Édito

Sylvie Pinchart, directrice
Lire et Écrire Communauté française

L’alphabétisation populaire est une pratique pédagogique qui met en dialogue constant et nécessaire action et réflexion.

À Lire et Écrire, nous formalisons cette orientation dans un outil que nous avons nommé « la roue carrée »1. Elle donne à voir, met à plat, déplie les multiples dimensions de l’apprentissage des langages fondamentaux et savoirs de base, et inscrit cet apprentissage dans un projet plus global d’émancipation individuelle et collective. C’est une invitation à questionner, interroger et réfléchir tant ce qu’on apprend (les contenus, les objets) que le comment (les méthodes, les processus cognitifs,…), le pourquoi (ce qui nous motive) et le pour quoi (le résultat, les effets,…).

Dans le Journal de l’alpha, nous publions régulièrement des ressources sur les pédagogies et les pratiques émancipatrices. Nous nous centrons principalement sur comment mettre en place les conditions de ces apprentissages et démarches. Avec ce numéro, nous nous décalons légèrement et mettons la focale sur les travailleur·euse·s et les équipes. Les dynamiques réflexives sur nos pratiques, tant individuelles que collectives, font partie de l’ADN de nos réalités associatives. Comment les définissons-nous ? Quelle place occupent-elles ? Comment se vivent-elles au quotidien ?

Plusieurs contributions témoignent du questionnement réflexif comme partie intégrante des pratiques professionnelles. Celle d’Élodie Cailliau à partir du travail collectif de conception d’une version numérique de la « roue carrée », ou encore celles de Sophie Lejeune ou de Karyne Wattiaux qui partagent comment se construit, se déconstruit et se reconstruit leur pratique quotidienne de formatrice.

Plusieurs outils théoriques et/ou ressources méthodologiques sont mobilisés : du côté des définitions – celles de Philippe Perrenoud et de Paulo Freire, dans la contribution d’Anna Cattan et de Delphine Leroy qui sont allées interroger les salariées d’un centre de formation implanté dans un quartier populaire de Paris. Tandis qu’Eric Mercier rend compte d’une recherche-action menée à partir d’interviews d’apprenant·e·s et d’accompagnant·e·s sur la question de l’accès à l’apprentissage du français au sein de différentes associations et centres sociaux ou culturels.

Catherine Duray présente différents espaces d’analyse des pratiques mis en place par le Réseau des Créfad avec ses partenaires, travail réflexif qui s’appuie sur la méthodologie de l’entrainement mental2 « pour penser et agir dans la complexité ».

Chaque contribution à ce numéro du Journal de l’alpha apporte son éclairage spécifique, certes singulier, mais qui relève aussi, me semble-t-il, d’une filiation commune. Ces moments où l’action est mise « en pause », ces temps dédiés à l’analyse de ce qui se passe ou de ce qui coince, sont tout sauf du temps perdu… ils sont éminemment productifs ! Ils produisent de la connaissance, des savoirs ancrés dans des réalités sociales telles qu’elles se construisent et se vivent par les acteur·rice·s sur leurs terrains respectifs ; des savoirs « faire autrement », des outils, des méthodes, des ressources, des stratégies d’action, des politiques d’organisation ou des politiques publiques nouvelles ; de la cohésion qui dessine les contours d’une équipe, d’une organisation, d’une profession,… ; de la solidarité concrète dans le partage de l’enjeu commun de construire quelque chose de « mieux » par, pour et avec les personnes concernées.

Dans cette période de montée des populismes, dire, redire, expliciter l’action collective associative dans ce qu’elle relie les personnes et construit de l’intérêt général à partir des plus « exclu·e·s » est à l’évidence plus que pertinent.

Pour avoir du sens, cette conviction doit pouvoir s’inscrire dans une réalité de pratiques… c’est bien là notre double exigence d’Éducation permanente3 ! Au travers de ce Journal de l’alpha, nous sommes donc aussi chacun·e invité·e à nous interroger sur les conditions nécessaires pour que cette richesse perdure et grandisse.

Il n’est pas si simple d’accepter le recul critique sur l’action qu’on mène… il y va de l’acceptation qu’il y a plus à gagner qu’à perdre, que le centre de la question est l’action elle-même dans ses logiques et ses effets, et pas soi dans sa capacité à « bien ou mal faire ». Quand le travail réflexif est mené collectivement, il y a des compétences spécifiques à mobiliser – de méthode, de communication, de coopération constructive,… Dans les deux cas, en solo ou en équipe, il faut pouvoir disposer d’un espace qui permette de lever la tête du guidon ! Un temps qualitatif où la pensée puisse s’épanouir en confiance et en sécurité.

La conviction que ce travail réflexif ne constitue pas un pur exercice de style – mais que son propos est bien de produire des effets dans l’action – nécessite d’inscrire la démarche dans une organisation plus large qui permet le changement ou, tout au moins, une organisation où l’espérance de changement peut être portée.

Voilà esquissé notre « programme politique ». Y aurait-il une alternative qui permettrait de faire l’impasse sur le travail réflexif ? Alphabétiser sans penser qui nous sommes, avec qui nous travaillons et comment ? Concevoir intellectuellement ce que devrait être l’alphabétisation sans la pratiquer ? Assurément, d’alternative… il n’y en a pas !


  1. Voir le chapitre sur la roue de l’alphabétisation populaire dans notre cadre de référence pédagogique, Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, pp. 51-70, https://lire-et-ecrire.be/balises – la « roue carrée » est reproduite p. 66.
  2. https://fr.wikipedia.org/wiki/Entrainement_mental
  3. En Fédération Wallonie-Bruxelles, la notion d’Éducation permanente s’ancre dans une filiation étroite avec l’Éducation populaire. Elle se distingue de manière significative des notions de Lifelong learning ou formation continuée des travailleur·euse·s. Voir le décret relatif à l’action associative dans le champ de l’Éducation permanente : www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558