Depuis de nombreuses années, la Ligue Braille s’efforce d’inclure les personnes aveugles et malvoyantes dans la société. Elle met notamment à disposition de son public diverses formations en vue d’acquérir ou de conserver un emploi. Depuis 2022, une formation en français langue étrangère a vu le jour. L’équipe de formateurs nous raconte comment elle s’est mise en place et ce qu’elle a nécessité en termes de développement de savoirs, savoir-faire et savoir-être.

Former un public déficient visuel en français langue étrangère : un nouveau défi pour les formatrices et formateurs de la Ligue Braille

Entretien avec Christelle Gheys, formatrice en Français langue étrangère,
Rudy Depaepe, formateur en braille,
Jean-Charles Delfosse, formateur en développement des compétences numériques à la Ligue Braille
Propos recueillis et mis en forme par Aurélie Leroy, Lire et Écrire Communauté française

Fondée en 1922, la Ligue Braille accompagne les personnes atteintes de déficiences visuelles afin qu’elles puissent acquérir ou maintenir une autonomie leur permettant de faire leurs propres choix dans la vie. Son approche s’inscrit dans les fondements de la Convention relative aux droits des personnes handicapées des Nations Unies1. Elle défend les droits à la vie économique, sociale, culturelle et politique des personnes aveugles et malvoyantes. L’asbl soutient également la recherche technologique, opérationnelle et médicale dans le domaine visuel.

Active dans différentes villes de Belgique, la Ligue Braille propose de nombreux services à son public : aide sociale, accompagnement et apprentissages de techniques favorisant l’autonomie, activités culturelles et de loisirs, bibliothèque spécialisée mais aussi diverses formations s’adressant à ceux et celles désirant trouver ou maintenir un emploi.

Son centre de formation professionnelle (C.F.P.) offre un accompagnement pour construire ou adapter son projet professionnel. Il dispense plusieurs types de formations permettant de s’inscrire dans un parcours d’insertion ou de réinsertion socioprofessionnelle :

  • une formation en Français langue étrangère ;
  • une formation en accessibilité : apprentissage des outils adaptés à la déficience visuelle, utiles à la formation ou au milieu professionnel ;
  • des formations de base visant l’acquisition ou la remise à niveau des compétences de base : français, calcul, braille, néerlandais, développement des compétences numériques, détermination du projet professionnel ;
  • une préformation, c’est-à-dire une préparation à une entrée en formation à orientation administrative ;
  • une formation qualifiante au métier d’agent d’accueil et d’employé administratif.

Ces formations sont construites en collaboration avec Bruxelles Formation.

Le C.F.P. est aussi reconnu comme Centre de validation des compétences pour le métier d’agent d’accueil : une session adaptée de préparation à l’épreuve de validation y est dispensée pour les personnes désireuses de faire reconnaitre officiellement leurs compétences professionnelles acquises dans la pratique de ce métier.

Sur le terrain, le public qui souhaite suivre une formation professionnelle est de plus en plus diversifié. « Nous avons régulièrement refusé l’accès aux formations aux personnes dont le niveau de connaissance en français était insuffisant. Nous n’avions pas de programme adapté pour répondre à ce besoin… », explique Christelle Gheys, formatrice en Français langue étrangère (FLE) et coordinatrice pédagogique depuis 3 ans à la Ligue. Afin de répondre à cette demande, l’offre de formation a été revue en 2021. Un nouveau programme a été défini avec Bruxelles Formation et inclut désormais un module de formation en Français langue étrangère destiné à des personnes déficientes visuelles ayant des connaissances en français de Niveau A12 minimum.

Mise en place de la formation en FLE

En janvier 2022 naissait le nouveau groupe FLE au C.F.P. de la Ligue Braille, dans une démarche progressive et inclusive. « Nous avons commencé petit car je suis la seule parmi les formateurs à être formée en Français langue étrangère et alphabétisation. Nous avons essentiellement un public FLE. En même temps, nous avons au sein du groupe des personnes qui n’ont pas terminé leur cycle d’études primaires. On se retrouve quand même avec un public alpha en quelque sorte. On est un peu entre les deux », soutient Christelle.

Dans un premier temps, il a été question d’identifier les besoins des stagiaires en matière de formation. Le groupe de FLE se compose de 5 personnes au maximum. Chaque stagiaire a une déficience visuelle différente et des difficultés qui y sont inhérentes. « Certains sont déficients visuels de naissance. Certains ont une déficience visuelle progressive qui fait qu’ils vont devenir aveugles et ils le savent. Certains le sont devenus du jour au lendemain suite à un accident. Au niveau de l’acceptation et du chemin à parcourir, ce n’est pas évident. Certains stagiaires ont des difficultés à apprendre car ils sont encore dans ce processus d’acceptation de cette nouvelle réalité. Un de nos stagiaires était commerçant, une autre aide-ménagère. Ils ne pourront plus exercer ces métiers… Nous poursuivons donc plusieurs objectifs : leur permettre de retrouver de l’autonomie, de la confiance en soi, de sortir de l’isolement, de découvrir des possibilités de faire autrement (lecture, jeux, etc.), de retrouver du pouvoir d’agir », nous confie Christelle. Le programme a donc été orienté afin de permettre aux apprenants d’acquérir les compétences linguistiques nécessaires pour interagir dans un environnement quotidien (savoir faire ses courses, se déplacer, etc.) et puis dans un milieu professionnel francophone. « Nous avons aussi axé les modules sur la découverte de la culture belge, sur son fonctionnement, sur ce qui peut être béné-fique pour les apprenants qui souhaitent comprendre notre pays ».

Dans un second temps, l’équipe de la Ligue Braille s’est attelée à développer le programme de formation et à adapter le matériel, les ressources pédagogiques en FLE à son public. Des cours de dactylographie, de braille et de développement des compétences numériques ont été introduits pour pallier les déficiences visuelles et lutter contre la fracture numérique. Ils sont donnés par différents formateurs. Les cours de dactylographie sont indispensables pour devenir autonomes sur un clavier et apprendre ainsi à écrire la langue française. Le cours de braille, quant à lui, offre la possibilité d’apprendre la langue au moyen du toucher grâce à un système de points en relief. Le cours de développement des compétences numériques permet de travailler les apprentissages via des outils d’accessibilité, c’est-à-dire des outils adaptés aux malvoyants et non-voyants. Il y a principalement deux types d’outils : les logiciels d’agrandissement et les logiciels de synthèse vocale3 qui traduisent de façon audio les données apparaissant à l’écran. Une barrette braille est souvent utilisée en complément de la synthèse vocale. Alors que cette dernière permet la prise de connaissance rapide de l’information, la barrette braille offre la possibilité d’avoir une maitrise complète sur le plan de l‘écriture.

Développer de nouveaux savoirs, savoir-faire et savoir-être en situation de travail

Afin d’accueillir ce public FLE au sein de leurs modules de formation, Christelle, Rudy, Jean-Charles et Xavier se sont formés en tâtonnant, en expérimentant, en lisant, en échangeant, et ont ainsi développé de nouvelles compétences en vue de répondre aux besoins de formation d’un public FLE atteint de déficiences visuelles.

Christelle possède un diplôme de logopède et exerce le métier de formatrice en FLE depuis 15 ans. Former un public déficient visuel a nécessité l’acquisition de nouveaux codes de communication et de savoir-être : « Il a fallu repenser mes méthodes et mes exigences. Il faut beaucoup de patience, d’indulgence, de compréhension, d’empathie pour mettre en confiance ce public. De plus, notre langage non verbal est peu, voire non utilisable pour expliquer des concepts à une personne déficiente visuelle. Cela a remis en question ma façon de donner cours : la voix est devenue très importante. Ma voix, mon articulation et mes mouvements ont changé. Le langage verbal doit être réfléchi, choisi minutieusement, affiné, précisé et simplifié en même temps. Trop d’informations verbales risque d’éloigner le stagiaire de l’idée principale et peut, à terme, faire qu’il se sente perdu ou donner l’impression qu’il n’a rien compris ». Au-delà de la capacité à utiliser davantage sa voix, Christelle a acquis de nouveaux savoir-faire. Elle a dû se décentrer par rapport à son expérience habituelle de l’apprentissage d’une langue et reconsidérer ses méthodes en fonction des aides technologiques disponibles tout en s’y formant. En effet, en FLE, les supports d’apprentissage sont la plupart du temps visuels. Ces supports ne sont pas toujours utilisables dans un contexte de déficience visuelle.

Rudy est formateur en braille et en calcul depuis quelques années. Atteint de déficience visuelle, il a perdu son travail à l’âge de 50 ans. Il a décidé de suivre la formation qualifiante d’agent d’accueil et administratif à La Ligue Braille et, par la suite, est devenu lui-même formateur et secrétaire. Il n’hésite pas à raconter son histoire aux stagiaires afin de leur donner confiance et leur montrer qu’ils peuvent arriver à retrouver un emploi leur convenant.

Suite à l’accueil de ce nouveau public, Rudy a revu ses séquences d’apprentissage et s’est formé auprès de sa collègue Christelle afin d’acquérir de nouveaux savoirs et savoir-faire relatifs à l’apprentissage du FLE. Il retravaille ainsi avec les stagiaires la phonétique, les sons complexes, les accents et la prononciation de la langue française (par exemple la distinction entre le é et è) lorsqu’il aborde avec eux le braille. Il a divisé le groupe FLE en plusieurs sous-groupes en vue d’adapter les situations de formation aux profils d’apprentissage des stagiaires. Il a également reconsidéré ses objectifs : « J’avance à leur rythme, je suis moins exigeant. C’est moi qui m’adapte à eux. Ce ne sont pas eux qui s’adaptent à moi ».

Jean-Charles, quant à lui, est formateur en développement des compétences numériques. Ancien instituteur primaire au sein de l’enseignement spécialisé, il apprend désormais aux stagiaires du groupe FLE à utiliser un ordinateur. Il travaille aussi avec eux la maitrise des outils d’accessibilité : logiciels d’agrandissement, de synthèse vocale accompagné ou non de la barrette braille. Jean-Charles travaille en collaboration avec Christelle, qui propose des exercices de français langue étrangère à effectuer sur ordinateur (notamment sur la plateforme Brulingua4) et avec Xavier qui enseigne la dactylographie.

Dans le groupe FLE, Jean-Charles a appris à adapter son vocabulaire au niveau de maitrise du français de ses stagiaires et à anticiper ce qui va être compris ou non. Le vocabulaire informatique « est très difficile à appréhender et à retenir pour eux. Par exemple, le mot ‘arborescence’ ou la notion de ‘périphérique’ de la machine. La difficulté est que nous ne pouvons que rarement nous appuyer sur le visuel ou les gestes pour susciter les apprentissages. Tout se fait au niveau verbal, au niveau des mots employés ». De plus, les stagiaires n’osent pas toujours lui signaler qu’ils n’ont pas compris ce qui vient de se dire. Par conséquent, Jean-Charles s’assure auprès d’eux que les connaissances et techniques soient bien transmises et acquises. Il s’est, en outre, remis à niveau et a réévalué les étapes nécessaires aux apprentissages : « L’acquisition du français demande un travail perpétuel. Ce n’est jamais terminé ».

Apprendre en collaborant avec les autres

Afin de développer le dispositif de formation et les contenus associés, Christelle, Rudy et Jean-Charles coopèrent dans un esprit d’échange et de réciprocité. « Nous sommes en formation permanente. Jean-Charles m’explique les raccourcis clavier5, comment arriver à telle information sur Internet. Rudy me montre le braille, l’organisation des touches et des doigts, ainsi que les méthodes pour enseigner le français en braille, qui est une langue étrangère employant un autre alphabet. Il me questionne également sur les méthodes que j’utilise. Nous faisons tout ensemble, nous nous coordonnons, nous échangeons des contenus pour le braille mais aussi pour la dactylographie. Nous apprenons beaucoup l’un de l’autre », relate Christelle. La cohésion entre les formateurs joue un rôle essentiel dans le développement des compétences de l’équipe. Elle permet par ailleurs de renforcer l’intelligence collective face aux difficultés rencontrées.

La cohésion est également présente entre les stagiaires : « C’est comme une famille », affirme Jean-Charles. Les membres du groupe apprennent les uns des autres et s’entraident énormément. « L’entraide fait qu’une personne qui a les compétences se sentira valorisée aux yeux des autres de pouvoir montrer qu’elle sait faire des choses. Une personne qui a besoin d’aide pourra se sentir soutenue dans ses apprentissages et surmonter ses difficultés car quelqu’un est là pour les mêmes raisons qu’elle », explique Christelle. Pour tous les formateurs, il est essentiel de favoriser, de mettre en place cette entraide entre les stagiaires, de créer un climat de collaboration et d’instaurer des situations d’apprentissage sécurisantes.

Enfin, des apprentissages se construisent entre stagiaires et formateurs comme en témoigne Jean-Charles : « On apprend énormément des personnes qui viennent en formation. Eux qui ont l’habitude d’utiliser les outils d’accessibilité et parfois les outils bureautiques peuvent m’apprendre des trucs et astuces pour rester à jour ».

De nombreux psychologues6 ont démontré que l’apprentissage est d’abord un processus social qui nait des interactions entre les individus. Lorsque la cohésion est importante dans un groupe, les activités cognitives deviennent plus efficaces. La formation est donc à considérer également comme un espace social où l’on confronte ses savoirs à ceux des autres au travers d’échanges, de mises en situation et où l’on construit des savoirs communs7.

De l’importance des apprentissages informels

La formation « sur le tas » est actuellement peu valorisée et est parfois utilisée pour désigner l’absence de formation. C’est oublier que les activités de formation peuvent s’opérer dans des contextes autres que formels (c’est-à-dire reconnues par le système d’enseignement et de formation régi par l’État) ou non formels (exercées dans un cadre structuré mais qui n’aboutit pas à un diplôme ou une qualification reconnue). Les apprentissages peuvent en effet se dérouler dans un cadre informel qui comprend la lecture, les échanges entre collègues, l’expérience en situation de travail, etc.

Dans la littérature scientifique, les apprentissages informels laissent place à un foisonnement de formulations : apprentissages accidentels, intentionnels, incidents, implicites, nomades, expérientiels, émergents, actifs (ou apprentissages par l’action), autodirigés, autonomes, entre pairs, non formels, pratiques…8. Si ce foisonnement témoigne de la diversité de ces manières d’apprendre, celles-ci sont toutefois communément liées à l’expérience. Souvent invisibles et sous-estimés, les apprentissages informels peuvent représenter, selon certains chercheurs9, jusqu’à 70% des apprentissages sur le lieu de travail.

De nombreuses compétences se construisent dans l’action et plus généralement par l’expérience. Pour que cette dernière soit source d’apprentissage, elle doit être accompagnée, selon Kolb, d’une phase de réflexion, d’observation. Durant cette phase, la personne prend une distance, fait varier les paramètres. Ensuite, elle se construit un modèle, une représentation qu’elle confronte au réel10. Afin de former le nouveau public FLE, Christelle, Rudy et Jean-Charles ont remis en question leurs méthodes et contenus d’apprentissage. Ils ont développé certains savoirs, savoir-faire et savoir-être par les échanges entre pairs, par la lecture, en expérimentant et en observant.

Les différents modules de formation suivent un processus évolutif. Le contenu des cours est constamment amélioré à l’intérieur du Cadre européen commun de référence pour les langues et du programme validé par Bruxelles Formation. Une évaluation continue est réalisée pour mesurer la pertinence des méthodes de formation et apporter les ajustements nécessaires en fonction des retours des stagiaires. Pour la suite, divers projets sont en préparation : développer davantage le numérique (utilisation des tablettes, smartphones et supports FLE sur Internet, etc.), favoriser des sorties culturelles et des mises en situation « réelles », des rencontres, des jeux de rôles, des jeux de cartes tactiles, etc. A plus long terme, il est envisagé d’ouvrir un deuxième groupe si le nombre de demandes augmente. La mise en place de cette formation en FLE pour les personnes déficientes visuelles est inclusive et innovante : il est désormais possible de proposer l’apprentissage du français langue étrangère, indépendamment des capacités visuelles.


  1. Voir : https://www.ohchr.org/fr/instruments-mechanisms/instruments/convention-rights-persons-disabilities
  2. Le niveau A1 du Cadre européen de référence pour les langues (CECRL) correspond à un niveau élémentaire et signifie que la personne sait comprendre et utiliser des expressions familières et des énoncés simples qui visent à satisfaire des besoins concrets, se présenter ou présenter quelqu’un, poser des questions à une personne sur ce qui la concerne et répondre au même type de questions, communiquer de façon simple si l’interlocuteur parle lentement, distinctement et se montre coopératif. Voir : https://www.service-public.fr/particuliers/vosdroits/F34739.
  3. Un logiciel de synthèse vocale est un programme informatique conçu pour convertir du texte écrit en parole humaine gérée de manière artificielle.
  4. La plateforme Brulingua est un service en ligne d’apprentissage des langues étrangères initié par Actiris. 
  5. Afin de réaliser différentes opérations de traitement de texte, via des tableurs, sur Internet, les personnes malvoyantes ou non voyantes utilisent les raccourcis clavier au lieu d’utiliser la souris.
  6. Tels que Lev Vygotski, Jean Piaget ou encore Albert Bandura.
  7. Jean-Marie BARBIER, Etienne BOURGEOIS, Gaëtane CHAPELLE, Jean-Claude RUANO-BORBALAN, Encyclopédie de la formation, Editions Presses Universitaires de France, 2009.
  8. Denis CRUSTOL, Anne MULLER, Les apprentissages informels dans la formation d’adultes, in Savoirs, n°32, 2013/2, pp.11-59, https://www.cairn.info/revue-savoirs-2013-2-page-11.html.
  9. BRUCE, ARING & BRAND (1998). Informal learning: the new frontier of employee organizational development, in Economic Development Review, vol. 15, n° 4, 1998.
  10. Voir : https://sydologie.com/2019/09/le-cycle-de-kolb-ou-la-pratique-en-theorie/