière Sociale « Logicentre » afin de discuter de la situation de Lilas. J’ai pu passer le relais à ces professionnels qui, au travers du programme « Housing First », ont permis à Lilas de bénéficier d’un encadrement adéquat après ces années passées à la rue et de retrouver un logement. Ce programme, expérimenté en Belgique depuis quelques années, propose un accès au logement depuis la rue aux personnes sans-abri les plus fragiles11. Le locataire paie son loyer, respecte les conditions de son contrat de bail, comme tout locataire. Une équipe d’accompagnement vise le maintien dans le logement et l’autonomisation de la personne dans tous les domaines de sa vie.
Cette même année, j’ai rencontré de façon fortuite un représentant de l’association « Infirmiers de rue »12. Leur équipe propose des soins aux personnes sans-abri et les accompagnent afin qu’ils puissent se reloger. Ils s’impliquent dans les réseaux associatifs et la création de logement ; des leviers indispensables pour assurer une réinsertion durable.
Je reste donc convaincue, après 30 ans d’expérience au sein du réseau associatif, que notre force se révèle dans notre façon de travailler en collaboration, d’accepter qu’ensemble nous sommes plus forts pour résoudre des situations problématiques et surtout de se faire confiance en reconnaissant nos complémentarités. Au niveau de ma pratique professionnelle, l’équipe de Lire et Écrire Centre Mons Borinage reste la première ressource dans laquelle je peux «puiser» pour réfléchir, discuter, demander conseil et obtenir de l’aide. Depuis toujours, la tradition de l’ASBL a été de collaborer avec les partenaires associatifs tant dans le domaine social, juridique, culturel que celui de la formation socioprofessionnelle. Une première rencontre avec l’Agence Immobilière « Logicentre » pourrait déboucher sur un partenariat qui faciliterait les démarches administratives et assurerait un suivi pour les apprenants en formation en alphabétisation qui souhaitent louer une habitation.
Le travail collectif est primordial. Il importe de s’associer avec des personnes professionnelles mais aussi avec des personnes militantes qui osent sortir du cadre de leur travail pour trouver des solutions. Clairement, si je reviens à la situation de Lilas, cela aurait été compliqué au niveau de mon poste d’agent de guidance si je n’avais pas bénéficié de l’expérience de terrain d’un militant, assistant social à la retraite, cheville ouvrière de l’ADAS13 et de la Marche des Migrants, pour me servir d’intermédiaire et intervenir auprès d’une assistante sociale du CPAS de La Louvière. Cette dernière, interpellée par la situation de Lilas a pris sur elle de dépasser les limites de son travail et a provoqué une réunion avec des représentants de l’administration communale louviéroise, ce qui a permis de résoudre en partie la situation car Lilas a pu obtenir un titre de séjour et introduire une demande pour bénéficier du revenu d’intégration sociale. Dans la foulée, elle a pu bénéficier d’un accompagnement spécifique du service du Relais Social du CPAS de La Louvière afin de pouvoir être relogée.
De l’urgence de combattre la pauvreté et les inégalités
Si le détour que nous avons opéré au niveau macro nous apporte des éléments d’analyse et de compréhension d’un système qui instaure les inégalités de classes, l’économiste Thomas Pikkety nous rappelle que « le combat pour l’égalité peut encore être gagné »14. « L’histoire nous montre que grâce aux mobilisations collectives, nous avons progressé vers l’égalité » et il nous encourage à « poursuivre le combat en nous inspirant du passé ». Selon cet auteur, « La réduction des inégalités obtenue entre la première guerre mondiale et les années 1980 repose sur deux piliers fondamentaux. D’une part, sur la progression rapide de l’État social, c’est-à-dire la socialisation d’une part croissante du revenu national pour financer la santé, l’éducation, les retraites, les infrastructures publiques. Et d’autre part, sur la progressivité de l’impôt ». Cette évolution de long terme est dans une large mesure la conséquence de luttes sociales et de la mobilisation croissante du mouvement ouvrier et syndical depuis la fin du XIXème siècle. Il lance ainsi un appel « à continuer collectivement l’action pour bâtir une société juste et participative ». Il prône également un large mouvement vers l’égalité telle que la transformation des institutions politiques pour l’orientation vers un système politique démocratique et participatif à différents échelons de la société : entreprises, niveaux de pouvoir, médias…
Sur le plan local, les militants et militantes du secteur de l’associatif s’allient et se battent au quotidien pour assurer les droits élémentaires des personnes les plus précarisées : allocataires sociaux, personnes sans-papiers, etc. Ce combat s’appuie sur des pratiques de terrain pour ensuite venir construire des revendications politiques avec les personnes concernées, que cela soit au niveau professionnel et/ou militant avec des apprenants et apprenantes de centres de formation en alphabétisation ou avec des personnes sans-papiers et militantes de collectifs de défense de migrants et/ou d’allocataires sociaux. Ces revendications ont pour objectif de faire entendre la voix des citoyens et citoyennes « invisibles » et d’influencer les décisions des autorités communales, régionales ou fédérales. Un travail long et fastidieux qui parfois s’appuie sur des pratiques d’éducation populaire, c’est-à-dire qui encourage les personnes à s’engager pour une cause collective, leur redonne du pouvoir d’agir sur leur vie, renforce leur confiance en eux, en un collectif d’hommes et de femmes. A leur mesure, ils visent un changement de société pour que chacun et chacune ait une place et une vie digne.
- Vêtus de leurs uniformes mauves, elles et ils sont les traits d’union entre l’administration communale de La Louvière et les citoyens, informant ces derniers aux abords des écoles, dans les bus TEC et dans les espaces publics : marchés, etc.
- Centre Régional d’Intégration de la région du Centre et du Nord-WAPI, ayant pour mission générale de favoriser l’intégration des personnes étrangères tout comme les 7 autres CRI de Wallonie.
- Extrait de la définition du terme « pauvreté » du site www.Toupie.org
- Evelien DEMAERSCHALK, Nicolas DE MOOR, Noémie EMMANUEL, Koen HERMANS, Nana MERTENS, Ella VERMEIR, Martin WAGENER, Dénombrement du sans-abrisme et de l’absence de chez soi, Rapport global, Fondation ROI BAUDOUIN, 2021, 62 p., https://kbs-frb.be/fr/denombrement-sans-abrisme-et-absence-de-chez-soi.
- Le sans-abrisme et l’absence de chez soi des jeunes adultes, Fondation Roi Baudouin, 2021, https://kbs-frb.be/fr/zoom-focus-sur-les-jeunes-adultes-18-25-ans-sans-abri-et-sans-chez-soi.
- Max LAWSON et Dirk JACOBS, in Les inégalités tuent. Face aux inégalités records engendrés par la COVID-19, l’urgence de mesures sans précédent, OXFAM, 2022, p.8, https://www.oxfam.org/fr/publications/les-inegalites-tuent.
- Lucas CHANCEL, Richesse, in La société qui vient, Editions Seuil, 2022, p.649.
- Ibidem, p. 641.
- Alain BIHR, Considérations liminaires sur les rapports sociaux et leur articulation, in La raison présente, n°178, 2011, pp. 23-34, https://www.persee.fr/doc/raipr_0033-9075_2011_num_178_1_4301.
- Le capteur de logement recherche activement des biens immobiliers privés à destination des personnes en difficultés en matière d’accès au logement et propose aux propriétaires des garanties d’accompagnement et, potentiellement, de loyer…
- C’est-à-dire des personnes sans-abri de longue durée présentant des problématiques de santé physique et/ou de santé mentale et/ou d’assuétudes. Le modèle Housing first est expérimenté dans de nombreux pays de l’Union Européenne et met en avant le logement comme droit fondamental. Dans les programmes d’aide classique aux personnes sans-abri, le trajet vers un logement individuel nécessite souvent le passage par des étapes comme des abris de nuit, des hébergements d’urgence, des maisons d’accueil ou encore du logement temporaire assorti d’un accompagnement avant de trouver un logement individuel pérenne. Pour plus d’informations, voir : http://www.housingfirstbelgium.be/fr/.
- Voir : https://www.infirmiersderue.be/fr
- Association de défense des allocataires sociaux. Voir : https://www.adasasbl.be/
- Thomas PIKETTY, Le combat pour l’égalité peut encore être gagné, in Alternatives Economiques, hors-série n°24, 2022, p.38-41.