Trois ans après le début de la pandémie de COVID-19, la notion d’éthique du « care » est plus que jamais utile pour dénoncer (et remédier à) l’indifférence dans laquelle certains métiers, le plus souvent occupés par des femmes non diplômées, sont exercés. Ces métiers sont pourtant indispensables dans le maintien de notre monde.

« Qui prend soin de qui ? ». Une introduction à l’éthique du « care » selon Joan Tronto

Louise Culot, Lire et Écrire Communauté française

Pendant les mois de confinement, les médias et le personnel politique ont souvent félicité l’endurance des « première lignes ». Quand la plupart d’entre nous se protégeaient à la maison, ces travailleuses et travailleurs dont les conditions salariales et contractuelles indésirables ont façonné le sobriquet de « premiers de corvée » n’avaient d’autres choix que de rester sur le pont. Une fois la crise passée, quand les applaudissements et louanges publiques se sont tues, le quotidien de ces auxiliaires de soin, caissier·ère·s, livreur·euse·s, puériculteur·rice·s, aides ménager·ère·s etc. a regagné son coin d’ombre.

Les origines du « care »

Tous ces métiers bien différents ont au moins trois points communs. Premièrement, ils sont majoritairement occupés par des femmes, faiblement diplômées et d’origine non européenne1, 2. Deuxièmement, ils sont mal payés.3 Troisièmement, leur fonction a pour nature le soin, l’attention, la réparation au sens d’amélioration ou de maintien du monde dans lequel nous vivons. Tous ces métiers sont, pour reprendre l’expression utilisée en sciences humaines, des métiers du « care ».

Si le terme anglais n’est pas traduit en français, c’est faute d’un mot ou d’une expression qui ferait consensus pour désigner le sens de « care » dans sa complexité et dans son unité, comme verbe à la fois transitif et intransitif, signifiant tantôt « soigner », « prendre soin », « s’occuper de », tantôt « aimer » ou encore « entretenir » et comme substantif signifiant « soin », « sollicitude », « souci », « attention ». Le terme a été élaboré au début des années 80 dans le cadre de travaux de psychologie relatifs au développement de la morale chez les jeunes personnes. Dans ce contexte, l’expression « éthique du care » avait été privilégiée pour désigner un certain sens de la responsabilité dans les relations, apanage spécifique des fillettes et des femmes, qui les mèneraient à poursuivre une moralité distincte de celle des hommes. A la différence de ceux-ci, les femmes développeraient une morale fondée sur le « soin », sur la relation à l’autre, et n’atteindraient pas le stade moral le plus « évolué », fondé sur la justice, la loi et l’impartialité.

L’expérience qui avait à l’époque amené la chercheuse en psychologie Carol Killigan4 à tirer cette conclusion et à élaborer cette première théorie du « care » était le dilemme de « Heinz ». Soit un individu, Mr Heinz, qui se rend à la pharmacie pour obtenir une boîte de cachets dont dépend la vie de sa femme mourante. Les cachets étant trop chers et le pharmacien refusant de les vendre à crédit ou de les donner, que fait Heinz ? Apparemment, les petits garçons auraient tendance à admettre que dans cette situation, le vol du médicament serait l’acte le plus légitime alors que les petites filles essaieraient de chercher une solution plus consensuelle, qui conviendrait à tout le monde et qui écarterait le scénario du pire, soit que Mr Heinz soit arrêté pour vol, qu’il aille en prison et que sa femme ne s’en tire donc pas mieux. Ces dernières privilégieraient donc un point de vue relationnel plutôt qu’une analyse de ce qui serait juste ou légitime5.

Des activités systématiquement dévalorisées

Vingt ans plus tard, dans les années 2000, la théorie du « care » est réactualisée par la philosophe Joan Tronto dans un contexte plus vaste d’analyse critique de la société. Dépassant largement le domaine de la psychologie, la penseuse canadienne s’acquitte de la dimension essentialiste6 qui caractérisait le « care » dans le cadre des études sur la morale, et en propose la définition suivante, dans laquelle l’idée d’un acte, d’une activité est centrale : « [le care est] une activité générique qui comprend tout ce que nous faisons pour maintenir, perpétuer et réparer notre «monde», de sorte que nous puissions y vivre aussi bien que possible »7.

Joan Tronto entend par là tout ce que nous faisons dans notre vie quotidienne, dont nous sommes souvent inconscients, comme s’habiller, se déplacer pour aller au travail, s’occuper de son corps, de ses enfants, traiter ses déchets, etc. et qui structurent notre relation à l’autre et au monde. « La plupart d’entre nous, bien portants, posons des tas d’actes de care envers nous-mêmes : se nourrir, faire en sorte d’avoir un endroit où dormir, toutes ces choses font partie du travail de care que nous faisons chaque jour, mais nous le mettons de côté. S’occuper de notre famille fait partie du soin quotidien. Les gens ne comptent pas ce soin dispensé à un partenaire, à des parents, des enfants, des amis… Nous sommes devenus une société tellement focalisée sur l’économique que tout ce qui est autre que du travail est devenu une catégorie vide, “la vie privée”. Mais en fait, c’est ça, la vraie vie, la réelle catégorie, c’est là que les gens deviennent eux-mêmes, exercent des jugements moraux, vivent ! »8.

Ces activités, autant qu’elles soient, sont bien guidées par des valeurs communes, celles de l’attention, de la compassion, de la prévenance, de la responsabilité à l’égard de soi, de l’autre et du monde. Si, selon Joan Tronto, ces valeurs ne sont pas plus innées chez les femmes que chez les hommes, elles sont historiquement associées à la sphère domestique et au domaine du privé. Et c’est en ce sens qu’elles n’ont jamais acquis de considération publique ou politique. Toujours selon Joan Tronto, c’est ce mépris historique pour des tâches usuellement dévolues aux femmes (soins du corps, soins des enfants, soins de la maison, etc.) qui contribue, jusqu’à aujourd’hui, à maintenir les métiers du « care » dans des conditions médiocres, comme des prolongements d’un travail domestique servile. Dans notre société obsédée par le diplôme, le fait qu’aucun diplôme supérieur ne soit requis pour la plupart de ces métiers n’aura certainement pas amélioré leur statut. Et pourtant, que serait le monde sans les travailleur·euse·s du « care » ? Qui prendrait soin de nos enfants, de nos vieux, de nos maisons, de nos sols, de nos placards, de nos corps, de nos poubelles ? En forçant le trait, on pourrait dire que leur caractère essentiel est inversement proportionnel à la reconnaissance dont ces métiers bénéficient, et nous ne parlons pas d’hommages ponctuels, pendant la pandémie ou à d’autres occasions, mais d’une reconnaissance en termes de salaires et de conditions de travail décentes. N’est-il donc pas temps, pour reprendre la formulation de Charlotte Bien aimé dans « Un podcast à soi » consacré à cette thématique9, de se poser la question du « qui prend soin de qui » et du « comment » on prend soin les uns des autres ?

Penser l’après-pandémie

Longtemps invisibilisées, les activités et les valeurs du « care » sont, pendant la pandémie, apparues au grand jour comme indispensables, centrales dans le maintien de nos vies et de nos sociétés. La formule « prenez soin de vous » scandée par le personnel politique et médiatique en est devenue une flagrante manifestation. Nous étions alors totalement dépendants du travail des puériculteur·rice·s, des nounous, des aides ménager·ère·s, des aide·s-soignant·e·s, des caissier·ère·s, etc. pour le maintien de nos vies, mais aussi contraints de prendre soin de nous, nous-mêmes. La pandémie a soudainement révélé que nous sommes tous susceptibles, à un moment donné, d’être vulnérables, tous exposés à la mort, même les plus privilégiés, les plus forts, les plus riches. En soulevant les questions de l’interdépendance, de la vulnérabilité et de la responsabilité de chacun dans le maintien du monde, la pandémie a ramené l’éthique du « care » au cœur d’une réflexion sur notre projet de société, notre conception du progrès social.

Alors qu’historiquement, les valeurs du « care » ont été méprisées, ou reléguées à la sphère privée, Joan Tronto propose de renverser cette approche. Elle suggère « de prendre au sérieux » l’éthique du « care » et d’y souscrire pour définir ce que serait une société « bonne ». Une éthique du « care » deviendrait alors le socle commun d’une vision renouvelée du progrès social, caractérisé par des rapports entre individus et au monde où soins et responsabilités mutuels l’emportent sur la domination et la compétition pour le pouvoir.

La justice et l’égalité, dans une société du « care » démocratique

La réflexion de Joan Tronto permet de remettre en débat notre système politique et économique, de faire évoluer notre vision de la justice et de l’égalité dans une perspective de « care » qui deviendrait démocratique. « Ce qui m’a tracassée lorsque j’ai réfléchi à la question, c’est le fait que toute société a son concept du care ; toute société établit ses valeurs, qu’elle soit mormone, chrétienne, bouddhiste… Les sociétés esclavagistes, elles aussi, ont leurs pratiques du care : pour elles, certains humains sont littéralement des outils pour exécuter des tâches que personne ne veut faire. Si vous vivez dans ces sociétés, cela vous est familier. Alors je me suis dit qu’il devrait exister une théorie politique du care démocratique. Si on vit dans une société démocratique, si on partage des valeurs démocratiques, on devrait aussi s’engager pour des valeurs de care démocratiques. […] C’est un point historique intéressant, non ? L’évolution de la démocratie est marquée par l’élargissement progressif de la représentation du peuple : les nobles avaient des droits, puis certaines catégories de la population, puis les hommes ont obtenu le droit de vote, d’abord, et les femmes, petit à petit… Rendre la société plus démocratique fut un processus très lent. Et aujourd’hui, nous faisons face au défi de rendre nos valeurs et nos pratiques de care plus démocratiques »10.

Ce que Joan Tronto propose, en donnant au « care » une dimension politique et en réclamant l’évolution de ses pratiques à l’aulne des valeurs démocratiques, c’est par exemple de rééquilibrer le rapport inégalitaire entre les personnes qui donnent du soin et celles qui reçoivent du soin. Alors qu’il est désormais normal de se « débarrasser » des tâches ménagères ou d’autres activités de soin en les déléguant à des personnes plus pauvres que nous, l’idée serait de rétablir une relation égalitaire entre donneur et receveur de soin.

Cela passe bien sûr par l’amélioration des conditions salariales de toutes les personnes qui se chargent des tâches liées au « care » dans nos sociétés, et qui sont souvent des femmes, immigrées et peu ou pas lettrées.11 « Donner au care autant de valeur qu’à la production. Changer les règles économiques de distribution des salaires. Pourquoi est-ce qu’une femme de ménage devrait être moins payée qu’un trader ? Il faut rendre l’économie éthique. Une autre proposition que je fais souvent – et on me prend pour une folle : tout le monde devrait travailler moins et prendre davantage de temps pour le care. Et ces deux aspects fonctionnent ensemble. Les gens n’ont pas le temps pour le soin, parce qu’ils travaillent trop. Mais en fait, on travaille trop pour les mauvaises raisons »12.

« The Great Care Coop », une expérience du « care » démocratique13

Rétablir une relation égalitaire entre preneur et donneur de soin, c’est littéralement le projet de The Great Care Coop. La coopérative irlandaise de travailleuses du « care », basée à Dublin, a pour projet d’améliorer les vies de ses membres (principalement des aides-soignantes) mais aussi celles des personnes dont elles prennent soin. « Quand je suis arrivée en Angleterre, je n’avais rien. J’ai lutté pendant des années, j’ai travaillé, j’ai acquis de l’expérience, je me suis formée et finalement, quand je suis devenue aide-soignante, que j’ai acquis mon droit au travail, que j’ai pu régulièrement travailler dans un secteur où la demande est énorme, je me suis aperçue que mes conditions de travail continuaient d’être pénibles et qu’il n’y avait aucune perspective d’évolution. Toute cette lutte pour en arriver là ? », explique Mariaam Bhatti, arrivée d’Afrique du Sud en Irlande, militante pour la régularisation des personnes sans papiers et travailleuse du « care », désormais en charge de la formation et du développement des travailleuses de la coopérative. Les membres fondateurs de The Great Care Coop se sont rencontrées au sein du Migrant Rights Centre Ireland14. « Après des années de militance en faveur des droits et de meilleurs salaires pour les femmes migrantes employées dans le secteur du care en Irlande, nous avons décidé que la meilleure solution pour nous était de créer notre propre structure de services. » Pour décider de la forme que prendrait la structure, elles réalisent une enquête auprès de 100 travailleuses du secteur et réunissent les différents critères de ce que cet échantillon considère comme un travail décent. Elles réalisent ensuite une étude de marché et créent une coopérative test pendant 6 six semaines avant de lancer, officiellement « The Great Care Coop » en 2017. L’objectif est évidemment de garantir un salaire décent, mais aussi d’en finir avec l’exploitation, la discrimination et les conditions contractuelles violentes que subissent souvent les travailleuses du secteur. Au sein de The Great Care Coop, les travailleuses ont plus d’autonomie, plus de responsabilités, peuvent s’appuyer les unes les autres en cas de maladies, gèrent leurs congés entre elles. Cette base garantit un travail respectueux des patients et des familles qui font appel à elles. Aujourd’hui, The Great Care Coop compte quatorze membres. Son conseil d’administration est composé de quatre membres fondateurs, elles-mêmes travailleuses du « care » qui ont pu se former avec le projet. Celles-ci sont soutenues, dans leurs tâches d’administration, par un réseau de conseillers qui sont sollicités ponctuellement et interviennent sur base volontaire, en fonction des besoins du conseil. Pour son évolution, The Great Care Coop souhaite se développer en réseau, avec plusieurs coopératives de travailleuses qui se rassembleraient au niveau local selon le même modèle.

Voir : https://www.thegreatcarecoop.ie/


  1. Conseil Supérieur de l’Emploi, Quelle place pour les personnes peu diplômées sur le marché du travail en Belgique ?, Synthèse et recommandations, Rapport 2020, Février 2021, p.11, https://cse.belgique.be/sites/default/files/content/download/files/cse_2020_personnes
    _peu_diplomees.pdf.
  2. Cependant, les femmes n’ont pas le monopole des métiers du « care » au sens que cet article lui confère et qui se base sur la définition générale de Joan Tronto. Les métiers liés à la livraison ou au travail en entrepôt, par exemple, sont également considérés ici, et ceux-ci sont sans doute davantage occupés par des hommes (à titre d’exemple, plus de 95% des livreurs cyclistes à Bruxelles sont de hommes. Voir : https://www.rtbf.be/article/bruxelles-les-femmes-quasi-inexistantes-dans-la-livraison-de-repas-10844005?id=10844005.
  3. L’emploi des peu qualifié·e·s en Wallonie, in Brève de l’Institut pour un Développement Durable, n° 51, décembre 2020, http://www.iddweb.eu/docs/breven51.pdf.
  4. Fabienne BRUGER, Carol Killigan, Une voix différente, la morale a-t-elle un sexe ? Flammarion, 2019, 283 p.
  5. Hélène COMBIS, Le « care », d’une théorie sexiste à un concept politique et féministe, Mai 2020, France Culture, https://www.franceculture.fr/societe/le-care-dune-theorie-sexiste-a-un-concept-politique-et-feministe.
  6. En sociologie, l’essentialisme est une théorie selon laquelle les hommes et les femmes sont par essence, par nature, différents et se comportent donc différemment. Cette idée rejette donc l’influence de l’éducation, de la socialisation, de la culture dans la détermination des comportements genrés.
  7. Extrait de la quatrième de couverture du livre de Joan TRONTO, Un Monde vulnérable. Pour une politique du care, La Découverte, 2009.
  8. Véronique LAURENT, L’éthique du care selon Joan Tronto, in Axelle Mag, Hors-série N°195-196, pp. 62-65, Janvier-février 2017, https://www.axellemag.be/ethique-care-joan-tronto/.
  9. Charlotte BIENAIME, Prendre soin, penser en féministes le monde d’après, in Crise du COVID et utopies au prisme du genre, n°26, ARTE Radio, Juin 2020, https://www.arteradio.com/son/61664127/prendre_soin_penser_en_feministes_le_monde_d_apres_26.
  10. Véronique LAURENT, op.cit.
  11. C’est aussi dans des métiers du « care » que ces femmes se projettent (voir article de Clémence Plumier)
  12. Véronique LAURENT, op.cit.
  13. Quelques membres des équipes des coordinations wallonne et communautaire de Lire et Écrire se sont rendus en mars 2022 en Irlande, dans le cadre d’un programme Erasmus plus, et ont rencontré à cette occasion les initiatrices de « The Great Care Coop ». 
  14. Le Migrant Rights Centre Ireland est une organisation nationale œuvrant pour la promotion des droits des travailleurs migrants et de leurs familles menacées d’exploitation, d’exclusion sociale et de discrimination (https://www.mrci.ie/).