On va finir par se rendre compte que la pédagogie est politique, que les méthodes pédagogiques ne se justifient pas par leur plus ou moins grande efficacité d’apprentissages mais par leur finalité : quel type de sujet veulent-elles faire émerger dans quelle société ? Toutes les pédagogies, qu’elles soient actives ou transmissives, ne veulent pas la même chose. Petit essai de typologie, arbitraire et réductrice1. Cette typologie et les réflexions qui suivent ont été produites dans le cadre de l’enseignement obligatoire mais devraient permettre également de questionner le monde de l’alphabétisation.

Actifs et réac’tifs

Jacques Cornet, président de CGé (Changements pour l’égalité)
Ce texte est une version légèrement retravaillée d’un article publié dans Traces de changements, n°245, avril 2020.

La liberté pédagogique inscrite dans notre constitution divise notre société : entre les traditionnalistes et les libertaires, c’est le grand écart. Le même PO (pouvoir organisateur) communal peut organiser les deux pour satisfaire sa clientèle. Et cela dans une confusion sous-jacente totale, l’expression « pédagogies actives » cachant tout et n’importe quoi.

En partant du principe que l’école, dans nos sociétés, a pour fonctions d’instruire, d’évaluer (orienter), d’éduquer et de socialiser, cette typologie peut se construire sur base de la priorité que se donne la pédagogie entre ces différentes fonctions. Et sur base des oppositions suivantes : instruire ↔ sélectionner ; émanciper ↔ conformer ; épanouir ↔ engager.

On peut apprendre, ou ne pas apprendre, aussi bien avec un enseignement transmissif qu’avec une pédagogie active. Quand il apprend, l’apprenant est toujours actif, même et surtout si son activité cognitive ne se voit pas. Apprendre, c’est toujours « reconstruire » dans sa tête. Et cela peut se faire en étant récepteur d’une pédagogie transmissive ou en étant acteur ou, encore mieux, auteur dans un dispositif de pédagogie active. Si on oppose pédagogies transmissives et pédagogies actives, c’est la posture éducative qui est différente, ainsi que l’effet recherché de cette éducation.

Schéma résumant la présentation qui va suivre :

Les pédagogies transmissives

Les pédagogies transmissives supposent une posture éducative de soumission au savoir. Le savoir est considéré à priori comme la forme supérieure de représentation du réel. Il apparait comme « découvert » par les chercheurs et, une fois découvert et pérennisé, transmis par les enseignants. C’est ce qui fonde la hiérarchie des intervenants : chercheurs > enseignants > apprenants. Le maitre sait et les élèves ne savent pas. Le maitre transmet et les élèves se soumettent. Il s’agit de perpétuer un certain type de rapport au savoir, à certains modes de production et de transmission du savoir. C’est en cela que l’institution scolaire reproduit et renforce les rapports sociaux existants. Ce type de rapport au savoir est cohérent avec un certain type de rapport à l’autorité, de rapport aux autres et de rapport au monde. On pourrait dire la même chose d’une alphabétisation qui se centrerait uniquement sur le code sans aucune situation ni projet dans lequel s’inscrirait cette alphabétisation.

Cette pédagogie s’accompagne d’une gestion des comportements correspondant à la gestion des apprentissages : l’élève y est objet d’éducation comme il y est objet d’instruction, pour qu’il s’adapte au monde tel qu’il existe, qu’il s’intègre harmonieusement dans les rapports sociaux existants. C’est d’ailleurs en cela que les patrons éclairés s’opposent aujourd’hui à ces pédagogies, soucieux que l’école forme de nouveaux travailleurs capables de créativité, d’autonomie et de coopération.

Enseigner pour sélectionner : l’école traditionnelle

L’école traditionnelle, à pédagogie transmissive, ne pense guère sa pédagogie. Elle est fortement tributaire de représentations sociales non explicitées, « naturelles » : idéologie du don et du mérite, nécessité évidente d’une normalisation des comportements, adaptation de l’école à la division du travail… C’est un ensemble d’habitudes implicites de travail qui s’imposent dans les classes, sans remise en question. L’enseignant enseigne et les élèves apprennent s’ils le peuvent. La fonction cachée de sélection l’emporte largement sur les autres fonctions de l’école : on instruit, éduque et socialise pour que chacun reste à sa place. La légitimité de cette sélection repose sur une croyance généralisée en l’égalité des chances et en l’inégalité des ressources individuelles. Désoccultez le déterminisme social et tout s’effondre.

C’est une école qui convenait très bien à la reproduction des rapports sociaux de la société industrielle. C’est ce qui explique qu’aujourd’hui, elle est aussi bien critiquée par la droite libérale que par la gauche. Elle reste défendue par la droite conservatrice et reste aussi dominante dans les représentations de l’école des familles populaires qui acceptent cette compétition individuelle en espérant que leurs enfants en sortent gagnants, les exceptions confirmant la règle.

Instruire pour conformer : l’enseignement explicite

L’enseignement explicite se revendique comme modèle et se théorise2, en se présentant même comme la seule pédagogie vraiment scientifique. Démonstrations statistiques à l’appui, il s’affirme plus efficace face aux pédagogies actives (voir ci-après) qu’il présente comme préjudiciables aux enfants de milieux populaires. On pourrait dire que cet enseignement est par excellence l’antipédagogie active. En cela, il révèle par contraste ce que sont les pédagogies actives.

Cet enseignement porte bien son nom : c’est l’enseignement qui compte. Cela signifie que ce sont l’enseignant, le savoir et même l’ordre social, à travers les comportements exigés, qui sont centraux. Alors que les pédagogies actives annoncent vouloir mettre l’élève au centre des apprentissages, l’enseignement explicite annonce clairement que les élèves seront objets d’instruction et d’éducation.

Pour être efficace, l’enseignant annonce d’abord aux élèves les objectifs et les enjeux d’apprentissage pour la leçon qui va suivre. Il donne ensuite les explications en les reliant explicitement aux objectifs annoncés. Lorsqu’il s’est assuré de la compréhension des élèves, il propose des exercices qui, s’ils sont réussis, permettent de passer à la leçon suivante. C’est parce que les objectifs et les enjeux de l’apprentissage sont annoncés que cet enseignement s’appelle explicite, par opposition aux pédagogies actives qu’il accuse d’être implicites, ce qui expliquerait leur inefficacité.

Chaque leçon doit être bien préparée. Cette préparation prévoit d’abord les résultats d’apprentissages recherchés, ensuite les preuves qu’ils sont atteints et enfin les interactions avec les élèves pour y arriver. Ces interactions commencent par la démonstration de l’enseignant, suivie d’une pratique guidée et terminée par une pratique autonome. Une phase de consolidation des apprentissages est ensuite prévue. Chaque étape du programme est ainsi séquencée et fortement intégrée dans une progression structurée allant du simple au complexe. Cette orientation est très présente dans l’apprentissage de la lecture-écriture et pourrait influencer le monde de l’alphabétisation. Le programme P.A.R.L.E.R3, fort présent actuellement dans les écoles, pourrait par exemple y faire son apparition.

Partant du principe que les élèves présentant des troubles de l’apprentissage sont aussi souvent des élèves qui présentent des troubles du comportement, l’enseignement explicite propose également une méthode de gestion des comportements prévoyant des interventions préventives (relation positive, environnement sécurisant, encadrement constant, classe bien organisée et stratégie d’enseignement efficace) et des interventions correctives. Par exemple, la bonne organisation de la classe, ce sont des places assignées aux élèves, un mobilier disposé pour que tous les élèves puissent voir l’enseignant et le tableau, un agenda journalier des activités affiché au tableau et coché au fur et à mesure de leur réalisation, des routines renforcées pour les déplacements, la distribution du matériel… L’élève est très clairement mis en posture de soumission au savoir et à l’ordre de la classe. Et c’est efficace pour les apprentissages, notamment ceux évalués par PISA4 !

Les débats entre tenants de l’enseignement explicite et ceux des pédagogies actives portent en général sur l’efficacité des méthodes, mais leur virulence et la violence des accusations réciproques ne peuvent se comprendre que par les choix idéologiques –quel sujet veut-on faire émerger dans quelle société ? – qui les opposent. On aurait tort de rejeter les apports de l’enseignement explicite au nom d’une pureté idéologique. Celui-ci nous rappelle qu’en pédagogie active également, il faut expliciter les apprentissages, mais pas nécessairement à priori. Dans une classe à pédagogie active, certains apprentissages gagneraient à s’inspirer de certaines séquences de l’enseignement explicite. Une classe à pédagogie active a aussi intérêt à être une classe bien organisée, mais la question reste : organisée comment, par qui et dans quel but ?

Pour ses partisans, l’enseignement explicite apparait aujourd’hui comme la seule bonne façon de sauver l’école traditionnelle et l’ordre social : un enseignement efficace, de bons apprentissages des matières scolaires, une régulation stricte de la classe et de l’école. Il rassure tous les conservateurs et renvoie les pédagogies actives à leur image : des rêveries de gauchistes potaches…

Les pédagogies actives

Au contraire des pédagogies transmissives, les pédagogies actives supposent un rapport de maitrise au savoir. Le savoir est considéré comme ayant été construit collectivement. Si le savoir a été construit, il peut être déconstruit et reconstruit et c’est ce qu’on propose à l’élève. Cela remet en question les modes de production et de transmission du savoir. Ce rapport de maitrise au savoir peut être proposé de différentes manières selon les pédagogies actives : l’enfant peut être invité à le découvrir seul ou en groupe, par projet ou par situation-problème. Ce type de rapport au savoir entraine un autre type de rapport à l’autorité,
de rapport aux autres et de rapport au monde.

Les pédagogies actives s’accompagnent d’une gestion des comportements correspondant à la gestion des apprentissages : l’élève y est sujet, coauteur de son éducation, pour qu’il participe au monde et à sa transformation. Cette participation peut, comme nous allons le voir, être plus personnelle ou plus collective, plus sociale ou plus culturelle.

Instruire pour émanciper : l’Éducation Nouvelle

L’auto-socio-construction du savoir a été théorisée par le GFEN5. L’apprentissage se fait principalement à travers des situations-problèmes, un dispositif inventé et travaillé par ce mouvement6, et souvent galvaudé en dehors de lui. Ce courant remet en question les inégalités sociales et d’apprentissage. Le savoir et la culture sont considérés non pour leur utilité professionnelle ou même sociale, encore moins pour leur valeur d’échange, mais comme leviers de l’émancipation personnelle et collective, comme vecteurs de paix et de développement humain.

« Tous capables ! » « Je cherche donc j’apprends ! » « J’enseigne, donc je conçois ! » « Expliquer dispense de penser ! » L’activité de l’élève est mise en avant, une activité de recherche en coopération pour produire du savoir local, pour s’émanciper par le savoir. Cela suppose pour l’enseignant un travail d’analyse didactique important. Une situation-problème ne s’improvise pas. Elle est conçue pour contraindre l’apprenant à surmonter des obstacles épistémologiques et s’approprier le savoir correspondant. Ce qui est très différent d’une pédagogie du projet qui fait confiance aux multiples situations de vie rencontrées pour que tous les apprentissages fondamentaux se fassent naturellement.

C’est la pédagogie alternative la plus difficile à mettre en œuvre pour l’enseignant parce qu’elle exige un travail de recherche et de conception important. Heureusement, elle est portée par un mouvement fort où on peut compter sur les camarades pour se coformer7.

Elle n’a pas d’effets sur le marché scolaire : peu connue des parents, elle n’est pas revendiquée. Elle est pourtant, du point de vue de CGé, une des pédagogies à mobiliser en priorité pour favoriser la réussite des enfants de milieux populaires.

Éduquer pour épanouir : le personnalisme créatif

Le modèle personnaliste met en avant l’épanouissement de l’enfant, sa curiosité, son appétence naturelle à chercher et à apprendre. Sur l’axe qui va du moins de contraintes au plus de contraintes en éducation, c’est le modèle qui, de loin, accorde à l’enfant le plus de liberté, jusqu’à parfois, comme à Summerhill8, une liberté complète.

L’enseignant importe moins que l’environnement de la classe. Cet environnement, le plus riche possible, propose de multiples portes d’entrée vers la recherche et l’apprentissage. Le plaisir est mis en avant, le plaisir à être, le plaisir à chercher, le plaisir à s’exprimer et à échanger, le plaisir à grandir. La priorité est donnée à l’expression et à la créativité, c’est l’idéal de la personne libre et épanouie. L’enfant ou le jeune y apprend à partir des projets de recherches qu’il mène, des projets encouragés et accompagnés par l’enseignant. Ces projets peuvent être menés seuls, en petits groupes ou en groupe-classe, mais la dimension personnelle l’emporte sur la dimension collective, l’épanouissement personnel sur l’engagement collectif. La personne de l’enfant est conçue dans sa globalité, dans le respect de sa personnalité et de son rythme, et en accordant une égale valeur à toutes les filières et orientations, dans un certain déni des réalités sociales et économiques.

Par les temps qui courent, avec l’hypervalorisation de l’enfance, l’obsession du développement personnel et l’happycratie, c’est évidemment la pédagogie la plus demandée par les parents bobos9, celle qui pèse lourd sur le marché scolaire et qui pousse les pouvoirs organisateurs à organiser tout, n’importe quoi et son contraire.

Socialiser pour engager : le collectif agissant

Le modèle institutionnel10 met l’accent sur le collectif. Si l’environnement importe également pour faire naitre des idées de recherches et de projets, c’est le groupe qui va être activé pour mener collectivement ces recherches et ces projets. L’enseignant est bien responsable du dispositif mais il s’efface au profit de l’organisation du groupe. Il s’agit d’apprendre à s’organiser pour coopérer et progresser ensemble. Les situations de classe comprennent nécessairement de multiples difficultés et problèmes. Chacune de ces difficultés ou chacun de ces problèmes sera l’occasion de pousser le groupe à trouver la meilleure manière d’y répondre, et donc de créer les institutions nécessaires au bon fonctionnement de la classe. La priorité est donnée à la coopération, c’est l’idéal de l’acteur social engagé.

Avec le socioconstructivisme, c’est la pédagogie la plus difficile à mettre en œuvre parce qu’elle exige des modifications importantes dans l’organisation du temps et de l’espace. Avec ses (petites) institutions, elle dérange beaucoup la (grande) Institution. Mais c’est aussi la plus facile parce qu’elle peut accueillir presque toutes les méthodologies : le drill quand c’est nécessaire, les situations-problèmes et les projets. À CGé, nous aimons d’ailleurs associer pédagogie institutionnelle et socioconstructivisme.

Pédagogie et politique

Si les pionniers du GFEN et Célestin Freinet étaient proches ou membres du Parti Communiste français (jusque dans les années 1960) tandis que Maria Montessori était proche de Mussolini et de Pie XII, ce n’est pas un hasard. Chaque option pédagogique est un choix politique. Entre enseigner pour sélectionner, instruire pour conformer, instruire pour émanciper, éduquer pour épanouir et socialiser pour engager, il faut choisir et donc partiellement aussi renoncer. C’est pourquoi tout pouvoir organisateur, ou toute association d’éducation permanente, devrait se poser les questions suivantes. De quelle adulte rêvons-nous ? Souhaitons-nous plutôt des personnes épanouies centrées sur leur développement personnel, ou bien des acteurs émancipés centrés sur leurs capacités créatives, ou bien encore des citoyens militants centrés sur leurs capacités d’action sociale ? À qui l’enfant, ou l’adulte apprenant, appartient-il ? L’apprenant s’appartient-il à lui-même, à ses parents ou à sa famille, à l’enseignant, à l’école ou à l’association, à sa communauté ou à la société et aux pouvoirs publics qui la représentent ? La question est évidemment dérangeante et l’apprenant n’appartient à personne. Il est cependant nécessaire de repenser qui peut, doit décider de l’orientation et du sens de ses apprentissages.


  1. Le titre de cet article est inspiré de la méchante expression de Chloé Andries dans : Écoles Steiner : pédagogie réac-tive, in Médor, n°16, automne 2019.             
  2. Son chef de file actuel est Steve Bissonnette, invité récemment par les Universités de Liège et de Mons où son influence est grandissante. 
  3. Voir : parlerbelgique.uliege.be           
  4. Programme international de l’OCDE pour le suivi des acquis des élèves. Voir : www.oecd.org/pisa-fr
  5. Groupe Français d’Éducation Nouvelle.              
  6. En remontant le temps, avec des auteurs (et présidents de l’association) comme Jacques Bernardin, Odette et Henri Bassis, Henri Wallon, Paul Langevin…
  7. En mouvement avec le GFEN, il y a aussi le GBEN (Groupe Belge d’Éducation Nouvelle), le LIEN (Lien International d’Éducation Nouvelle)…
  8. Alexandre S. NEILL, Libres enfants de Summerhill (édition originale publiée par Hart Publishing, New York, 1960). Mais aussi avec plus de contraintes, des auteurs comme Ovide Decroly, Maria Montesssori, Rudolf Steiner… et des expérimentations actuelles à travers les écoles démocratiques : les écoles Sudbury, le lycée autogéré de Paris, le lycée expérimental de Saint-Nazaire et, en Belgique, (feu) Pédagogie Nomade, l’école démocratique de l’Orneau…           
  9. À propos du terme « bobos », voir : Camille POLLONI, Qui sont les bobos ?, in Les Inrockuptibles, 9 avril 2010, www.lesinrocks.com/actu/qui-sont-les-bobos-45018-09-04-2010
  10. Développé par des auteurs comme Célestin Freinet, Janusz Korczak, Fernand Deligny, Fernand Oury…