Pour Karyne Wattiaux, l’analyse réflexive sur les pratiques fait partie intégrante de son travail de conseillère pédagogique en alpha, cela dès l’approche d’une formation ou d’un atelier qu’elle va animer : plan de formation, schéma articulant objectifs, axes de travail et ressources sur lesquels elle a l’intention de s’appuyer… En cours de formation, l’analyse réflexive lui permet de faire le point, d’éventuellement réajuster le tir et, par après, de rendre compte de son travail et le partager avec d’autres.

L’analyse réflexive au cœur d’un projet professionnel. À l’écoute d’une praticienne réflexive

Sylvie-Anne Goffinet, Lire et Écrire Communauté française
Sur base d’une rencontre avec
Karyne Wattiaux, conseillère pédagogique à Lire et Écrire Bruxelles, et de la lecture d’un de ses récits d’atelier

« L’analyse réflexive, dit Karyne, c’est quelque chose que j’utilise constamment à la fois avec les apprenants, pour moi-même et quand j’écris pour d’autres, un rapport, un article par exemple. » Cet attachement à la pratique réflexive, elle le tient d’une longue pratique pédagogique, d’abord comme formatrice puis conseillère pédagogique, mais aussi comme animatrice d’ateliers d’écriture auxquels elle s’est formée avec Odette et Michel Neumayer1, militants de l’Éducation nouvelle (GFEN) où l’analyse réflexive a une très grande place, et enfin d’une solide référence méthodologique, une pédagogie des moyens d’apprendre : la gestion mentale à laquelle elle s’est formée beaucoup plus récemment2.

Karyne pratique l’analyse réflexive en formation et en atelier avec les participant·e·s, et ce à trois niveaux : le niveau narratif, le niveau cognitif (ou conceptuel) et le niveau collectif (ou solidaire). Il s’agit là de ce qu’on pourrait appeler l’analyse réflexive au cœur des pratiques, celle qui vise à rendre les participants acteurs de leurs apprentissages et capables de les réinvestir de manière autonome en dehors de l’espace de formation. Même s’il serait très intéressant de partager ici ce volet de la pratique réflexive de Karyne, nous le mettrons de côté en raison du fait que cela sortirait du thème de ce Journal de l’alpha. Nous centrerons plutôt l’article sur l’autre volet de sa pratique réflexive, celui qui concerne l’analyse réflexive sur les pratiques et qui correspond, lui, au thème de ce numéro.

C’est cette analyse réflexive sur les pratiques qui sert depuis de nombreuses années à Karyne :

1 pour préparer ses interventions en tant que formatrice alpha, animatrice d’atelier d’écriture ou de gestion mentale, formatrice de formateur·rice·s ;

2 pour réajuster le tir en cours de formation, d’animation ou entre deux séances de formation, deux animations ;

3 pour rendre compte de son travail (rapport d’activité) ou pour transmettre à d’autres (article, interview, livre…).

Pour illustrer la manière dont Karyne met en œuvre l’analyse réflexive sur ses pratiques, nous présenterons dans la suite de l’article des séquences d’apprentissage qui montreront comment elle recourt concrètement à la pratique réflexive. Il s’agira de séquences d’apprentissage, toutes issues d’un atelier de gestion mentale3 sur « qu’est-ce qu’apprendre », qu’elle a animé dans un centre alpha de Lire et Écrire Bruxelles. Les participantes, toutes d’origine marocaine, avaient entre 55 et 65 ans et vivaient depuis longtemps en Belgique dans un environnement où l’arabe dialectal marocain et le rifain sont les langues véhiculaires de la vie quotidienne, à la maison comme dans le quartier. De ce fait, ayant peu l’occasion de parler français, elles le maitrisaient difficilement, et même très difficilement pour deux d’entre elles. En formation à Lire et Écrire à raison de 3 fois 3 heures par semaine, elles ne progressaient pas dans leurs apprentissages, ce qui a amené leur formatrice à faire appel à Karyne pour l’aider à débloquer la situation.

Pour répondre à sa demande, Karyne va lui proposer de venir animer un atelier sur « qu’est-ce qu’apprendre » pour permettre aux dames de découvrir et d’expérimenter ce qui se passe dans le cerveau lorsqu’on apprend, sans quoi il ne peut y avoir d’apprentissage.

Pour commencer : les fondations et la charpente de l’atelier

Le projet d’atelier étant fixé, pour le préparer et l’animer, Karyne va s’appuyer sur :

1 la philosophie de la gestion mentale (que son concepteur, Antoine de la Garanderie, a voulu au service de tout être humain et de tout l’être humain), les trois temps d’apprentissage représentés sous la forme d’un chapeau (voir encadré page suivante) et les outils de la gestion mentale d’une part, l’apport des neurosciences en termes d’éclairage sur ce qui se passe dans le cerveau quand on pratique la gestion mentale d’autre part ;

2 une approche en quatre temps de l’apprentissage : expérimentation, prise de conscience, utilisation, transfert ;

3 la curiosité des apprenantes en ce qui concerne le fonctionnement du corps humain, dont celui du cerveau en lien avec l’utilisation de nos cinq sens.

L’articulation de ces points d’appui avec le projet d’atelier – travailler avec les dames sur « qu’est-ce qu’apprendre » – constitue ce que Karyne appelle sa « mécanique ». « Cette articulation doit être claire pour moi et claire pour les gens avec qui je travaille. Pour moi parce que si je n’ai pas envisagé à l’avance l’ensemble de ce que je vais faire, je risquerais de me disperser, de m’éloigner de mes axes de travail. Pour les apprenantes pour qu’elles voient le sens de ce que je propose, sans quoi il ne pourra y avoir de réelle construction de savoirs et de transfert des apprentissages. »

L’analyse réflexive en phase de préparation de l’atelier

Pour commencer, Karyne réfléchit à ce qu’elle va mettre en œuvre pour faire prendre conscience aux apprenantes de ce qui se passe dans le cerveau lorsqu’on apprend, leur faire expérimenter des outils qu’elles pourront mettre au service de leurs apprentissages. À partir de là, elle va imaginer le déroulé des séances en concevant des activités et en cherchant des supports qui leur permettront, pas à pas, d’expérimenter le comment on apprend, pour ensuite revenir avec elles sur ce qui s’est passé, ce qu’elles ont vécu dans l’atelier dans une perspective de prise de conscience, d’appropriation et de réutilisation. « Me référer constamment à mes axes de travail et à ma mécanique, dit Karyne, ça me permet de m’appuyer sur ce que les apprenantes vont amener en termes de curiosité tout en gardant le cap. C’est aussi à partir de là que je fais mes prépas : je sais au départ où je vais aller et comment je vais y aller. »

Ce qui est vrai dans le cadre de cet atelier l’est aussi pour tout autre atelier ou toute autre formation. Karyne explique : « C’est important pour moi quand je suis avec des apprenants, que ce soit dans un atelier ou une formation à plus long terme, mais aussi quand j’anime une formation de formateurs, de présenter dès le départ le projet d’atelier ou de formation : ‘Voilà ce que nous allons faire.’ Après, chaque moment que je vais passer avec eux sera préparé précisément. Mais une préparation reste une préparation. Au départ, je crée quelque chose de cohérent mais rien n’est figé : le vécu de l’atelier ou de la formation va passer par là. Ce qui fait que, souvent, d’une animation à l’autre ou pendant que j’anime, je réfléchis pour trouver la meilleure manière de rencontrer à la fois mes objectifs et les intérêts des personnes. Puis je fais des aménagements en conséquence. »

Karyne compte aussi s’appuyer sur sa longue expérience et son intuition pour guider sa pratique : « Je me fais confiance, j’ai du métier, je m’adapterai… », écrira-t-elle dans son carnet de bord. Elle précise cependant : « Mes premières années en alpha, je n’aménageais pas en cours de route, je me disais ‘je traverse, je fais avec et je vois après’. Maintenant, je peux prendre des libertés pendant les animations parce que j’ai beaucoup de bouteille mais aussi parce que j’ai mes axes de travail en tête. »

Une fois l’atelier initié, lorsqu’elle prépare une nouvelle séance, Karyne s’appuie aussi sur les réussites et les difficultés des apprenant·e·s dans la réalisation des exercices déjà proposés lors des séances précédentes, dans ce que les un·e·s et les autres ont exprimé : « Je vais aussi construire avec ce que les gens posent, petit à petit, d’atelier en atelier, de moment en moment de travail et me dire par exemple : ‘Tiens ce qu’untel a dit là, je pourrais rebondir dessus et m’en servir lors de la préparation de la prochaine séance.’ »

La mise en œuvre de l’atelier et l’analyse réflexive menée au fil des séances

La présentation du déroulé des trois premières séances5 va maintenant permettre de montrer l’articulation, la mécanique dont il a été question précédemment et de présenter parallèlement les moments d’analyse réflexive que Karyne s’est donnés pour envisager la suite de l’atelier au plus près des besoins des apprenantes, pour permettre à leur cerveau de « se débloquer ».

Karyne explique : « Après chaque séance avec un groupe, je prends du temps avec moi-même, je me demande si c’est ok ou pas ; si c’était à refaire, comment je le referais, ce que je changerais. Ces éléments de réflexion, je les note dans mon carnet de bord. Parfois même, je me donne déjà quelques minutes de réflexion pendant la séance et je prends des premières notes. Ce peut être par rapport à la démarche, sur ce qu’a dit ou fait une personne… J’ai aussi appris à me poser et à noter des choses juste après une séance – sinon ma mémoire me joue des tours et j’oublie certaines choses – dont je me servirai peut-être. Si, au final, je ne le réinvestis pas dans la suite de l’atelier, ça me servira de toute manière en tant que prise de conscience pour moi-même et pourra éventuellement me servir dans le cadre d’un autre atelier. »

Première séance

La 1re séance de l’atelier « qu’est-ce qu’apprendre » est consacrée à faire mutuellement connaissance – comment on s’appelle mais aussi dire ce qu’on aime faire dans la vie – et réfléchir à ce qu’est pour soi l’apprentissage en complétant la phrase : « Pour moi, apprendre, c’est … » Ce qui va permettre à Karyne de savoir où les dames se situent en termes d’évocation, une des clés de la mémorisation et de l’apprentissage selon la gestion mentale (voir le « chapeau de la gestion mentale », page 12), et à partir de là, de construire les séances suivantes.

Par exemple, pour l’évocation, après avoir demandé à chacune de présenter une chose qu’elles aiment faire dans la vie, Karyne donne la consigne suivante : « Vous retrouvez dans votre tête un moment précis où vous faites cette activité. Vous l’évoquez, vous faites revenir dans votre tête ce moment et vous vous préparez à le raconter aux autres. » Un tour de parole fait rapidement prendre conscience à Karyne que si les dames s’intéressent et éprouvent du plaisir à tenter de répondre à la consigne, c’est loin d’être facile pour elles et qu’elles ne semblent pas vraiment avoir accès à leur capacité d’évocation. Aux questions « est-ce que tu entends, vois, ressens quelque chose dans ta tête ? » « est-ce que c’est comme une photo, un film ? » « est-ce que tu t’entends ou entends quelqu’un d’autre ? » …, elle n’obtient que très peu de réponses. Ce qui lui confirme que les dames ne comprennent pas vraiment ce qui leur est demandé.

Petit moment de réflexion pour Karyne qui leur fait alors une autre proposition pour qu’elles se rendent compte qu’elles savent pratiquer l’évocation. Ainsi, elle demande à chacune d’entendre une musique (la voix de leur enfant ou de leur maman si c’est trop difficile pour elles) ou de chanter dans sa tête. À ce moment, toutes sourient et font « oui » de la tête. « Sentir la joie, elles y arrivaient toutes », écrira Karyne dans son carnet de bord. Ce qui lui permet de restituer au groupe ce qui s’est passé sous forme de dessin et de mots au tableau, accompagnés d’une synthèse à l’oral : « Tout le monde a pu évoquer, aller dans sa tête. Cela peut prendre toutes sortes de formes. Elles sont toutes bonnes et intéressantes. On s’en resservira. »

Karyne enchaine en proposant un partage sur ce qu’est apprendre. Au cours de cette activité, une dame dira : « Oui mais à Molenbeek, tout le monde parle marocain ou rif, alors on ne parle pas le français. » Une des apprenantes parlera aussi de sa tête qui est bloquée.

Ensuite, Karyne leur demande ce qui, pour elles, aide à apprendre. Après un nouveau moment où chacune fait part de son idée au groupe, Karyne les invite à choisir individuellement un mot qu’elles vont essayer d’utiliser et de retenir pour la séance suivante. Ainsi qu’un 2e choisi collectivement : le mot « neurosciences ».

Pause réflexive et préparation de la prochaine séance

Après cette 1re séance, Karyne a matière à réflexion. Elle écrira dans son carnet de bord, revenant sur ce qui s’est passé et anticipant la séance suivante : « Elles n’ont pas besoin de parler le
français et pourtant elles sont là 9 heures par semaine, depuis 7 ans, pour sortir de chez elles, se voir, être ensemble… Comment les motiver ? Que faire ? Ce n’est pas à moi de les motiver, de trouver leur projet, de… Et ça tourne et je laisse tourner sans plus trop m’en préoccuper. Et puis, à un moment, je me souviens de cette phrase : ‘On a la tête bloquée.’ Et cela provoque en moi une ‘illumination’. Elles ont un intérêt : la tête bloquée. Ça tombe bien puisque je propose un atelier autour de qu’est-ce qu’apprendre et comment mémoriser. 
»

Karyne se met alors en recherche et trouve un épisode de l’émission C’est pas sorcier présentant les différente types de mémoire6. Elle projette de s’en servir dans un premier temps pour réfléchir avec le groupe à l’acte de mémorisation. Elle sélectionne donc des séquences, se disant que même si le vocabulaire est un peu compliqué pour les dames, elle se fait confiance pour mimer, traduire en mots simples et les mettre en recherche. La vidéo propose aussi deux moments d’expérimentation auxquels les dames pourront participer.

Deuxième séance

Après un retour sur l’acte d’évocation par le rappel des prénoms et sur ce qui a été fait lors de la séance précédente, les apprenantes s’exercent à de nouvelles évocations comme imaginer le chemin qu’elles feront pour rentrer chez elles après la séance et les premiers gestes qu’elles feront en arrivant. À ce propos, Karyne écrira : « Tout le monde repart dans sa tête et c’est toujours beau à voir. Tout le monde peut avoir accès au futur comme au passé dans sa tête. Je le dis, elles opinent et sourient. Celle qui s’exprime le mieux en français dit : ‘On peut aller avant et après dans sa tête.’ »

Le moment est venu de se rappeler du mot à retenir collectivement : neurosciences. « Beaucoup s’en souviennent parfois correctement, parfois en raccourci (la syllabe du milieu est omise), parfois elles font le geste mais ne disent pas le mot, écrira Karyne dans son carnet de bord. Elles sont heureuses que le mot soit là quelque part. Je me rends compte que pour un premier mot, il était long ! Je vais corriger le tir tout à l’heure puisqu’il sera, entre autres, question de neurones (je passerai par la famille de mots). Les dames se souviennent qu’on a parlé d’apprendre. Que la tête est bloquée. » Et Karyne embraye en leur annonçant qu’elles vont à présent regarder une vidéo qui va les aider à comprendre comment fonctionne la mémoire.

Après quelques échanges sur d’autres sujets, occasion d’apprendre de nouveaux mots, Karyne profite de la pause pour revenir en pensée sur ce qui s’est passé pendant cette première partie de la séance : « Pendant la pause, je me rends compte que toutes sont restées attentives, concentrées et ont participé aux différentes activités durant l’heure et demie. Le tout en étant joyeuses. »

À la reprise, elle propose de regarder un 1er passage de la vidéo qui permet, sous forme de jeu, de tester sa mémoire à court terme : des objets apparaissent rapidement sur une route ; après une très brève séquence, il faut pouvoir s’en rappeler dans leur ordre d’apparition et les situer par rapport à la route avant que d’autres n’apparaissent à leur tour. Voyant la difficulté pour les apprenantes de réaliser l’exercice, Karyne s’octroie une rapide pause réflexive, puis décide de réaliser une version simplifiée de ce jeu à partir de quatre objets que les dames connaissent bien (un bic, un cahier, un marqueur, une feuille de papier) et de ne pas insister sur leur positionnement. Un 1er puis un 2e essai lui permettront de constater des progrès dans la reconnaissance des objets ainsi qu’une mémorisation de leur ordre d’apparition. Retour ensuite à la vidéo avec en support le dessin des mots au tableau, que Karyne nomme avant de passer l’extrait. Une fois l’exercice répété plusieurs fois, toutes réussissent la première séquence et pour les suivantes, où le défilement des objets est de plus en plus rapide, certaines oui, d’autres pas encore. Au final, toutes sont heureuses d’avoir progressé dans la réalisation de l’exercice : « Il y a la tête », diront-elles.

Comme à la fin de la 1re séance, avant de se quitter, Karyne demande aux dames d’essayer de se rappeler, pour la séance suivante, un mot de leur choix rencontré pendant la séance, le mot « neurosciences » déjà vu et un nouveau mot, « neurones », avec comme projet de venir raconter au groupe comment elles ont fait pour les mémoriser.

Pause réflexive avant la séance suivante

Karyne est dans l’hésitation quant à la suite à donner à l’atelier. Elle écrit : « J’ai beaucoup hésité entre les deux séances : continuer avec la vidéo sur la mémoire ou passer une autre vidéo qui explique comment les perceptions arrivent au cerveau et les actions qui en découlent7. Ces hésitations sont liées à l’explicitation du comment nos perceptions nous donnent accès au monde. Une compréhension de ce qui se passe en nous sans que nous le percevions : connaitre la machine, ses rouages, sa complexité, sa beauté… » Autrement dit : se connaitre et connaitre comment notre cerveau fonctionne. Poursuivant sa réflexion, elle se dit que cela vaudrait la peine de faire une affiche avec toutes les questions que les apprenantes lui posent sur le corps, les choses, le monde… Ce serait une belle ressource pour les apprentissages : être au plus près de leurs questions en commençant par la connaissance du corps, par ce qui est le plus proche d’elles, le plus intime.

Troisième séance

À la séance suivante, Karyne amène avec elle le livre Anatomie d’Hélène Druvert8 : « Ce livre présente de nombreux découpages délicats qui nous montrent les ‘couches’ dans notre corps, notamment le système nerveux et le cerveau. Je ne savais pas comment j’allais l’utiliser mais je l’avais pris pour sa beauté, pour l’intérêt qu’il pourrait peut-être soulever. Pour montrer d’autres images de la même chose, d’autres manières de traduire, de reproduire le corps, ses organes… Montrer de belles choses, en rapport avec le travail entamé. »

Ce livre, elle le sortira en début de séance avec les premières arrivées : « Je leur ai proposé de le regarder ensemble, en attendant que les autres soient là. Elles s’y sont tout de suite plongées par la dernière page, dans le sens de la lecture en arabe, même si elles ne lisent pas leur langue. Voilà leur regard plongé sur l’appareil reproducteur féminin. Elles regardent mais n’ont pas l’air de comprendre, leurs yeux sont emplis d’interrogations. Voyant la présence d’un bébé, elles comprennent… J’explique très simplement en montrant et nommant les organes. Elles sont très intéressées. »

Puis vient le temps des évocations : pour Karyne, les prénoms ; pour les dames, ce qu’on a fait la dernière fois, les mots nouveaux à retenir… et la vidéo avec le jeu de mémorisation. Karyne constate : « Elles peuvent tout réexpliquer, nommer les objets qui défilent dans la vidéo… »

Elle en profite alors pour poser les concepts de perception et d’évocation en images : on perçoit avec les 5 sens et ensuite, ou plus tard, on évoque dans sa tête.

À gauche : Allan-Hermann Pool Licence CC BY-SA 4.0
À droite : Affiche de l’exposition « Nos 5 sens », Essé, Espace des sciences et du Pôle Bretagne Culture scientifique, 3/10/2023-02/12/2023

« Cette fois, c’est facile pour elles, elles peuvent convoquer, faire revenir quelque chose dans leur tête et elles en sont conscientes. L’une d’elles en est toute émue, écrira Karyne. Le plaisir d’apprendre et de prendre conscience qu’on apprend, que des choses se passent dans le cerveau ! »

À la pause, Karyne fera le même constat que lors de la séance précédente : l’attention et la concentration des apprenantes et leur plaisir à faire travailler leurs méninges.

Elle embraye ensuite avec la vidéo sur le fonctionnement du système nerveux avec l’idée d’initier une prise de conscience du chemin entre la perception par les sens et le décryptage par le cerveau, et du chemin inverse de commande du cerveau au reste du corps, soit le mouvement « perception, reconnaissance, action » via le système nerveux. Force pour elle de constater que ça ne fonctionne pas, même après 4 passages de la vidéo et un débriefing après les 2 premiers visionnements sur ce que les dames ont compris. Elle écrira dans son carnet de bord : « Certaines ont compris en très très gros et d’autres sont perdues. Trop de mots, trop d’images ? » Elle en conclut qu’une expérience vaut mieux que des explications : « Les apprenantes retiennent ce qu’elles vivent et cela leur permet de prendre conscience de ce qui se passe en elles avant de le comparer avec une forme de conceptualisation. Ensuite, je peux prendre appui sur cette expérimentation pour repasser à la compréhension de la vidéo, à une représentation plus conceptuelle. » Cela tombe bien, lors de sa préparation, elle a pensé à emmener un sac en papier et quelques objets (peut-être pour faire un jeu de Kim9). Elle décide de s’en servir pour faire le lien avec la vidéo sur le système nerveux. Elle met une poire dans le sac sans que personne ne le voie et demande aux dames de découvrir par le toucher ce que le sac contient. Elle fait ensuite de même avec d’autres objets. Les étapes entre perception et traduction par le cerveau, puis réaction du corps (perception, reconnaissance, action) se clarifie petit à petit pour toutes, même pour Zaïna, plus débutante en français. Zaïna est allergique aux poires, sa main a tout de suite reconnu le fruit, son cerveau lui a donné l’information « danger » et elle a repoussé le sac pour s’en écarter. Karyne peut maintenant proposer un parallèle avec la vidéo où on voit une main qui s’écarte après s’être approchée trop près d’un feu. Cette expérience va ouvrir la voie à des comparaisons : les dames vont raconter des expériences où leur cerveau reconnait au gout, à la vue, à l’odeur… et les conduit à réagir (éloignement de l’objet, dégout, envie de s’approcher, de gouter…).

Pour terminer, Karyne donnera la consigne de révision à faire à la maison : se rappeler les expressions et les mots travaillés au cours de la séance ainsi que l’apport des deux vidéos sur le fonctionnement du cerveau et du système nerveux.

Après cette 3e séance

Cette fois, Karyne ne va rien noter dans son carnet de bord mais le chemin d’une séance à l’autre se précise de plus en plus et la réussite des activités précédentes conforte Karyne qu’elle est sur la bonne voie : découvrir le corps humain et le rôle du cerveau, faire le lien entre perception et évocation dans un mouvement d’allers-retours pour arriver à la restitution, travailler la mémoire (acquisition de mots nouveaux en lien avec le travail réalisé au cours de la séance). Tout cela en partant du concret, du vécu des apprenantes et en tenant compte des différences de maitrise du français au sein du groupe. Tout cela aussi conforté par l’intérêt des dames, le fait qu’elles prennent de plus en plus confiance en elles, leur participation active, le plaisir qu’elles manifestent dans la découverte et l’apprentissage de nouvelles choses…

Nous nous arrêterons ici dans la présentation du déroulé de l’atelier, en raison du manque de place d’une part mais aussi parce que ce qui précède nous dit déjà beaucoup de l’analyse réflexive que Karyne développe autour de sa pratique. Même si nous n’avons pas insisté là-dessus pour la raison évoquée en début d’article, les lecteur·rice·s attentif·ve·s auront pu percevoir au passage la part d’analyse réflexive que Karyne mène avec les apprenant·e·s et qui fait partie intégrante du processus de formation : sur le plan narratif (jeter un regard sur ce qui vient de se passer et en faire le récit), sur le plan cognitif (conceptualiser, c’est-à-dire mettre en relation expérience vécue, questionnement et réflexion plus large), sur le plan collectif (mettre en commun les apports de chacun·e pour pouvoir s’en emparer individuellement si intérêt ou affinité).

Avant de récapituler la démarche de Karyne, rapportons rapidement une chose importante qui s’est passée lors de l’évaluation finale menée avec les participantes et les nouvelles données par la suite par leur formatrice. Ainsi, au cours de l’évaluation finale, chacune a été invitée à dire une chose qui pour elle était devenue « verte » et une autre « orange »10. Il est ainsi apparu que l’ensemble de ce qui avait été travaillé était peu à peu nommé. Karyne était étonnée qu’elles se souviennent avec précision de tout ce qui avait été fait au fil des séances. En partageant cet étonnement avec le groupe, elle s’est entendu répondre : « On n’a plus la tête bloquée et on ose parler. » Beau moment d’émotion pour toutes !

De temps en temps, Karyne reçoit des nouvelles de la formatrice : dorénavant les dames apprennent et sont fières de leurs avancées. Au final, cet atelier leur aura permis de se rendre compte qu’elles pouvaient évoquer dans leur tête, c’est-à-dire faire appel à leurs sens pour mettre en mémoire et, partant, progresser dans leurs apprentissages. N’étant pas conscientes du fonctionnement de leur cerveau, elles ne savaient pas qu’elles pouvaient s’en servir consciemment pour évoquer, réévoquer, valider, mémoriser, utiliser et réutiliser…

Petit récapitulatif

Voici comment Karyne récapitule sa démarche d’analyse réflexive :

  • Au départ, chaque moment de travail avec les apprenant·e·s est préparé en fonction du schéma méthodologique de départ (ici le chapeau et les axes de travail proposés par la gestion mentale), en lien avec le projet d’atelier (ici « qu’est-ce qu’apprendre »).
  • Puis « la vie passe par là », dit Karyne, et, en cours de séance, elle fait des aménagements et prend des notes (des réactions des apprenant·e·s ou des idées pour plus tard).
  • Après chaque séance, elle prend le temps de se poser pour faire le point sur ce que les apprenant·e·s ont retenu de la séance précédente, comment s’est passée cette nouvelle séance, ce qui a été vécu collectivement, ce qui a été compris/pas compris, une sorte de prise de conscience qui va lui permettre de préparer la séance suivante au plus près de l’évolution du groupe et de chacun·e en particulier.
  • Et s’il reste des questions auxquelles elle ne trouve pas de réponse et qui sont essentielles pour sa pratique professionnelle, Karyne se tourne vers des ressources extérieures, c’est d’ailleurs ses questionnements qui l’ont amenée à se former à la gestion mentale.

Plus tard : retour réflexif pour rendre compte ou transmettre

À la suite d’un atelier, il ne manque jamais d’occasion pour Karyne de (re-)re-traverser, (re-)re-relater, (re-)re-visiter, (re-)re-construire ce qui s’y est passé au cours d’une formation, d’un atelier ou d’un ensemble d’ateliers. Ces occasions correspondent à la demande d’un article, voire d’un écrit plus conséquent (qui parfois se transforme en l’édition d’un livre), d’un rapport d’activité, d’une intervention orale (lors d’un colloque par exemple), d’une formation de formateurs ou d’un échange de pratiques. Soit autant d’occasions de dire, écrire, traduire pour d’autres ce qu’elle a pensé et mis en action. Creuser une question qui l’intéresse, approfondir l’analyse réflexive sur tel ou tel aspect de sa pratique vont lui permettre de conscientiser son savoir-faire et de développer ses connaissances. C’est le fait de transmettre qui lui donne l’énergie et la motivation à mener ce nouveau retour réflexif qu’elle ne pousserait peut-être pas si loin si elle n’était stimulée en amont par la demande d’un ou de tiers et, en aval, par la lecture ou l’écoute d’un public plus large avec qui elle va pouvoir partager son travail. « Ça m’oblige à me remettre en mémoire ce qui s’est passé, relire mes prépas, mon carnet de bord…, mais aussi refaire un tour dans la théorie, reconceptualiser ce que j’ai mis en place », précise-t-elle.

Il s’agit d’un travail de reformulation, d’explicitation, de réécriture pour rendre accessible à d’autres les notes, les schémas qu’elle a précédemment réalisés pour elle-même, qu’elle seule peut lire ou comprendre : « Quand j’écris pour d’autres, c’est la même mécanique réflexive que je mets en œuvre mais avec la particularité que le fait de m’adresser à d’autres m’oblige à rendre plus explicite ce que j’ai pensé, écrit, les schémas que j’ai construits pour moi-même. »

Écrire pour d’autres est sans doute l’exercice qui demande le plus haut niveau de conceptualisation et quelque part de distanciation car c’est l’aboutissement d’un long travail qui a commencé, pour Karyne, en se formant elle-même, en expérimentant, se confrontant au regard d’autrui, réexpérimentant… Et qui débouchera, à coup sûr, sur de nouveaux projets qui viendront alimenter la construction en spirale de ses savoirs tant théoriques que d’expériences avec toujours, au final, le souci de transmettre.

Peut-être un jour aurons-nous le plaisir de découvrir un livre de Karyne sur la gestion mentale telle qu’elle l’a réfléchie et expérimentée en alpha…


  1. Voir : Karyne WATTIAUX, S’émanciper, c’est être ouvert à ce qui se présente et tenter de relever le défi, in Journal de l’alpha, n°220, 1er trimestre 2021. Article en ligne : www.lire-et-ecrire.be/ja220
  2. Formation à IF Belgique, association belge de gestion mentale : www.ifbelgique.be
  3. Pour une très brève présentation de la gestion mentale en lien avec l’alpha, voir : Karyne WATTIAUX, Qu’est-ce que lire ? Un cycle d’ateliers basé sur la gestion mentale, in Journal de l’alpha, n°224, 1er trimestre 2022, www.lire-et-ecrire.be/ja222, p. 42.
  4. https://uptoi.be/gestion-mentale (citation) et www.ifbelgique.be/images/boite-a-outils/a-lire/articles/FIF36_p9-14_SAcquisto.pdf (dessin).
  5. Nous ne présenterons pas ici le déroulé complet de ces séances : seules ont été retenues les grandes lignes et les activités les plus en lien avec le propos de l’article. Au total, l’atelier comptera 6 séances de 3 heures chacune, du 6 octobre 2022 au 15 janvier 2023.
  6. Isabelle HOSTALÉRY, Peut-on améliorer sa mémoire ?, 2012, https://hostier.be/peut-on-ameliorer-sa-memoire-cest-pas-sorcier
  7. Réseau Canopé, Plateforme Corpus, www.reseau-canope.fr/corpus/video/le-fonctionnement-du-systeme-nerveux-118.html
  8. La Martinière Jeunesse, 2016.
  9. Ce jeu consiste à montrer aux participant·e·s une série d’objets qui seront ensuite cachés. Elles et ils devront alors faire appel à leur mémoire pour se rappeler les objets observés.
  10. Lors de la 4e séance, Karyne avait utilisé des petits cartons de couleur pour que chacune puisse autoévaluer son niveau de mémorisation : vert pour « j’ai bien mémorisé le mot » ; orange pour « j’hésite » ; rouge pour « je ne me souviens plus ».