Pour parler de cette expérience débutée en 2014 et qui permet de créer des ponts entre l’alpha et la formation professionnalisante, nous avons rencontré la directrice de cette régionale de Lire et Écrire, Rita Stilmant, et l’une de ses agents d’accueil en charge du projet, Laurence Breuskin. Une occasion de (re) faire le point sur le développement de ces modules « plus si pilotes que ça »1 et de reconsidérer certaines idées reçues les concernant.

Formation concomitante : 3 modules lancés à Lire et Écrire Luxembourg en l’espace de 9 ans

Entretien avec Rita Stilmant,
directrice Lire et Écrire Luxembourg
et
Laurence Breuskin, agente d’accueil
Propos recueillis et mis en forme par
Cécilia Locmant
Lire et Écrire Communauté française

Un des premiers enjeux mis en avant pour créer des formations concomitantes dans notre secteur2, c’est qu’elles permettent à des personnes analphabètes de trouver une place sur le marché de l’emploi. Travailler est une demande majeure des apprenants. Est-ce qu’au travers des expériences que vous avez menées, vous avez tenu ce pari ? Et est-ce que c’est bien la motivation première du public qui s’inscrit dans ces dispositifs ?

Pour certains apprenants qui n’ont jamais eu aucun diplôme, ce qu’ils veulent avant tout, c’est obtenir une qualification. Nous le constatons par exemple à travers le module de la formation d’« aide-ménager social »3 que nous avons lancée en 2017 et qui est certifiante. Certaines personnes qui avaient déjà de l’expérience professionnelle dans le domaine du nettoyage, ont suivi la formation pour avoir la certification liée au métier. Par rapport au critère emploi, nous constatons que sur les 61 stagiaires qui ont suivi les 4 premières sessions, 35 ont trouvé du travail.

Pour « Des mots et des briques », le premier module que nous avions lancé en 2014, le contexte était différent, notamment au niveau de l’offre d’entrée en formation. Au cours des deux premières sessions, nous avions accompagné des personnes intéressées par le secteur de la maçonnerie, mais qui ne se voyaient pas directement s’engager dans le métier et qui peut-être ne répondaient pas non plus aux critères attendus par les employeurs. Pour nous, ces premières sessions ne sont pas révélatrices de ce critère d’insertion dans l’emploi, mais elles le sont par contre par rapport à la plus-value que présente ce type de modèle en termes de renforcement des savoirs fondamentaux. Nous nous sommes rendus compte qu’il y avait comme « un cercle vertueux » : l’apprentissage métier soutient et renforce l’apprentissage des savoirs fondamentaux qui renforce l’apprentissage du métier. Des personnes sont ainsi remobilisées. Je pense par exemple à un stagiaire qui était en formation un jour par semaine en alpha et qui n’était pas du tout régulier. Quand il a fait le choix de suivre la formation de 5 jours par semaine en maçonnerie où, pour s’y rendre, il devait effectuer une heure de transport en commun le matin et le soir, il n’a jamais été aussi assidu. La formation concomitante a vraiment été un élément déclencheur. Ce même apprenant a enchainé avec une formation théorique permis de conduire qu’il a réussie, et là, il est en train de suivre ses heures de formation pratique. Sur deux ans, il a tout mis en place pour avoir les cartes en main pour aller vers l’emploi.

Les tests d’entrée aux formations qualifiantes sont-ils toujours aussi difficiles à réussir pour les apprenants et toujours aussi peu en adéquation avec les besoins du métier pour lequel on cherche à se former ? Était-ce une des raisons pour lesquelles vous avez mis sur pied ce type de formations concomitantes ?

Nous les avons mises sur pied pour tout le public qui, effectivement, ne réussit pas les tests d’entrée dans des secteurs identifiés, à notre niveau, comme accessibles aux personnes n’ayant pas une maitrise des savoirs de base. C’est donc le cas pour le Forem ainsi qu’au niveau de la promotion sociale et de l’IFAPME4 où là, contrairement au Forem, il est exigé que les personnes détiennent leur Certificat d’études de base. La question de départ que nous posons aux partenaires très variés avec lesquels nous collaborons est de savoir quelles sont les compétences utiles à l’exercice du métier. A chaque fois, nous menons un travail pour faire bouger les représentations et faire bouger les lignes. Un élément nouveau que nous avons constaté au niveau du Forem à Libramont est que les tests d’entrée pour la formation en maçonnerie ne sont plus éliminatoires. Suite à la pénurie de candidats dans cette filière de formation, le Forem a modifié sa procédure. Le test a davantage une fonction de positionnement linguistique et mathématique dans le cas présent. Malheureusement, ces tests d’entrée sont désormais informatisés, ce qui ajoute une difficulté supplémentaire pour nos publics qui maitrisent mal les TIC. Un entretien avec les candidats intéressés est, de plus, systématiquement organisé. Au cours de cet entretien, l’expérience antérieure, la motivation, la capacité à être en formation sont discutés. Sur base de l’ensemble de ces éléments, le Forem concrétisera ou non l’entrée du candidat dans la formation. Si le Forem identifie qu’il y a des problèmes pour rencontrer une série d’objectifs premiers que nous avons fixés ensemble – la capacité de comprendre des consignes, de s’exprimer, de maitriser les opérations mathématiques de base, de lire un plan -, ces personnes seront renvoyées vers nous au sein du module « Des mots et des briques ».

Les métiers que vous avez choisis de cibler sont-ils tous des métiers où l’on manque de bras ? Où il y a des perspectives d’engagement… ?

Quand les personnes arrivent chez nous, nous leur demandons quel est leur projet et donc les choix que l’on fait reposent sur leurs demandes. Il est intéressant de noter que les hommes et les femmes avec lesquels nous travaillons sont très pragmatiques. La volonté et l’urgence d’aller à l’emploi leur font développer une forme d’analyse par rapport à ce qu’ils sont en capacité de revendiquer et où ils ont la possibilité de se positionner. Si nous avons opté pour les former à un métier comme aide-ménager social, c’est aussi pour répondre aux souhaits de nombreuses apprenantes qui elles aussi voulaient bénéficier d’une formation concomitante comme celle que l’on venait de lancer en maçonnerie. Même si nos agents d’accueil et de guidance abordent les questions de genre lors des entretiens, les femmes ne se positionnent pas nécessairement dans le secteur de la construction. Nous n’en avons encore eu aucune jusqu’à présent… En même temps, la dimension sociale est aussi intéressante et elle revient souvent dans les échanges et dans les entretiens : une volonté de travailler avec la personne, au service des personnes, de les aider, de les accompagner que ce soit des personnes âgées, des enfants, etc.  Donc, nous avons voulu réagir quand la Province du Luxembourg a trouvé nécessaire de réfléchir à la mise en place de formation d’aide ménager social. C’est une formation qui n’a toujours pas de statut car ce métier est en attente de définition au niveau de la Région wallonne. Il n’a pas encore d’existence officielle. Et c’est un métier qui est demandé dans les structures d’aide et de soin à la personne. Il convient bien aux femmes qui sont parfois seules avec leurs enfants car il leur permet d’avoir un horaire où elles peuvent combiner vie de famille et vie professionnelle, et pas non plus forcément un horaire de travail à temps plein. 

La formation concomitante est une expérience longue, hasardeuse, complexe. Vous l’avez constaté en travaillant sur ces modèles ?

Oui, chaque session est une nouvelle aventure avec plein d’inconnues et pas mal d’embûches. Si nous prenons, par exemple, le cas de la formation d’aide-ménager social, nous débutons la cinquième session, et nous avons eu à chaque fois 4 interlocuteurs différents au niveau institutionnel, aussi bien du côté du Forem que de la promotion sociale. Et sur le terrain, avec les enseignants, c’est la même chose, que ce soit au niveau de la promotion sociale ou du Forem.  Nous devons donc, en vue de construire le dispositif avec eux, à chaque fois mener un travail de conviction auprès des institutions, vérifier que nos demandes aient été bien comprises et validées. Sur le terrain, l’agent d’accueil et de guidance se trouvent à un carrefour où se croisent autant de routes que de partenaires. Elles sont à la manœuvre pour tout le volet administratif. Au niveau de la formation d’aide ménager social, c’est en général très complexe. Nous avons cette année pu bénéficier, pour la première fois, d’un seul contrat qui couvre l’ensemble des heures de formation. Lors des sessions précédentes, les interventions des différents organismes étaient couvertes par plusieurs contrats : un pour les heures de renforcement en français, un pour les heures de formation du Forem, un pour les heures de stage, … La complexité de ces modules est aussi liée à la justification des parcours pédagogiques où chaque organisme doit faire valoir, au sein de son dossier respectif, des documents types. Dans le cadre d’une formation certifiante, la promotion sociale veut des cotations. Au Forem, le module est soit raté soit réussi. Il n’y a pas d’échelle de réussite ou d’échec. Donc à chaque fois que l’on change d’interlocuteur pédagogique, c’est très lourd. Notre coordinateur pédagogique doit mettre en place des moments d’échanges, de travail afin de permettre la compréhension du dispositif, des publics et accompagner une dynamique formative spécifique. Cela demande beaucoup d’investissement à côté du temps de formation pour les formateurs. Mais, sans ce temps de concertation, le projet n’aboutit pas. Un enjeu pour soutenir les formations concomitantes serait d’avoir la possibilité de travailler avec un seul document pédagogique justificatif spécifique qui permettrait de rendre compte de tout le travail qui est réalisé, du parcours du stagiaire surtout. Je trouve aussi important de relever que, sur le terrain, les personnes qui entrent dans le projet aussi bien au niveau du Forem que de la Promotion sociale sont des professionnels engagés qui ont systématiquement manifesté la pertinence et la plus-value de ce type de dispositif et qui mettent tout en œuvre pour que ça se passe positivement. Le projet reste plus fragile au niveau de la direction de ces institutions où il est nécessaire de convaincre de la pertinence de mettre ce type de dispositif en place alors qu’il ne s’agit pas de leur public cible.

Votre pouvoir de conviction a l’air de fonctionner non ?

Nous y croyons tous et nous y allons à fond oui ! La construction du modèle avec 2 autres CISP5, la Trêve et le CEPPST6,très mobilisés aussi sur ces formations, et avec qui nous avons des habitudes de travail en commun, est très précieuse. Nous nous soutenons très fort. Nous avons développé une dynamique qui permet de surmonter les difficultés. Au sein de l’équipe de Lire et Écrire aussi. Il est essentiel que toutes les personnes qui se mobilisent sur un dispositif aussi complexe soient convaincues et engagées. C’est prioritaire.

Les formateurs du Forem et de la Promotion sociale se rendent compte que les apprenants ont aussi pas mal de compétences techniques et beaucoup de motivation. Et nous voyons qu’au fur et à mesure de l’avancée de la formation, ils sont de plus en plus soutenants et disponibles.

Autre idée reçue à confronter avec votre expérience : les organismes de l’insertion socioprofessionnelle ont-ils peur de se lancer dans des partenariats avec Lire et Écrire ? Pensent-ils encore aujourd’hui qu’on ne peut pas apprendre un métier quand on est illettré ? A vous entendre, c’est aussi à nuancer…

Ces représentations étaient là avant que nous nous lancions dans ce type de dispositif et elles sont encore présentes lorsque nous sommes face à un nouvel interlocuteur. Seule l’expérience peut faire la démonstration que ces représentations sont de l’ordre des préjugés.

Lorsque vous vous lancez dans ce type de dispositif, le faites-vous forcément en laissant de côté certaines de nos valeurs et en faisant plus de l’alpha fonctionnel qu’autre chose ? Est-ce qu’en travaillant avec des formateurs de Lire et Écrire au niveau du renforcement des savoirs de base, échappez-vous à « ce danger » ?

Notre coordinateur pédagogique s’appuie sur le cadre de référence6 de Lire et Écrire quand il travaille avec les enseignants, formatrices, formateurs. Nous n’avons aucune logique programmatique. Avec « Des mots et des briques », nous avons des objectifs identifiés avec notre partenaire, le Forem : la compréhension des consignes, la capacité de s’exprimer en étant compris de l’interlocuteur dans un cadre professionnel, les opérations de base, etc. et nous travaillons dans des logiques à la fois collectives et ascendantes en lien avec le cadre. C’est compliqué, bien sûr, mais c’est aussi très riche. Il y a une plus-value qui existe sur le terrain méthodologique et pédagogique. Elle est liée au fait que nous avons des formateurs venant de 3 CISP différents avec des expertises différentes : l’un parce qu’il travaille avec un public FLE, l’autre parce qu’il travaille sur la remise à niveau et nous, avec le public en alpha. Il y a aussi une série de dimensions de compréhension et d’analyse critique que nous poursuivons, comme le fait d’aborder les caractéristiques du tissu économique ou le droit du travail. Ce sont des éléments que nous privilégions. Nous continuons à y mettre notre patte…

En quoi la dernière formation concomitante que vous venez de lancer en février 2022, « L’ABC de la boucherie » s’appuie-t-elle sur les acquis des expériences précédentes ? Quelles sont les balises importantes mises en place aujourd’hui – ou pas -, grâce à ces 9 années de travail ?

Nous avons identifié le nombre d’heures indispensables à organiser pour le renforcement des savoirs fondamentaux : 300 heures articulées à l’apprentissage métier est le minimum pour pouvoir aboutir positivement. Nous avons aussi mené une réflexion autour du renforcement de l’accompagnement psychosocial, une démarche qui dépasse le cadre de la formation concomitante, puisque nous avons été étroitement associés à une recherche action menée sur cette question7. Nous y accordons le temps nécessité par la singularité de ces formations concomitantes. La rencontre organisée prend entre 1h, 1h30 et porte sur le projet que la personne veut mener, ses avantages, ses contraintes, sa faisabilité au niveau organisationnel. C’est l’occasion également d’effectuer un test de positionnement pour évaluer son niveau de compréhension de la langue. Après ce moment de rencontre, un temps de réflexion est laissé au stagiaire ; nous restons en contact pour pouvoir peaufiner les choses, le soutenir dans son analyse de faisabilité. Avoir ce lien est important pour permettre l’accroche en formation. Il y a ensuite tout le temps d’accompagnement durant la formation, c’est-à-dire au minimum un suivi individuel une fois par mois, plus toutes les demandes ponctuelles qui peuvent arriver en cas de difficultés.

Nous avons 8 stagiaires inscrits pour la première session du module en boucherie. Notre partenaire, l’IFAPME, est satisfait car les infrastructures sont limitées dans un atelier. Cette fois, nous allons un pas plus loin en associant Alimento, une structure qui rassemble des fonds sectoriels et notamment celui de l’agro-alimentaire. Cette structure est partie prenante financièrement de la formation. Elle soutient les perspectives d’emploi à l’issue de la formation et le changement potentiel de regard sur les publics avec lesquels nous travaillons, c’est très porteur.

Au fil des années, nous avons identifié des balises, mais en même temps, nous voulons rester souples. Nous ne souhaitons pas définir un cadre avec toute une série d’items qui devraient être rencontrés pour que les personnes entrent et restent en formation concomitante. Je vais prendre un exemple très concret : la mobilité reste un problème très important, au niveau de la Province du Luxembourg et plus largement au niveau de toutes les régions rurales. Nous aurions pu décider de ne pas travailler avec les personnes qui n’ont pas cette mobilité. Ou de ne pas travailler avec des personnes qui n’ont pas encore mis en place toutes les conditions d’organisation pour être prêtes à l’emploi dès la fin de la formation. Mais non, nous partons du principe que nous sommes dans des dispositifs qui doivent rester dynamiques avec les personnes et dont la caractéristique est de casser une linéarité qui est souvent très présente dans les autres dispositifs. Nous constatons que c’est justement cela qui fait que des personnes en difficulté de se mobiliser dans des formations en alpha soient en capacité de le faire pour des formations concomitantes…


  1. Voir : AUDEMAR Aurélie, Des mots et des briques, un projet pilote de formation concomitante, in Journal de l’alpha, n°206, 3e trimestre 2017, https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/ja206_p081_audemar.pdf.
  2. Pour en savoir plus sur les formations concomitantes, voir Justine DUCHESNE, Les formations concomitantes : des partenariats innovants pour l’insertion socioprofessionnelle des personnes non alphabétisées. Enjeux, limites et recommandations, Lire et Écrire Wallonie, 2020, https://lire-et-ecrire.be/Les-formations-concomitantes-des-partenariats-innovants-pour-l-insertion
  3. Appelée en écho au premier module « Des mots pour communiquer et nettoyer ».
  4. L’Institut wallon de Formation en Alternance et des indépendants et Petites et Moyennes Entreprises est un organisme d’intérêt public subventionné par la Wallonie.
  5. Centre d’insertion socioprofessionnelle
  6. Centre d’Education Permanente et de Promotion sociale des Travailleurs Cisp
  7. AUDEMAR Aurélie, STERCQ Catherine (ss. coord.), Comprendre, agir et réfléchir le monde, Balises pour l’alphabétisation populaire, Cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire, décembre 2017, https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire.
  8. Voir : Etienne BOURGEOIS, Sabine DHENGHIEN et Benoît LEMAIRE (ss.dir.), Alphabétisation d’adultes, se former, se transformer, L’Harmattan, Action & Savoir, 2021.