Pour que la santé devienne une ressource pour tous, dans une perspective globale de promotion de la santé, il est nécessaire de sortir de la conception du « bon » patient comme étant la personne adhérant docilement aux traitements préconisés par le médecin « qui sait ». Cette transformation implique d’une part la formation de tous les usagers de la santé et l’articulation de la littératie en santé avec les autres apprentissages de base, et d’autre part la formation et la sensibilisation des professionnels de la santé. Il y a entre autres un enjeu culturel, au niveau de la langue utilisée par les professionnels de la santé et de leur posture lorsqu’ils échangent avec les usagers, spécifiquement les moins susceptibles de les comprendre. Cet enjeu est au centre des préoccupations de l’Agence nationale d’alphabétisation irlandaise, NALA1, dont la santé est l’une des priorités depuis le début des années 2000.

Littératie en santé : l’approche de l’Agence irlandaise d’alphabétisation

Entretien avec Helen Ryan, analyste politique en charge
du plaidoyer, Agence irlandaise d’alphabétisation (NALA)
Propos recueillis et mis en forme par Louise Culot,
Lire et Écrire Communauté française

L’Agence irlandaise d’alphabétisation est impliquée dans le domaine de la littératie en santé depuis une vingtaine d’années. « C’est notre service de communication qui a semé les premières graines. À l’époque, on commençait à s’intéresser et à développer des compétences en plain English2 et notre service communication a été contacté par celui de l’administration de santé publique, qui souhaitait former ses employés au langage simplifié. » Cette première initiative a amené NALA à s’intéresser à la santé de manière systématique et à inclure l’accès aux droits à la santé et au bienêtre pour les personnes en difficulté de lecture et d’écriture dans son plaidoyer politique.

Les deux faces de la médaille

« Le point central de notre stratégie en matière de santé, c’est qu’elle ne repose pas uniquement sur la formation des individus. Pour nous, la littératie en santé regarde autant les patients que le personnel de la santé ». Dans les années 2000, le concept de littératie en santé avait surtout été développé dans le monde anglosaxon, aux Etats-Unis notamment, et proposait une lecture très individualisante de la santé, avec laquelle l’organisme irlandais ne parvenait pas à s’identifier. « Le mantra ‘il suffit que les gens s’adaptent et deviennent de bons patients’ ne nous semble pas juste, cela revient à dire qu’une fois que les gens sont suffisamment formés, tout va bien, il n’y a plus rien à faire ? La littératie en santé, ce serait cela ? Non ! Moi-même, je me perds dans un hôpital et je sais lire. Je sais compter aussi, mais je me perds parfois dans l’administration d’un médicament. Nous ne pouvions pas éviter d’impliquer les services de santé ni adhérer à l’idée que les personnes sont les seules responsables de leur mauvaise compréhension. » NALA privilégie une approche combinant apprentissages destinés à rendre les personnes en capacité de prendre en main leur santé, de comprendre les enjeux liés à la santé, avec un travail de prise de conscience, de la part des professionnels de la santé, que les compétences des patients ne sont en fait qu’une seule face de la médaille. L’autre face implique un questionnement de leur part : sont-ils adaptés aux personnes en situation d’illettrisme, ont-ils une volonté de s’y adapter ? « La plupart des professionnels de santé ignorent que 6 personnes sur 10 ne savent pas lire une posologie correctement ou que 4 personnes sur 10 ne comprennent pas l’information médicale », explique Helen Ryan, citant les résultats de la dernière enquête sur la littératie en santé réalisée en Irlande (2010). Afin d’impliquer les professionnels sur le terrain, NALA recommande au secteur de la santé (mais également aux autres secteurs de première ligne) de s’engager à devenir literacy friendly3. « Nous avons développé une grille d’analyse, basée sur 10 standards que nous considérons indispensables pour respecter les besoins des personnes en situation d’illettrisme. Les organismes peuvent s’autoévaluer à partir de cette grille. » Quatre des dix standards sont liés à la communication, à l’emploi d’un langage simple à l’oral et à l’écrit, et au fait de vérifier que l’interlocuteur a bien compris un propos. Deux standards concernent la posture des professionnels, leur manière de recevoir les personnes, d’être conscients et sensibles aux besoins de tous les publics. Enfin, les trois derniers sont relatifs à la mise en place d’une politique d’accueil tenant compte des besoins des personnes peu ou pas lettrées, d’une politique de formation du personnel de première ligne et d’une politique d’évaluation et d’amélioration continue de ces dispositifs. « A partir de ces dix standards, nous avons formalisé un parcours en cinq étapes pour aider les organismes à devenir plus literacy friendly et nous avons mis en place un système de label pour certifier qu’un organisme a bien des pratiques conformes aux principes de littératie en santé, que nous délivrons après une formation, ou après un audit. Notons qu’une centaine de pharmacies ont reçu ce label ces dernières années. »

Une évolution culturelle

Helen Ryan parle d’une évolution culturelle indispensable de la part des professionnels de la santé (et d’autres secteurs), dans leur manière de communiquer, dans le langage et la posture qu’ils adoptent, la signalétique qui est proposée, etc. « L’important est d’impliquer les travailleurs à tous les étages de l’organisation : former les premières lignes mais également les cadres, sinon le changement ne se produira pas. » L’emploi du langage simplifié demande souvent plus d’effort aux cadres. « Beaucoup nous disent : j’ai passé des années à l’université pour apprendre à écrire comme aujourd’hui, maintenant vous me demandez de régresser ?… Il faut prendre le temps de leur expliquer que ce n’est pas du tout une affaire de régression, qu’il s’agit d’adopter un langage accessible à tout le monde. » Depuis 2015, NALA promeut la littératie en santé en s’appuyant sur cette double approche : 50 % de compétences individuelles, 50 % d’efforts de la part des services. « Naturellement les gens doivent s’impliquer dans leur parcours de formation, mais les établissements de santé doivent aussi offrir de meilleurs services. Nous sommes très occupés à présent en amont de la formation du personnel médical. Avant le Covid, on allait sur place, à l’hôpital, donner un atelier d’une demi-journée et cela marchait assez bien, avec des possibilités de discussions, de travail en sous-groupes, etc. Désormais, nous sommes passés à une formule en ligne, moins participative, mais on essaie d’impliquer les gens comme on peut. Nous offrons en général une heure de formation basique gratuite, et le reste des heures est facturé. Nous proposons aussi aux institutions de faire un audit de leur dispositif, il est alors très important qu’ils soient impliqués, qu’ils analysent eux-mêmes tous leurs documents, formulaires, signalétiques, etc. Le rapport est écrit ensemble : tous les travailleurs, à tous les étages de la hiérarchie, doivent être impliqués, car si c’est nous qui arrivons avec des solutions clé sur porte, cela ne sert à rien. Il faut vraiment que ce soit un travail collectif, de mise en situation, d’échanges entre les travailleurs – et entre eux et nous, bien sûr. Les mises en situation sont très intéressantes, elles permettent de mettre en avant des pratiques positives qui existent déjà, car quand nous demandons à des aides-soignant·e·s comment ils ou elles réagissent face à telle ou telle situation, ce n’est pas rare qu’ils ou elles aient déjà des réactions très adaptées, qui peuvent être alors formalisées et reconnues comme des pratiques répondant aux besoins des patients en difficulté de lecture et écriture, mal à l’aise à l’oral, susceptibles de ne pas les comprendre. »

Des services payants

Les services de NALA pour les organismes (les formations courtes sur les principes de la littératie en santé, le service d’audit, les conférences de sensibilisation à l’illettrisme, etc.) sont partiellement payants. Par exemple, pour une conférence informative sur l’illettrisme, la première heure est gratuite ; par contre, pour une formation plus longue, les organisations doivent payer. « Ici à Dublin, nous allons souvent dans des hôpitaux juste pour une heure, gratuitement, sous forme d’une conférence lunch. Nous proposons aussi un open health literacy workshop4 qui demande plus de préparation qu’une présentation d’une heure et que nous faisons payer. Nous adaptons nos tarifs en fonction des moyens des structures demandeuses. » Les activités de NALA en matière de santé ne sont pas incluses dans leur enveloppe de subsides, l’organisation essaie donc de trouver le juste compromis entre diffusion des bonnes pratiques et évolution des habitudes sur le terrain d’une part, et viabilité économique d’autre part. Le service de plain English5, qui revoit et adapte des documents de toutes sortes d’organismes, est également payant. « Nous sommes conscients que ce n’est pas viable, nous préférerions toujours former les équipes et leur apprendre à faire du plain English eux-mêmes. En une demi-journée nous pouvons former le staff et leur proposer un guide qui sert à harmoniser le style d’écriture au sein d’une entreprise, mais cela a un cout », explique Helen Ryan. « Nous n’avons pas de financement public pour ces services, donc ils doivent être payants. L’un des obstacles dans le développement de la littératie en santé, c’est que lorsqu’on parle à l’administration de la santé publique, quand ils entendent le mot ‘littératie’, ils répondent : ‘ce n’est pas nous, c’est l’éducation !’. Quand on va voir l’éducation, ils nous répondent : ‘ce n’est pas nous, c’est la santé !’. Cela a été compliqué de trouver un département enclin à s’impliquer durablement, au-delà de projets ponctuels. »

La littératie en santé dans la politique de santé publique

« Il y a quatre ou cinq ans, nous sommes arrivés à la conclusion que ce n’était plus possible de travailler avec tant d’administrations différentes, c’était trop instable et trop chronophage. Nous sommes allés voir tous les départements avec lesquels nous travaillions, l’éducation, la jeunesse et la famille, la santé, l’emploi et les affaires sociales, et nous leur avons proposé de soutenir la création d’une stratégie intergouvernementale d’alphabétisation, étalée sur 10 ans. Ils ont accepté, et la santé en fait partie. » L’une des revendications de NALA, pour cette stratégie, est l’adoption d’une loi plain English, imposant l’usage du langage simplifié à tous les services publics. Jusqu’à présent, l’organisation irlandaise a obtenu un accord sur le développement d’un service public literacy friendly à tous les étages, mais sans promesse d’une loi plain English. En marge des efforts pour faire évoluer les pratiques des professionnels, NALA réclame également davantage de moyens publics destinés à la formation en littératie en santé des personnes illettrées. Ces formations permettent à celles-ci de retrouver confiance en elles à l’heure de parler de leur santé, sans se sentir inférieures, sans avoir peur de s’informer, de demander, d’exiger plus d’explications et sans avoir peur de ne pas comprendre ou de ne pas être compris. « Nous avons développé un module de formation en littératie en santé, intitulé Well Now, qui avait été produit dans le cadre d’un projet destiné aux personnes âgées. Malheureusement, les centres de formation n’ont pas non plus de ressources spécifiques pour soutenir ces apprentissages. La matière est là, mais ce n’est pas dit que la formation sera organisée… » Alors que la première stratégie intergouvernementale vient d’être adoptée, un autre grand défi de NALA est d’amener son ministre de tutelle (en charge de l’éducation continuée mais aussi de l’éducation supérieure) d’écrire une lettre à toutes les universités et toutes les écoles supérieures qui forment les professionnel·le·s des soins de santé au sens large (les professionnels de la santé mentale, les logopèdes, les médecins spécialistes, etc.) afin qu’un cours de littératie en santé soit d’office inclus dans le cursus des étudiants de premier cycle. « Nous ne pouvons pas les forcer à suivre la recommandation du ministre, mais nous pouvons les y inciter en leur proposant de rédiger ce module avec eux. Nous n’avons pas besoin d’un cours de trente heures, nous n’avons rien de très compliqué à leur faire comprendre, juste leur dire que 4 personnes sur 10 risquent de ne pas les comprendre : cela les choque. Il s’agit de provoquer une prise de conscience, c’est la seule manière de faire progresser leurs pratiques », conclut Helen Ryan.

Enquête sur la Littératie en santé

Aux côtés de la consommation de tabac, de la consommation d’alcool, du statut pondéral, de l’activité physique et de l’alimentation, la littératie en santé (LES)6 compte parmi les 6 facteurs considérés, en santé publique, comme déterminants dans la santé des individus. Elle est par conséquent incluse dans les grandes enquêtes de population. En Belgique, la dernière enquête belge d’envergure nationale, réalisée en 2018, a abouti à une répartition de la population en trois niveaux de littératie en santé : suffisant, limité et insuffisant. Dans la présentation des résultats7, les deux derniers groupes ont été réunis au sein d’une seule catégorie présentant un « faible niveau de littératie en santé ». D’après ces résultats, un tiers de la population âgée de 15 ans et plus (33 %) a un faible niveau de connaissance en matière de santé, ce qui signifie qu’elle ne dispose pas de compétences suffisantes pour prendre des décisions concernant sa santé. L’enquête nous apprend qu’un faible niveau de littératie en santé est plus fréquent chez les femmes (35 %) que chez les hommes (32 %), ainsi qu’à Bruxelles (38 %) et en Wallonie (36 %) qu’en Flandre (29 %). Les personnes en mauvaise santé, les personnes âgées et les personnes peu instruites ont un niveau de littératie en santé plus faible ; en d’autres termes, ce sont les personnes qui ont les besoins les plus importants en matière de soins de santé et de promotion de la santé, qui en sont les plus dépourvus. Le niveau de LES augmente significativement avec le niveau d’instruction : 71,7 % des personnes ayant un diplôme de l’enseignement supérieur ont un niveau suffisant de LES, ainsi que 65,2 % des diplômé·e·s du secondaire supérieur, 55,4 % des diplômé·e·s du secondaire inférieur, et 43,2 % des diplômé·e·s du primaire ou qui n’ont pas de diplôme.


  1. National Adult Literacy Agency.
  2. En référence à une façon d’écrire ou dire des informations en anglais qui aide les personnes à les comprendre sans difficultés. Il s’agit d’utiliser des phrases courtes et claires, et des mots de tous les jours.
  3. En français, nous pourrions traduire par « respectueux des personnes en situation d’illettrisme ».
  4. Atelier ouvert sur la littératie en santé
  5. Voir : https://www.nala.ie/plain-english/
  6. La littératie en santé (LES) désigne ici « les connaissances, la motivation et les compétences des personnes pour accéder, comprendre, évaluer et appliquer les informations sur la santé afin de porter des jugements et de prendre des décisions dans la vie quotidienne concernant les soins de santé, la prévention des maladies et la promotion de la santé pour maintenir ou améliorer la qualité de vie au cours de la vie » selon la définition proposée par Sorensen K et al. (voir : https://www.belgiqueenbonnesante.be/fr/etat-de-sante/determinants-de-sante/litteratie-en-sante).
  7. Rana Charafeddine, Stefaan Demarest, Finaba Berete, Littératie en Santé, Enquête de santé 2018, Sciensano, 2019, Bruxelles, https://his.wiv-isp.be/fr/Documents%20partages/HL_FR_2018.pdf