Le questionnement sur la place des maths et la manière de les travailler en alpha a toujours habité Lire et Écrire. Sans refaire un historique détaillé des actions mises en place pour promouvoir les mathématiques1, je retracerai ici l’évolution des formations de formateurs au fil des ans et aborderai quelques impacts sur la pratique des mathématiques dans les groupes d’apprenants.

Les mathématiques à Lire et Écrire : de la formation des formateurs à la formation des apprenants

Delphine Versweyveld, coordinatrice pédagogique à Lire et Écrire Namur et référente maths pour le mouvement Lire et Écrire

Commençons par retracer ce parcours qui évolue d’initiatives isolées et ponctuelles vers un cycle de formations structurées pour les formateurs.

Les premières initiatives

Les premières formations à visée mathématique étaient des propositions isolées et ponctuelles qui tentaient de répondre à une demande présente chez certains formateurs. À ce stade toutefois, une minorité d’entre eux semblaient enclins à pratiquer les mathématiques dans leurs groupes et celles-ci n’occupaient qu’une part très minime de l’offre de formation. Les échanges informels avec les formateurs ont pourtant confirmé l’idée que les mathématiques sont importantes en alpha. Pourquoi ce paradoxe ? Par manque d’intérêt des apprenants ? Par peur ou manque de maitrise/de connaissances des formateurs ?

Les premières organisations formelles

Ces questions fondamentales méritaient d’être discutées de manière institutionnelle. C’est ainsi qu’en 2010 s’est mis en place un groupe de travail (GT dans la suite du texte) composé de formateurs et/ou coordinateurs pratiquant les maths ou vivement intéressés par la question, et persuadés de l’enjeu de leur laisser une plus grande place dans les formations en alphabétisation.

Un des premiers constats de ce groupe était sans appel : de par l’hétérogénéité de leurs parcours, le manque de formation en mathématiques des travailleurs de l’alpha était flagrant, ne serait-ce que parmi les participants au GT. Entre savoir « faire des maths » et les transmettre, la marge est grande. Le besoin de comprendre le fonctionnement, de dépasser les trucs et astuces pour remettre du sens derrière des questions comme la signification du zéro, le « décalage » de la virgule était manifeste. C’est ainsi que des formations ont été organisées de manière plus systématique, à destination des membres du GT, bien sûr, mais plus largement du secteur de l’alphabétisation, notamment avec Anne Chevalier et Benoît Jadin, tous deux membres de CGé2.

Si cette approche a permis à un certain nombre de se former, la question du transfert dans les groupes d’apprenants allait vite se poser : comment travailler les mathématiques dans un groupe multiniveau, comment ne pas tomber dans le piège de l’apprentissage mathématique pur3, quel matériel utiliser… ? De plus, la mobilisation des apprenants restait compliquée, les groupes maths étaient rarement complets. C’est pourquoi, dans l’espoir de toucher un public plus large avec une formule moins contraignante qu’une formation, le colloque Quand α rencontre π4, suivi d’ateliers de découverte, fut mis sur pied. Ce fut l’occasion pour beaucoup d’ouvrir la porte du monde des mathématiques, de voir les enjeux pour l’alphabétisation et de peut-être modifier quelques représentations. Les retours furent positifs et les échanges dans les ateliers, constructifs. Certains venus par curiosité semblaient prêts à aller plus loin et à participer à une formation.

La structuration des formations

Fort de ces premières expériences, Lire et Écrire souhaitait poursuivre l’effort pour implanter les mathématiques de façon durable. Cela passait inévitablement par une réflexion en lien avec les Balises pour l’alphabétisation populaire5 et la question des langages fondamentaux en alphabétisation populaire. Il s’agissait d’envisager l’apprentissage des maths non pas comme une fin en soi mais bien comme un levier pour comprendre le monde, au même titre qu’en ce qui concerne l’apprentissage du français oral, de la lecture et de l’écriture.

Des formations à la didactique des langages (oral, écrit et mathématique) furent planifiées et la première organisée était celle autour des mathématiques en 2017. Ces dix journées ont été l’occasion de dé- et reconstruire des représentations, de se questionner sur ce que signifie « faire des maths en alphabétisation », de s’interroger sur les liens entre les mathématiques et la vie quotidienne, mais aussi de décortiquer des concepts mathématiques pour leur donner sens et mieux les travailler dans les groupes d’apprenants. Ces journées ont également permis de pointer ce qui méritait d’être approfondi lors de formations continuées plus courtes. C’est ainsi qu’avec Anne Chevalier toujours, un cycle de six modules, à raison de deux modules par an, a été mis sur pied dans le but d’apporter une base solide de compétences mathématiques à travailler en alpha6.

Ce travail qui s’est inscrit dans la longueur a porté ses fruits : des formateurs se sont inscrits et sont revenus pour suivre d’autres modules en y conviant leurs collègues. Ces formations ont été l’occasion de détricoter et de nous approprier les concepts mathématiques, mais aussi de nous interroger sur leur aspect culturel, en découvrant la manière dont les mathématiques se pratiquent ailleurs dans le monde, et sur la pertinence de travailler tel ou tel concept avec les apprenants. En GT, nous avons réfléchi à la construction d’une ou de plusieurs progressions possibles. Nous nous sommes également interrogés sur la question des prérequis. Tout cela en alternant les mises en situation, les échanges et les apports théoriques, comme cela se fait habituellement lors des formations à Lire et Écrire.

Quelques exemples concrets :

  • Nous nous sommes plongés dans l’analyse critique d’articles de journaux qui proposent statistiques, tableaux et graphiques dans une formation sur les fractions et la proportionnalité.
  • Nous avons listé les questions/demandes/besoins des apprenants dans leur vie quotidienne pour mettre en évidence les concepts mathématiques qui y sont liées (en faisant des allers et retours permanents entre la réalité et les concepts).
  • Nous nous sommes préoccupés du transfert dans les groupes d’apprenants et de la mise en contexte des concepts détricotés et apprivoisés.

La pérennisation des formations

Jusque-là, les formations étaient systématiquement données par des mathématiciens, des formateurs spécialisés en maths, extérieurs à Lire et Écrire. Pour pérenniser ces formations qui semblaient répondre aux attentes des formateurs, il était impératif que Lire et Écrire s’empare en interne de cette

compétence. C’est ainsi qu’en 2018, afin de faire perdurer ce cycle d’apprentissages pour que tous les apprenants aient accès via leur formateur à l’apprentissage des mathématiques, un groupe de formateurs de formateurs s’est constitué. Depuis maintenant plus de deux ans, ils encadrent des formations continuées, en coanimation avec Anne Chevalier.

Au-delà de ce cycle, des formations plus spécifiques, à la demande, ont également été mises en place : Maths, alpha et hétérogénéité en est un exemple. En outre, la découverte des mathématiques est devenue un incontournable dans les formations initiales pour futurs formateurs. Lors de cette première approche, nous posons les premiers jalons, détricotons les représentations, essayons de réduire les craintes et invitons les participants à nous rejoindre dans les formations continuées.

L’impact des formations de formateurs sur la formation des apprenants

Ces formations ont des répercussions directes sur le travail des mathématiques dans les groupes d’apprenants. Dans la suite de cet article, je propose de partager quelques exemples de pratiques mises en œuvre dans des groupes. Peut-être vous donneront-ils envie de les essayer dans vos groupes ?

La recherche systématique d’objectifs mathématiques

Dans le travail de préparation d’une séquence de formation, particulièrement pour le formateur débutant en mathématiques, il est essentiel de se questionner systématiquement sur les liens possibles entre les mathématiques et le thème autour duquel s’articule la formation, tout comme nous le faisons par rapport au français oral et écrit ou même par rapport aux compétences transversales. Si cette connexion est évidente pour certains des thèmes régulièrement travaillés dans les groupes d’apprenants[7], elle peut se révéler plus subtile pour d’autres thèmes. Une fois les liens établis, que ce soit avec le vocabulaire, la numération, le calcul, les grandeurs, etc., libre au formateur et aux apprenants de choisir ceux qu’ils retiennent selon les objectifs poursuivis par le groupe. L’important est de se poser systématiquement la question de cette connexion et de faire ainsi un choix en connaissance de cause, dans le but de donner une juste place aux mathématiques et de ne pas passer à côté de tout un pan d’apprentissages possibles.

Afin d’aider les formateurs à acquérir ce reflexe, il est intéressant de s’exercer entre pairs, que ce soit en équipe ou lors de formations. Cette année, par exemple, lors d’une formation de base pour futurs formateurs, une séquence pédagogique tirée des mallettes Bienvenue en Belgique8 a été proposée avec la consigne suivante : « Imaginer un maximum d’objectifs mathématiques, sans tenir compte des prérequis ou du niveau du public. » Pour ce faire, les futurs formateurs avaient à leur disposition le livret de l’animateur de la mallette Santé9, ainsi qu’un extrait des Balises pour l’alpha populaire10 et la « roue » du langage mathématique11. L’exercice fut productif comme en témoignent les propositions d’objectifs qui concernaient le vocabulaire mathématique, la numération (voir encadré page suivante à titre d’exemple), l’économie et l’argent, l’espace, le temps, les grandeurs en général, la compréhension et l’utilisation d’outils/techniques mathématiques.

Un travail similaire peut être mené dans les groupes avec les apprenants cette fois : à partir d’un sujet choisi, le groupe se met en recherche et liste tout ce qu’il imagine en lien avec les maths. À nouveau, il reste ensuite à décider s’il est pertinent ou non de s’emparer de (certaines de) ces questions à ce moment-là. Le formateur est là pour compléter, nuancer, rappeler les prérequis si un sujet enthousiasme le groupe. Il n’est pas forcément évident de mener un tel travail dans un groupe. Et, d’expérience, les premières fois peuvent se révéler frustrantes par le peu de retours des apprenants. Une porte d’entrée pour contourner cette difficulté pourrait être de réfléchir à postériori à « qu’avons-nous travaillé par rapport aux maths en lien avec ce thème que nous venons de terminer ? » ; « qu’aurions-nous pu travailler d’autre que nous n’avons pas travaillé ? » Ici encore, la systématisation de la pratique va créer des automatismes et permettre d’intégrer les mathématiques dans le quotidien du groupe.

La question du vocabulaire mathématique et du lien avec la langue française

Lorsque nous proposons l’intitulé suivant à un groupe d’apprenants Faire des maths, pour vous c’est…, nous entendons des réponses en lien avec des sentiments, des souvenirs scolaires comme des noms de profs, ou des intitulés de matières tels que le calcul écrit, les tables de multiplication,… Beaucoup plus rares, voire inexistantes sont les réponses qui portent sur le vocabulaire ou sur les liens avec la langue française. Et pourtant, c’est fondamental comme nous allons le voir.

Un exercice, inspiré de La chasse aux chiffres12, qui a été retravaillé par le GT maths13 et que je propose régulièrement, tant en formation de formateurs que dans des groupes d’apprenants, part de la question suivante : « ‘Numéro’, ‘nombre’, ‘nombre de’ et ‘chiffre’, que se cache-t-il derrière ces mots ? » Concrètement, il est demandé aux participants de rechercher dans des magazines et/ou des publicités des nombres et de les découper14. Ensuite, en sous-groupes, il leur est demandé de les classer en quatre catégories. Aucune précision n’est donnée à ce stade sur les différentes catégories. S’ensuit une mise en commun avec la présentation de leurs classements. Puis c’est via un questionnement, une discussion et un apport du formateur que le groupe arrive à cerner et différencier ces quatre termes. L’objectif de cette activité est d’arriver à les définir et à les mettre en lien avec des exemples concrets, ce qui permet de réaffirmer la présence des mathématiques dans la vie de tous les jours.

Il est intéressant de constater comme les apprenants se montrent curieux et passionnés par ces distinctions. Ils prennent conscience qu’une association de chiffres n’a pas forcément le même statut, ni la même fonction et qu’elle ne pourra donc pas être traitée de la même manière, qu’elle peut traduire des réalités différentes et amener à la compréhension d’une certaine forme d’organisation du monde (voir encadré page suivante).

Pour le formateur, il sera pertinent d’introduire ces réflexions et ces liens supplémentaires, soit sur le moment soit au fil de la formation, afin d’amener les apprenants vers une logique mathématique qui ne pourra que les aider dans la suite de leurs apprentissages. Précisons aussi que ces questions autour du vocabulaire peuvent être travaillées dans tous les groupes, oraux comme écrits.

La création et l’enrichissement d’un répertoire de ressources communes

Outre la recherche systématique d’objectifs et l’importance du lien avec le français qui viennent d’être abordés et qui me paraissent fondamentaux quand on souhaite mener des apprentissages mathématiques en alphabétisation, il peut aussi être pertinent pour toutes personnes s’intéressant aux mathématiques de se référer à des exemples de séquences déjà rédigées. En effet, la formation de dix jours en didactique des mathématiques a débouché sur la création de séquences de formation. Ces séquences ont été pensées par les formateurs en lien avec les groupes qu’ils avaient en formation. Elles ont été testées et ajustées suite à des allers-retours avec le terrain et les réflexions théoriques menées lors de la formation de formateurs. Certaines sont davantage centrées sur un concept mathématique, d’autres sont inscrites dans un projet plus global. Ces fiches sont consultables et téléchargeables sur le site internet de Lire et Écrire15. N’hésitez pas à vous les approprier, à les tester dans vos groupes et à nous faire part de vos retours d’expériences16. Notre ambition étant de continuer à alimenter ce répertoire par de nouvelles expériences de formateurs, nous serions plus que ravis d’échanger également à propos d’autres séquences que vous auriez eu l’occasion de mettre en œuvre dans vos groupes.

Et demain ?

Les chemins sont multiples pour découvrir les mathématiques : discussions avec des collègues, lectures théoriques, appropriation de séquences, formations,… L’essentiel est de ne pas rester seul avec ses questions et ses doutes. Mais forts de la dynamique mise en route par les premières initiatives et enrichis des formations plus structurées mises en place ces dernières années, nous sommes persuadés que les mathématiques seront demain accessibles à tous, formateurs et apprenants.


  1. Voir à ce propos la vidéo du webinaire Marginale la place des maths en alpha ? Non, tout simplement centrale !, Lire et Écrire, 30 mars 2021 : lire-et-ecrire.be/Video-du-webinaire-Marginale-la-place-des-maths-en-alpha-Non-tout-simplement
  2. Changements pour l’égalité.
  3. C‘est-à-dire sans lien avec des situations concrètes où la question mathématique se pose.
  4. Quand α rencontre π. La place des maths en alpha : pour qui ? pour quoi ? pourquoi pas ? … Oui, mais alors comment ?, colloque organisé par Lire et Écrire le 11 décembre 2014. Voir : https://lire-et-ecrire.be/alphapi?lang=fr
  5. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf
  6. Il a aussi été décidé que ces modules pourraient être abordés par les formateurs dans l’ordre de leur choix.
  7. Nous pouvons citer cuisine/repas, mobilité, achat/paiement/facture, logement, météo/climat, agenda/ligne du temps/évènements de la vie, démographie, élections, compréhension d’articles/de données/d’informations/de courriers,…
  8. Voir : lire-et-ecrire.be/Bienvenue-en-Belgique-Neuf-mallettes-pedagogiques
  9. L’exercice proposé concernait le sous-thème Organisation des soins de santé, pp. 11-12, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/sante_0._livret_de_l_animateur.pdf
  10. Op. cit., pp. 114-115.
  11. lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/roue_langages_-_maths.pdf
  12. Jim HOWDEN et Huguette MARTIN, La coopération au fil des jours. Des outils pour apprendre à coopérer, Chenelière, 1997, p. 177.
  13. Parmi un ensemble de réflexions menées par le GT maths entre 2010 et 2014.
  14. Variante : je leur fournis une enveloppe avec les éléments que j’ai préalablement sélectionnés et découpés.
  15. lire-et-ecrire.be/Mathematiques-demarches-pour-mises-en-pratique
  16. Contact : delphine.versweyveld@lire-et-ecrire.be