Édito

Sylvie Pinchart, directrice
Lire et Écrire Communauté française

Ce qui distingue l’alphabétisation d’autres dispositifs de formation des adultes est d’avoir pour objet central l’apprentissage des langages fondamentaux – pour s’exprimer, lire, écrire, calculer et maitriser les savoirs de base nécessaires pour vivre, grandir et faire grandir le monde dans lequel nous vivons. En alphabétisation populaire, ces langages ne sont pas une fin en soi, « des objets à intégrer » mais des outils, des ressources au service de …

Ces outils, les langages, sont par ailleurs eux-mêmes des constructions marquées par leur contexte social et culturel. Ils sont aussi témoins et porteurs de dynamiques sociales inégalitaires. Comment dès lors mieux comprendre ces constructions sociales que sont les langages pour mieux identifier les voies d’action qui renforcent les processus d’autonomisation, d’émancipation et de création ? Voilà la proposition de ce Journal de l’alpha : éclairer nos pratiques associatives d’alphabétisation populaire, avec une meilleure connaissance et compréhension de notre objet même de travail, les langages.

Peut-être que, comme moi, vous allez découvrir de nouveaux mots : sociolinguistique, glottophobie, scripturalité, immigratien, interlangue… mais pas question de se laisser intimider par ces derniers ! Chacun de ces mots, et d’autres encore à découvrir au fil des contributions, apporte des éclairages qui ne sont pas que « théoriques ». La « glottophobie » par exemple, terme créé par le sociolonguiste Philippe Blanchet, désigne les discriminations à prétexte linguistique qui, comme d’autres discriminations, font partie des réalités vécues par de nombreuses personnes. Justine Duchesne est allée à la rencontre d’apprenant·e·s qui lui ont fait part de leurs ressentis et réactions face à ces discriminations dont on parle peu.

Ces termes sont pour certains, dont « immigratien » inventé par l’anthropologue Jérémie Piolat, bien incarnés dans des pratiques pédagogiques d’alphabétisation, comme nous le montrent les contributions d’Aurélie Audemar et de Frédéric Maes. Dans l’enseignement également comme nous le fera découvrir Nicole Wauters à propos du langage de scolarisation. Ces contributions déconstruisent des idées reçues, explicitent des implicites… et surtout donnent à voir des stratégies d’action. Toutes passent par une réflexion sur la posture adoptée par le·la formateur·rice (ou l’enseignant·e), sur sa capacité à partager avec les apprenant·e·s ses connaissances et compréhension des langages pour que chacun·e d’entre eux·elles puisse poser ses choix.

Dans la contribution de Jean-Louis Siroux, le point d’entrée n’est pas la question pédagogique mais bien le langage comme outil de domination, et dont il fait un objet d’étude privilégié du fonctionnement social, plus précisément à partir des prises de parole médiatiques des Gilets jaunes. L’idée principale est que la maitrise « technique » du discours ne permet pas à elle seule d’assurer la prise en compte d’un acte de parole. Le statut reconnu ou pas à celui qui s’exprime… pèse tout autant. C’est une réalité que nous vivons régulièrement en alphabétisation, parfois « rudement », particulièrement dans les projets et actions où des apprenant·e·s prennent la parole publiquement.

Les trois dernières contributions s’attaquent « à la bête noire » de nombreuses personnes en situation d’illettrisme (et elles sont loin d’être les seules concernées…) : le langage administratif. L’une porte sur les démarches administratives UBOesque des membres de l’association Osons en Parler, la seconde sur les pistes d’adoption d’un français simplifié dans de nombreux écrits de la vie quotidienne et administrative, et la troisième sur un travail mené à l’Administration communale de Nivelles.

La faible maitrise des langages fondamentaux est à la fois cause et conséquence d’inégalités sociales. Dans un environnement où les usages langagiers se complexifient, deviennent de plus en plus hermétiques à tout·e un·e chacun·e, disqualifient une part de plus en plus importante de la population dans l’exercice de ses droits et de sa citoyenneté, il est aujourd’hui, encore plus qu’hier, nécessaire de multiplier et de coordonner plusieurs voies d’action. Afin que les langages deviennent émancipateurs pour toutes et tous. Afin de lutter contre les discriminations, à la fois par l’action pédagogique, culturelle et politique. Afin de porter haut les droits de tou·te·s et le bien commun…