L’enseignement de l’écrit est, depuis toujours, en France, l’objet d’un conflit récurrent à propos des méthodes employées, qu’une croyance coriace s’obstine à réduire à deux : celle qu’on appelle « syllabique » et celle qu’on appelle « globale ». Le propos de l’article est de détruire cette idée reçue, en démontrant que la problématique de cet enseignement est plus complexe et que la véritable opposition est celle de deux familles de démarches : – une famille de démarches fermées, avec manuels de lecture et méthodes imposées, centrées sur les savoirs à acquérir ; – une famille de démarches ouvertes, centrées sur l’enfant. L’article s’efforcera d’une part de démontrer que les premières reposent sur des mensonges et des ignorances, et d’autre part de préciser les choix des secondes pour en dégager les principes et tenter de convaincre de leur supériorité.

Non ! Pour enseigner l’écrit, toutes les méthodes ne se valent pas !

Eveline Charmeux, professeur-formateur d’enseignants honoraire et ex-enseignant chercheur à l’INRP

Qu’est-ce qu’une « méthode » ?

Savoir de quoi on parle est primordial. Donc préciser d’abord le sens des mots : ce sont eux qui dirigent la pensée, et les utiliser sans discernement conduit parfois à dire le contraire de ce que l’on croit.

Le titre utilise le terme de « méthodes ». L’acception générale de ce terme désigne « la manière de s’y prendre » en diverses situations. Mais comme, sans contexte, on ne peut pas être sûr du sens d’un mot, nous devons préciser ce qu’il en est en contexte pédagogique.

Enseigner, c’est réunir les conditions pour que les enfants acquièrent les savoirs définis par l’institution (l’École). Il s’agit donc de savoir si les diverses manières de s’y prendre, pour réunir ces conditions, sont d’égale efficacité. Mais, défini ainsi, enseigner est un type d’action très particulier : une action qui se déroule dans le temps, et met en jeu des enfants dans le but de les aider à grandir. Ce n’est donc pas une action « simple ». En fait, elle s’apparenterait plutôt à une sorte d’« aventure », un « parcours », celui que vit un élève pour aller de l’ignorance dans un domaine vers la connaissance de celui-ci. Pour le définir, il faut fournir diverses précisions : comment on commence, comment on avance ensuite, à travers quels types d’activités, proposées ou imposées, et à quoi on doit arriver, sans oublier comment on peut –ou doit – faire le point pendant le parcours et comment on va juger du résultat à la fin.

On le voit – et surtout parce que les actions concernent des êtres humains qui ne se manœuvrent pas comme des objets –, le terme de « méthode » semble trop vague et réellement inapproprié. Celui de « démarche » s’impose.

Comme pour tout parcours, l’information essentielle dont dépend tout le reste, c’est évidemment celle de l’arrivée. En pédagogie, c’est ce qu’on appelle les « finalités ». La définition de ces finalités nous est fournie ici : « Il s’agit de former des citoyens sujets de leur vie, critiques, actifs et solidaires, prêts à se mobiliser pour une société plus juste et plus égalitaire. »1

Notons au passage que cette définition des finalités de l’éducation à l’école n’est plus, depuis une ou deux décennies, la doctrine officielle en France. Non qu’elle soit ouvertement refusée, mais – et c’est beaucoup plus adroit ! – on se contente de ne pas expliciter les objectifs. À leur place sont envoyées des injonctions relatives aux « méthodes » à utiliser. Ainsi, les finalités peuvent-elles rester implicites, comme si elles allaient de soi. Ne pas expliciter les finalités que l’on vise, c’est évidemment faire en sorte que le public les ignore, et ne puisse venir les contester. La sagesse et la prudence invitent donc à rechercher vers quels résultats les injonctions de méthode peuvent conduire les élèves. Cela devrait permettre de repérer leurs objectifs réels pour découvrir si ceux-ci sont en accord avec les finalités définies plus haut, celles de la démocratie.

La problématique de l’enseignement de l’écrit

Les savoirs définis par l’institution sont évidemment communs à tous les élèves. Oui, mais les élèves sont tous différents entre eux. Cette contradiction pose problème : elle entraîne la nécessité d’un choix de priorités pour l’organisation de la démarche. Faut-il centrer celle-ci sur le « commun » (les savoirs) ou sur les « variations » (les élèves) ?

Si l’on choisit, comme priorité, le « commun » – les savoirs à acquérir –, la démarche peut être unique, ceux-ci étant les mêmes. Elle peut être rigoureuse et logique, partant des éléments de base de la langue écrite, pour atteindre progressivement la complexité des écrits, en passant par des étapes précises. L’activité de base des élèves consistant en un déchiffrage, syllabe par syllabe, oralisé, le terme de « méthode » lui convient, puisque l’ensemble de la démarche ne présente que très peu de variations. Seule, en effet, peut varier la conception des éléments de base :

  • soit la lettre, associée, ou non, au son qu’elle traduit – on parlera alors d’une « méthode syllabique », partant du simple, abstrait, avec une progression vers le complexe de la langue ;
  • soit le mot, ou une phrase inventée, reconnu globalement, pour être ensuite analysé, et la méthode sera qualifiée de « globale ».

Il faut noter que le mot, sans contexte, est chose abstraite, presque autant que la lettre. Il en est de même de la phrase, qui, sans contexte, soit de texte, soit de situation, ne peut avoir de « sens ». Toute suite de mots, isolée de tout contexte, n’ayant pas à être comprise, est donc abstraite et « simple ». C’est l’ordre des opérations qui peut changer, celles-ci restant évidemment les mêmes. Certaines méthodes associent les deux, du moins au début, pour pouvoir utiliser certains mots fréquents, difficiles à déchiffrer, et sont appelées « mixtes ». Ces petites variations ne modifient en rien le caractère cohérent de cette démarche, évidemment fermée, qui adopte un parcours logique et s’appuie sur l’oralisation du déchiffrage, point de départ affirmé de l’acte de lecture.

Mais si l’on organise la démarche à partir des besoins des élèves, celle-ci est forcément diverse, donc ouverte, adaptée aux enfants hic et nunc, et définie seulement par quelques données, essentielles, sur ce qu’est un enfant, comment il fonctionne et comment il apprend. Sans oublier deux faits, avérés par de nombreuses recherches, et même par l’expérience personnelle de chacun, que l’humain ne fonctionne pas du tout de manière logique, et qu’on ne peut apprendre qu’à partir de ce qu’on sait déjà, et non à partir de « bases ».

Un autre problème surgit ici, que le premier choix laisse largement de côté : la nature même du savoir à acquérir, la lecture, liée de façon indissociable à la compréhension. Ce choix pose comme évident que lire, c’est déchiffrer oralement syllabe par syllabe, et qu’il suffit d’accélérer cette activité pour « lire couramment » et comprendre ensuite. Cette prétendue « évidence » est dénoncée par de nombreux travaux, qui, depuis plus d’un siècle2, rappellent que lire est une activité essentiellement visuelle, que lire à haute voix n’est pas de la lecture, mais une activité de communication orale d’une lecture effectuée auparavant, et que la compréhension ne se fait pas « toute seule ». Au contraire, constituée d’opérations mentales diverses et non spontanées, elle doit faire l’objet d’un apprentissage important, accompagnant d’emblée les premiers apprentissages de l’écrit.

D’autres aspects encore posent problème, comme l’actuelle obligation officielle de s’appuyer sur le repérage des syllabes en français, qui se heurte à d’innombrables impossibilités : comment déchiffrer oralement les syllabes de « un client », « ils plient », « un lien », « un patient », « ils balbutient » ? Les chercheurs en linguistique le disent depuis longtemps : une des particularités du français écrit, c’est qu’il ne traduit pas les syllabes de l’oral. Ainsi, loin d’être des complications inutiles, les marques orthographiques aident à la compréhension, en permettant de repérer les liens qui les unissent pour le sens. De nombreux exemples le prouvent, comme ce titre de presse : Tsonga sur terre battu, qui ne peut être compris que si l’on interprète l’orthographe de « battu ».

Toutes ces données viennent complexifier encore la problématique de l’enseignement de la lecture, loin de la simplicité biblique des méthodes fermées. C’est qu’il s’agit, en effet, de prendre en compte à la fois la diversité des enfants, leurs savoirs déjà là, le caractère visuel de la lecture, l’apprentissage de la compréhension, sans oublier les caractéristiques du fonctionnement écrit de la langue française, la place qu’y occupent les syllabes de l’oral et, plus généralement, les différences entre le fonctionnement de l’oral et celui de l’écrit.

L’on comprend sans peine que cette complexité de la réalité de l’écrit en détourne ceux à qui une formation insuffisante ne permet pas de l’affronter. Certes, ignorer la réalité n’a jamais rien facilité… si ce n’est le profit des fabricants de méthodes et de manuels. Ces « outils », qui rapportent gros, ont l’amabilité de prendre en charge l’inopportune complexité en la simplifiant à l’extrême, ce qui constitue une solution très positive pour tout le monde et fort appréciée. À court terme seulement, et en oubliant tout ce dont on prive alors les enfants. Reste une certitude : du point de vue pédagogique et à long terme, ces deux démarches ne se valent pas. Et l’on se rend compte que la question posée dépasse de beaucoup la simple question des « façons de faire » : elle atteint en fait la philosophie de notre métier, son « éthique ».

« Enseigner est un jeu à deux » : l’aphorisme célèbre du mathématicien Yves Chevallard définit l’Éthique de l’enseignant

En fait, la question de la « méthode », loin d’être cet aspect secondaire et mineur, sur lequel les collègues perdraient leur temps et leurs forces à batailler, se trouve au cœur de notre beau métier. Les démarches fermées laissant de côté un grand nombre de contenus d’apprentissage, il importe de préciser en quoi une démarche ouverte peut être plus complète, et donc permettre un apprentissage plus solide. Les démarches ouvertes, variées par nature, ont en commun un certain nombre de principes de base, la variation pouvant porter sur leur mise en œuvre.

Premier principe : L’élève est une personne et, en général, pour les apprentissages premiers, un enfant entre 3 et 7 ans.

Ce premier principe, inscrit dans la Déclaration des Droits de l’Homme, stipule que l’élève, quel que soit son âge, est l’égal de ses enseignants, comme de ses parents. Son jeune âge le place sous la responsabilité de ceux-ci, mais non en leur pouvoir. Cette distinction entre « responsabilité » et « pouvoir » est souvent oubliée. Aussi est-il nécessaire de la rappeler constamment.

Les implications de ce fait sont nombreuses, notamment en ce qui concerne les valeurs morales comme le respect, dont on sait que, pour exister, il doit être mutuel : on ne peut respecter qu’une personne qui vous respecte. Du reste, on sait aussi que les valeurs morales ne s’enseignent pas par des discours et des injonctions, mais par l’exemple. Et c’est évidemment aux adultes à le donner d’abord. Ce respect se décline sur divers domaines, comme celui du fonctionnement de l’enfant, dont il importe de connaître les possibilités et les limites, pour éviter de lui imposer des tâches au-dessus de ses possibilités, comme de repérer les sons du langage, oubliant qu’il s’agit en fait de « phonèmes »3, notion inaccessible aux enfants en début d’apprentissage. Il doit porter aussi sur le vécu de l’enfant, le milieu où il vit, la culture qui a accompagné sa petite enfance et le parcours qui fut le sien avant son arrivée dans la classe. Il s’ensuit la nécessité d’avoir, sur tous ces points, des connaissances précises, afin d’éviter tout a priori blessant. Enfin, respecter la personne de l’enfant, c’est savoir qu’à cet âge, les apprentissages passent nécessairement par le corps. Or, lire et écrire ne sont pas des « savoirs hors sol ». Ce sont des activités qui s’exercent nécessairement sur des objets spécifiques, des livres, des catalogues, des journaux, du courrier, etc., pour la lecture et, pour l’écriture, des outils scripteurs et des supports divers, qu’il faut apprendre à manipuler. C’est même le travail n°1 à l’école maternelle, inclus dans tout le travail d’éducation motrice, absolument fondamental pour ancrer solidement les futurs apprentissages « intellectuels ».

Second principe : Apprendre, ce n’est pas empiler des informations, même explicites, c’est transformer des savoirs personnels antérieurs.

Accepter ce principe entraîne la disparition de bien des habitudes scolaires. À commencer par supprimer tout support d’apprentissage extérieur à l’environnement des enfants, ce qui écarte d’avance les manuels et méthodes toutes faites prétendant « aider à l’apprentissage » : l’enfant, n’y retrouvant rien de ce qui constitue son univers, ne peut pas « apprendre ». Résultat : ou bien il refuse ; ou bien il se laisse dresser. Danger pour lui dans tous les cas. C’est donc les écrits de l’environnement des enfants, quelle qu’en soit la nature, ceux de la rue, ceux de la maison, produits sur la table des repas, jeux vidéo et autres, presse, journaux illustrés et albums, ouvrages de cuisine et de bricolage, etc. qui doivent servir de supports aux premiers apprentissages, tous les écrits que les enfants côtoient dans leur vie d’enfants et d’élèves.

Troisième principe : En dépit d’une croyance coriace, apprendre ne se déroule pas selon une progression logique.

Apprendre, c’est aussi admettre le fait que l’humain ignore la logique de ce qu’on appelle la sacro-sainte « progression logique des apprentissages ». Vouloir à tout prix que ceux-ci soient engrangés dans l’ordre canonique du simple vers le complexe, c’est commettre trois erreurs :

  Oublier que, depuis sa naissance, l’enfant, et l’adulte durant toute sa vie, construisent divers savoirs, dans le plus parfait désordre. L’ordre véritable de leur apparition, c’est celui des rencontres et des événements vécus.

2   En classe, les aborder dans un ordre imposé, prétendument logique, a pour effet de ne tenir aucun compte des savoirs déjà-là des enfants et handicaper par avance leurs apprentissages. Puisqu’ils se font à partir d’événements vécus et de rencontres, ce sont ces rencontres qu’il faut prévoir. Celles que l’on peut le plus facilement programmer dans un ordre donné sont les lectures, organisées en fonction des apprentissages langagiers qu’elles vont permettre.

3   Contrairement à une croyance répandue, les « bases » des savoirs ne sont pas ce par quoi il faut commencer l’apprentissage : reconstruites après coup par ceux qui les maîtrisent, elles sont largement abstraites et décourageantes pour ceux qui ne les possèdent pas encore. En revanche, leur construction est un indicateur de maîtrise : c’est, en effet, lors des mises en relation entre eux de divers « morceaux » de savoirs sur un domaine donné – les moments de « métaconnaissance » du savoir, où l’on aide les enfants à prendre conscience de ce qu’ils ont appris – que les fameuses bases peuvent être découvertes.

Quatrième principe : Apprendre à lire, ce n’est ni apprendre des lettres, ni à reconnaître des mots, c’est apprendre à vivre une nouvelle situation de communication, qui s’effectue, non de façon sonore par la parole, mais de façon visuelle sur des objets porteurs de signes à connaître.

C’est en tant qu’objet de communication que la lecture doit entrer dans la vie des petits, d’où l’importance de la correspondance scolaire, proposée par nombre de pédagogues, dont Célestin Freinet. D’où également la nécessité de concevoir la lecture d’un album, d’une affiche, d’un article de presse comme une communication avec son auteur : installer très tôt cette idée que tout écrit a toujours été écrit par quelqu’un pour dire quelque chose à quelqu’un d’autre, même si on ne connaît pas son nom. Pour qu’ils le comprennent bien, il importe que les écrits à produire par les enfants aient toujours un destinataire, réel ou imaginaire, autre que l’enseignant.

Cinquième principe : Apprendre à lire, c’est découvrir un autre fonctionnement de la langue.

C’est ici que les démarches fermées sont particulièrement inadaptées à leur tâche, celle de permettre à tous les enfants de devenir « lecteurs ». Il est certain en effet que l’écrit ne transcrit pas l’oral. Pour le vérifier, il suffit de comparer un enregistrement oral et le même enregistrement, devenu un écrit publié.

Voici, à titre d’exemple, le début d’une interview radiophonique de Jean Giono, en 1954, qui raconte comment il jouait aux échecs avec André Gide. Nous avons transcrit ce texte tel quel, sans prendre en compte la prononciation, qui n’entre pas dans le propos ici. Seul est traduit le rythme de la phrase avec les reprises de respiration.

Gide // jouait // jouait aux échecs / comme tu sais / comme tout le monde sait / et il a joué quelques parties avec moi qu’il a gagnées toujours / il me gagnait régulièrement il était beaucoup plus fort que moi moi je n’ai jamais été un très fort joueur d’échecs // d’autant plus que / je me / bornais souvent à faire des jeux de / à jouer / à jouer des problèmes avec un petit échiquier de poche / et que jouer le problème et jouer la partie c’est tout à fait différent // alors ayant étant habitué à jouer le problème / je perdais toutes mes parties avec Gide //

Et voici le reportage écrit de cette interview :

Chacun sait que Gide jouait aux échecs. Il jouait même très bien et, chaque fois que j’ai fait une partie avec lui, j’ai perdu. Il était beaucoup plus fort que moi, et ce, d’autant plus que je ne faisais jamais de parties, me contentant de résoudre des problèmes avec un petit échiquier de poche. Or, faire des problèmes et faire des parties, ce n’est pas du tout la même chose.

Très peu d’éléments de fonctionnement sont communs aux deux versions. Le seul aspect qui le soit totalement, c’est le sens, le contenu de la communication. Mais tout le reste est différent, chose dont, a priori, l’adulte lettré n’a pas toujours conscience.

Constatons d’abord que la version écrite est beaucoup plus courte, alors que le nombre des informations n’a pas changé : l’oral présente beaucoup de redites. Pourtant, à l’écoute, on n’a pas cette impression. La raison en est qu’à l’oral, qui nécessite une attention auditive fort difficile à maintenir, ces redites sont indispensables. L’écrit, au contraire, qui nécessite d’être lu, activité fatigante, et souvent plus ou moins bien maîtrisée par le lecteur, a besoin à la fois d’être court, tout en étant riche d’informations pour être compris. Le lecteur n’a que le texte pour cela : il lui manque les variations de ton et les mimiques qui, dans une situation d’oral, apportent beaucoup d’informations. Quand on passe de l’oral à l’écrit, il faut densifier le discours, donc écrire ne transcrit pas l’oral, mais le « traduit » dans une autre langue, certes toujours le même français, mais avec un fonctionnement radicalement différent. Cette « traduction » implique de choisir d’autres mots, plus précis, de réorganiser le texte autrement, en regroupant les informations dans des phrases complexes, ignorées de l’oral. Elle implique aussi le recours à l’implicite, lequel exige des activités de raisonnement pendant la lecture, rendues impossibles par le mécanisme acquis avec les méthodes fermées.

Du reste, la compréhension de l’écrit s’effectue très différemment de celle de l’oral. Les marques à utiliser ne sont pas les mêmes : comme on l’a vu, celles de l’orthographe, non sensibles à l’oral, sont ici essentielles. Les dangers de l’oralisation systématique du déchiffrage, qui empêche, outre le reste, de découvrir ce rôle, deviennent incontestables. On comprend, dès lors, combien les petites phrases, prétendument « faciles », des manuels de lecture peuvent éloigner les enfants de la véritable « langue écrite ».

Les méthodes fermées, bloquées sur des manuels de « lecture », quels qu’en soient les choix théoriques sous-jacents, syllabiques ou non, ne sont donc pas seulement une erreur, elles sont un instrument de sélection des élèves : en enseignant un déchiffrage contraire à la lecture et un mécanisme qui supprime tout raisonnement, elles éliminent de sa maîtrise les enfants qui ne vivent pas dans un milieu culturellement favorisé, où ils pourraient découvrir et apprivoiser la vraie lecture. Elles sont donc impuissantes à atteindre les objectifs proposés ici : former des citoyens sujets de leur vie, critiques, actifs et solidaires, prêts à se mobiliser pour une société plus juste et plus égalitaire. Elles sont incompatibles avec la démocratie.


En lien avec le contenu de cet article, lire les deux derniers ouvrages d’Eveline Charmeux : Lire, c’est comprendre. Donc apprendre à lire, c’est apprendre à comprendre ce qui est écrit, Éditions Universitaires Européennes, 2018

Également disponible en version numérique aux Éditions SEDRAP : www.sedrap.fr/tous-nos-produits/lire-cest-comprendre Lire ou déchiffrer ? Voix diverses sur la voie d’un apprentissage, ESF, 2015

  1. Phrase issue de la demande de contribution à l’auteur de cet article.
  2. Voir : Émile JAVAL, Physiologie de la lecture et de l’écriture, F. Alcan, 1906.
  3. On appelle « phonèmes » l’ensemble des sons phonétiquement différents, mais reconnus comme semblables, dans un même mot. La plupart des sons du français parlé (voyelles et consonnes) sont produits différemment selon les régions et selon les personnes. À l’écoute, comme sur les enregistrements, ils sont différents, mais ils sont reconnus comme semblables à cause du sens des mots et du contexte dans lequel ils sont utilisés. Par exemple, le mot « fort », prononcé à Paris et à Marseille, n’a pas le même « son » en finale, mais en situation de communication, on ne s’en rend pas compte la plupart du temps. Un « phonème » n’est jamais le « son entendu » ; c’est une abstraction, déjà difficile à comprendre pour un adulte, et donc impossible à concevoir pour un enfant de six ans.