Chères lectrices, chers lecteurs du Journal de l’alpha,
Nous avons déjà écrit quelques articles pour ce journal, sur notre expérience de groupe qui veut agir pour que l’illettrisme soit mieux pris en compte. Chaque année nous avançons avec de nouveaux projets, de nouveaux partenariats, et aussi en trouvant une solution pour répondre aux obligations administratives de notre association. Un vrai défi !
Grâce à notre expérience, nous apprenons petit à petit, nous apprivoisons les mots, en commençant par ceux qui nous parlent, ceux que l’on dit, ceux que l’on réussit à lire et à écrire. Et puis il y a ceux qui nous sont totalement étrangers, même s’ils sont en français !
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Langage administratif, quelle drôle d’association de mots ! Deux mots tout à fait compréhensibles si on les prend séparément. Mais pour Serafina, les mettre ensemble crée une énigme : « Langage ça veut dire parler, mais le langage que j’ai dans ma tête ne trouve pas toujours de mots. Et administratif, pour moi, c’est la commune, les bureaux… »
Pour Yves, le langage administratif, ce sont les lettres « chiantes » pour le dire franchement, celles qui viennent de la banque, de la poste, des contributions, de la Vierge Noire1, tout ce qui concerne la santé, la pension, le logement… il y a aussi les lettres de la commune ou de la police. Ce sont toujours des documents difficiles à comprendre et c’est pénible.
Pour parler de « langage administratif » dans notre groupe, nous utilisons plutôt les mots « papiers administratifs », parce que, pour nous, il s’agit de quelque chose d’écrit, d’officiel surtout, avec des mots que nous utilisons très rarement, voire jamais, et qui sont difficiles à lire et à comprendre.
Cependant… même s’il s’agit de langage administratif, nous sommes toujours enthousiastes pour apprendre quelque chose de nouveau. Et puis, nous sommes heureux de pouvoir en parler dans le Journal de l’alpha ! Alors nous avons réfléchi aux papiers nécessaires à la vie de notre association. Entre autres, il y a les statuts que nous avons déposés au Moniteur belge.
Nous avons ressorti ces statuts et les avons relus. On avait un peu oublié depuis 2018. En mai prochain, notre association aura 5 ans. Déjà !
Les statuts, c’est un document qui dit ce que nous faisons avec des mots qui ne sont pas les nôtres, même si dans notre association, nous savons très bien ce que nous faisons, pour quoi et pour qui nous le faisons, et comment nous le faisons. Nous avons nos propres papiers, nos cahiers de réunions, nos livres de comptes, nos albums de photos.
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Dans nos statuts nous avons écrit :
Conformément à sa dénomination, l’association a pour objet d’organiser des rencontres, des actions, des évènements, des espaces d’échange, des ateliers de réflexion, pour lutter contre l’illettrisme et agir pour le droit d’apprendre ou réapprendre à lire, écrire et compter pour tous.
Elle agit avec des personnes physiques ou morales, peut organiser des partenariats avec des associations ou organismes qui s’associent à son objet.
Pour ce faire, l’association pourra conjointement ou distinctement :
- prendre en charge l’organisation d’ateliers de réflexion, de conférences, de colloques ;
- organiser des expositions artistiques, des spectacles, des publications sur support papier ou audiovisuel pour rendre visible son objet. Pour cela, l’association pourra agir avec des partenaires pour la mise en place de cette visibilité.
Des productions plastiques ou publications écrites pourront faire l’objet d’une vente éventuelle dont les gains seront utilisés pour la couverture de frais ou d’achat de matériel.
L’association peut accomplir tout acte en rapport direct ou indirect avec son objet.
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Pour écrire ces statuts, nous avons pris un modèle standard et nous y avons mis les mots qui nous intéressaient, en fonction de ce que nous voulions faire. On nous avait conseillé de ne pas être trop précis, nous avons essayé de suivre ce conseil mais en disant quand même ce qui nous caractérise.
Alors, que représente ce document « Statuts de l’asbl » pour nous ?
Pour Yves, c’est une sorte de règlement pour l’association. Pour Monique, c’est quelque chose qu’on a fait ensemble, qu’on a écrit ensemble et on s’est fait aider par Pascale. On l’a relu tous autour de la table, on a vérifié si ce qu’on avait écrit correspondait bien à ce qu’on voulait dire, on a demandé si tout le monde était d’accord et on a tous signé. Tous, cela signifie 6 personnes : Yves, Monique, Francis, Serafina, Parfaite et Pascale. Maintenant, nous sommes 7, Jacqueline a rejoint notre groupe en 2019.
Aujourd’hui, en relisant nos statuts, nous trébuchons encore sur quelques mots, comme « dénomination » par exemple. On ne sait plus dire ce que cela signifie. « Nomination » d’accord, mais avec « dé » devant ? En lisant plus attentivement ce qui est complété dans les statuts sous ce titre, on comprend que c’est le nom de notre association, L’illettrisme Osons en Parler. « Le siège, ça on sait », dit Yves, « c’est chez moi, c’est moi qui reçois le courrier officiel ». « L’objet, ça doit être notre logo », dit Monique, « c’est ce qu’on fait, c’est notre but ».
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Pour vous donner une idée de comment on se débrouille face au langage administratif, nous allons vous parler d’un courrier à propos de l’inscription de notre asbl au registre UBO2. D’habitude, c’est seulement Yves qui reçoit le courrier administratif concernant l’association… mais cette fois, nous avons tous reçu une lettre du SPF Finances dont voici la première page (ci-contre).
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Première réaction : panique à bord ! D’abord, chacun a téléphoné à un autre membre du groupe, croyant qu’il aurait une amende de 500 euros à payer s’il ne faisait pas ce que demandait la lettre. Personne ne comprenait rien à cette lettre. Elle parlait notamment de « blanchiment d’argent ». On n’est pas des voleurs ! Il nous a fallu un certain temps pour comprendre que la lettre concernait l’association en tant que personne morale, et donc en tant que groupe.
Serafina qui s’occupe de la comptabilité a bien vite repéré le numéro de téléphone en bleu au bas de la lettre et a téléphoné. Elle a dû attendre 30 minutes avant d’avoir une interlocutrice. La voix qui lui a répondu était froide, Serafina la sentait pressée de raccrocher. Du coup, elle avait du mal à réfléchir pour poser ses questions. L’interlocutrice ne cessait de lui répéter qu’elle ne pouvait rien faire par téléphone et qu’il fallait aller sur internet, sur le site MyMinfin qui était indiqué sur la lettre et régler notre situation de cette façon… Mais comment se connecter à ce site ?
Nous sommes une équipe, et quand il y a un problème, quel qu’il soit, nous le traitons ensemble. Justement, dans les jours qui suivaient, nous avions une répétition pour notre projet théâtre dans un lieu où il y avait une connexion internet. Entretemps, Serafina et Pascale s’étaient contactées et elles ont apporté le matériel nécessaire pour se connecter sur le site en question : ordinateur, carte d’identité et lecteur de carte ID. Yves avait aussi pris le sien au cas où cela ne marcherait pas avec celui de Serafina.
Oui mais… Si nous avons réussi à nous connecter sur MyMinfin, il fallait encore trouver où cliquer pour accéder au registre UBO, savoir que nous devions le faire en tant qu’entreprise et non en tant que personne particulière. Ce sont peut-être des évidences quand on est employé au SPF Finances, qu’on baigne dans les formulaires administratifs et qu’on a l’habitude d’aller sur internet… Nous, on s’est acharnés, mais sans succès.
Pascale a dit qu’elle regarderait cela de plus près de retour chez elle. Mais impossible ! Le lendemain, elle a tenté d’avoir un interlocuteur, toujours avec le numéro de téléphone mentionné sur la lettre, celui qu’avait utilisé Serafina, et c’est au bout d’une heure trente d’attente qu’enfin une voix, sympathique cette fois, a répondu. En s’entendant préciser l’objet de l’association et la difficulté du groupe avec l’écrit, la personne a été compréhensive, a proposé un numéro de ligne directe pour accompagner cette démarche de « mise en ordre » qui ne pouvait se faire que par internet. La semaine suivante, Pascale s’est donc rendue chez Serafina, à une vingtaine de kilomètres de chez elle, pour faire ensemble la démarche et apprendre à naviguer sur le site MyMinfin.
En lisant les documents pdf en ligne, en lien avec les obligations des sociétés et asbl d’inscrire leurs bénéficiaires actifs sur le registre UBO, elles ont compris que le courrier leur demandait de se mettre en règle vis-à-vis d’une nouvelle loi qui requérait de tout bénéficiaire actif d’une association d’être notifié (registre UBO) afin de vérifier les mouvements bancaires et lutter contre le blanchiment d’argent. Elles ont lu sur le document pdf que « bénéficiaire actif » voulait dire « toute personne administratrice et/ou fondatrice d’une asbl ».
Mais, quand Pascale et Serafina ont essayé de joindre la personne ressource du SPF, le numéro ne répondait pas… Il a fallu se débrouiller et chipoter comme on dit. Après quelques mises à jour nécessaires sur l’ordinateur de Serafina, elles ont enfin réussi à accéder au formulaire UBO. Encore fallait-il trouver comment inscrire le nom, prénoms, coordonnées et numéro national de chacune et chacun. C’est un peu par hasard que Serafina a appuyé sur le bouton « statut contrôle » et alors le formulaire s’est ouvert. Victoire !
Après avoir réussi à encoder un nom, elles se sont redit le chemin pour y arriver, elles l’ont refait, se sont trompées de nouveau, ont réussi à rectifier. Quelle galère !
Au bout de quelques heures tout le monde était encodé, et c’est à ce moment-là que la personne ressource du SPF a rappelé, le numéro de Pascale étant enregistré sur son téléphone comme appel en absence. L’employé a pu vérifier à distance que notre association était bien en ordre et que personne, ni les membres ni l’asbl, n’aurait à payer l’amende de 500 euros. Ouf !
Nous nous demandons quand même comment, et surtout pour quelles raisons, une association comme la nôtre blanchirait de l’argent. Nous nous sommes sentis un peu loin de tout cela.
Quand on crée une asbl, ceux qui la constituent sont censés avoir confiance entre eux. Notre but est d’améliorer la société, donc on va rester dans la légalité, cela n’aurait pas de sens d’agir malhonnêtement quand on essaye de changer les choses pour un mieux. Ceux qui profitent de ces structures pour voler ou détourner du bien commun, ça nous fait du tort. Ainsi réfléchit Serafina.
Yves la rejoint, mais apporte une nuance. Pour lui, créer une asbl, c’est la liberté de pouvoir faire quelque chose nous-mêmes pour améliorer les choses dans la société, mais il faut toujours rester attentifs à ceux qui nous rejoignent par la suite et s’assurer qu’ils partagent nos intentions.
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Plus largement, comment faisons-nous lorsque nous avons besoin d’une aide face au langage administratif ?
Le langage administratif, d’abord ça fait peur. Car, très souvent, les lettres administratives que l’on reçoit demandent d’agir, de faire un virement, d’entreprendre des démarches, d’aller dans un bureau, d’expliquer une situation qu’on n’a peut-être pas envie d’expliquer, ou encore d’aller sur internet… bref, des choses qui peuvent être inhabituelles et avoir des conséquences graves, parfois. Ces courriers sont ressentis comme une menace qui angoisse.
Habituellement, quand Monique reçoit un courrier administratif personnel, elle sonne directement à sa fille qui travaille comme aide-soignante dans une maison de repos. Elle est habituée à ce genre de lettre et lui explique de quoi il s’agit.
Serafina, elle, habite dans une commune près de la région germanophone, et parfois non seulement les courriers sont en langage administratif, mais en plus ils sont en allemand. C’est alors moins gênant d’utiliser l’argument de la langue pour demander des explications. Serafina assume le fait de devoir demander, même si c’est pénible et que ça casse la tête de toujours chercher la personne qui comprendra, qui sera efficace. En même temps, ça l’énerve quand on fait les choses à sa place. Elle préfère se débrouiller seule, même si ça prend du temps, elle veut être capable. Par exemple pour les comptes de l’association, elle pense qu’on doit arriver à les faire nous-mêmes, parce qu’on est une vraie asbl. Avec Pascale, elle a constitué un tandem. Serafina collecte les justificatifs, les tickets, les fait correspondre aux extraits bancaires et classe tout cela dans un cahier de comptes. Pascale se charge ensuite d’encoder sur Excel car c’est encore quelque chose de compliqué pour Serafina.
Yves, de son côté, commence par lire et essayer de comprendre. Puis quand c’est vraiment difficile, il demande à sa nièce ou à son assistante sociale pour vérifier s’il a bien compris ce qu’il a lu. Mais pour lui, c’est embêtant de toujours devoir demander. Dans le groupe, Yves a souvent des mots pour encourager. Il trouve qu’on se débrouille assez bien, qu’on est plus avancé qu’au début de notre association. Maintenant, il sait bien comment déposer les rapports d’activité, les bilans comptables, les PV de l’assemblée générale au tribunal du travail. Même s’il sait où se trouve le bureau à Verviers3, il va toujours d’abord à l’accueil. Sauf que depuis le covid, le système a changé, il y a une boite à l’extérieur où l’on glisse son enveloppe. Quelques jours plus tard, Yves reçoit un reçu par courrier comme quoi le dépôt a bien été fait. Il le transmet alors à Serafina qui garde tous les papiers de l’association chez elle, dans une armoire qui leur est réservée.
Ainsi notre groupe est une force pour affronter ces situations langagières, et à travers l’expérience collective, chacun s’arme pour sa vie personnelle.
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Si Osons en Parler nous permet de nous approprier toujours un peu plus le langage administratif, l’association est pour nous d’abord et surtout un formidable tremplin pour aller vers les autres, dans d’autres groupes et associations. Chacun prend de plus en plus confiance en soi. Sérafina s’énerve beaucoup moins, elle est plus posée, plus ouverte, et elle reçoit un retour positif des personnes avec qui elle fait connaissance, elle voit qu’elle est appréciée, ce qui la fait beaucoup progresser. Monique aussi parle maintenant avec des personnes qu’elle ne connait pas, ce qu’elle n’aurait jamais osé faire auparavant. Et cette année, Francis s’est inscrit au Conservatoire de Verviers pour faire du théâtre, même si cela lui fait un peu peur.
Ce qui est important dans notre groupe, selon Yves, c’est que chacun peut reconnaitre là où il a des faiblesses, ce qui permet de s’améliorer. Pourtant, ce n’est pas évident ! « Au début, on ressent de la colère de ne pas arriver à faire ou à dire ce qu’on voudrait et il faut du temps pour que ça retombe », ajoute-t-il.
Petit à petit, avec les obligations administratives auxquelles nous sommes confrontés, on s’y met et on a déjà fait un sacré bout de chemin, même si nous n’en sommes pas encore au bout.
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Ce qu’on aimerait dire pour conclure cette longue lettre, chères lectrices, chers lecteurs du Journal de l’alpha, c’est que même si le langage administratif est souvent une barrière, ce qui nous pèse le plus, c’est le regard que l’on porte sur nous. On se sent vite rangé dans la case « qui ne comprend pas », « un peu bête », cela nous fait nous sentir inadaptés et ça nous énerve, alors qu’utiliser ce langage, c’est une histoire d’habitude, de connaissance.
Monique nous a ainsi raconté ce qui lui est arrivé lors de la visite de l’employée d’une agence immobilière à son domicile car la maison dans laquelle elle habite va être vendue. Monique a cependant le droit de rester dans son logement car ce dernier n’a pas encore trouvé acquéreur. Lorsque Monique a reçu cette dame chez elle, au cours de la discussion, celle-ci lui a dit : « Vous êtes au courant que les prix du loyer, de l’électricité et du gaz vont être gelés ? » Monique l’a regardée avec surprise en disant : « Mais il ne va pas geler ces jours-ci ! » On était en plein mois d’aout. Monique s’est alors sentie regardée bizarrement, mais la dame n’a rien ajouté. Monique s’est dit qu’elle avait sans doute mal compris, et qu’elle avait dit quelque chose qui n’était pas juste, mais quoi ? Ni l’une ni l’autre n’ont osé chercher à lever le malentendu et une sorte de malaise s’est installé. Après l’entretien, le doute s’est immiscé chez Monique.
En entendant cette anecdote, chacun de nous s’est exprimé sur comment il comprenait le mot « gelé » dans ce contexte, et nous avons compris que « prix gelés » voulait dire « prix bloqués ». Et Monique a ri !
Pour l’association Osons en Parler, Serafina Guccio, Yves Huysmans, Monique Outers et Pascale Lassablière
- Direction générale Personnes handicapées, précédemment située rue de la Vierge Noire à Bruxelles.
- UBO est l’acronyme anglais de Ultimate Beneficial Owners, c’est-à-dire les bénéficiaires effectifs d’une société ou d’une autre entité juridique. En vertu d’une loi du 18 septembre 2017, ces bénéficiaires doivent obligatoirement être enregistrés dans le registre UBO.
- Le siège de l’association est à Verviers.