L’alphabétisation populaire pratiquée à Lire et Écrire est ancrée dans la notion d’éducationpopulaire. Dans son œuvre Pédagogie des opprimés, le philosophe et pédagogue brésilien Paulo Freire parle d’educação popular dont le sens ne pourrait être réduit à l’assemblage littéral des deux mots qui forment cette expression puisque celle-ci saisit à la fois l’enjeu pédagogique de construction des savoirs à partir de la réalité des apprenants, indispensable à la prise de conscience génératrice de changement, et l’enjeu politique de l’éducation comme vecteur d’émancipation et de transformation sociale. Penchons-nous un instant sur le mot « populaire », riche en français de maintes significations et de maints usages, et sur les traductions auxquelles le concept d’« éducation populaire » a donné lieu dans les langues de Shakespeare et de Vondel.

Alphabétisation populaire, une histoire de mots ? Balade dans les usages en français, en anglais et en néerlandais

Louise Culot, Lire et Écrire Communauté française

Un terme populaire

En français, le champ sémantique du mot « populaire » est vaste et son signifié peut être ambigu. Il est utilisé dans des lexiques variés, de la politique à la cuisine ou à la culture, pour former des expressions aussi banales qu’éloignées l’une de l’autre comme « secours populaire », « conte populaire » ou « démocratie populaire ». Une recherche sur le portail lexical du Centre National des Ressources Textuelles et Linguistiques (CNRTL) donne au moins trois acceptions du mot « populaire »1.

La première fait référence à « ce qui appartient au peuple, qui le caractérise ou est répandu parmi le peuple » avec pour antonymes les mots « bourgeois » et « savant ». Une expression comme « bon sens populaire » relève de cette définition qui désignerait le pendant d’un savoir dit « académique ». La deuxième acception désigne « ce qui concerne l’ensemble d’une collectivité, la majorité, la plus grande partie d’une population » ou « ce qui a la faveur du peuple, de l’opinion publique ; qui est connu, aimé, apprécié du plus grand nombre ». Avec « impopulaire » comme antonyme. La définition prend ici une dimension presque arithmétique. Une vedette est « populaire » parce qu’elle plait au plus grand nombre. Enfin, « populaire » peut désigner « ce qui émane ou qui procède du peuple ». Le peuple est ici conçu comme un sujet indivisible et faisant corps, par opposition à l’individu ou à un groupe d’individus qui ne serait qu’une part incomplète de ce corps. Cette acception se retrouve dans des expressions comme « lutte populaire » ou « volonté populaire ».

L’origine de la notion d’éducation populaire est souvent attribuée au mathématicien Condorcet (1743-1794), à l’époque des Lumières. Selon Condorcet, seule l’instruction publique offerte à tous devait permettre que cesse « le partage du genre humain en deux classes, celle des hommes qui raisonnent et celle des hommes qui croient, celle des maitres et celle des esclaves »2. L’enjeu était de limiter la toute-puissance de la chrétienté dans une société et un système politique où le pouvoir des rois était légitimé par la volonté de Dieu, où les corps et les âmes étaient contrôlés par l’Église. On est évidemment loin du contexte politique et social dans lequel nous agissons aujourd’hui, pourtant les racines de l’éducation populaire sont bien là.

Plus éloigné dans l’espace mais beaucoup plus proche de nous dans le temps, voyons à présent comment le philosophe et pédagogue brésilien Paulo Freire a actualisé la notion d’éducation populaire en réaction à un système d’enseignement dans lequel certains groupes sociaux sont systématiquement considérés comme ignorants et exclus du champ de la production des savoirs légitimes, l’école jouant ainsi un rôle de reproduction des inégalités et de maintien des mécanismes d’oppression.

Paulo Freire, « l’alphabétisation populaire » comme pédagogie critique

Dans Pédagogie des opprimés, Paulo Freire, figure tutélaire de la pédagogie critique bien au-delà des frontières du Brésil, expérimenta et formalisa des processus pédagogiques qu’il qualifia d’éducation populaire – en portugais educação popular – et plus spécifiquement d’alphabétisation populaire comme pédagogie visant l’émancipation des apprenants dans le contexte socioéconomique du Brésil des années 1970. Il situait l’enjeu de l’éducation, de la pédagogie et de l’alphabétisation bien au-delà d’un processus d’acquisition de savoirs et affirmait que ni les choix pédagogiques ni les savoirs ne sont neutres. Il s’agissait pour lui d’apprendre à lire et écrire pour analyser la société et prendre conscience des rapports sociaux qui la structurent. Cette prise de conscience permettra de mener des actions visant le changement social, qui constitue en quelque sorte l’horizon utopique de toute démarche de pédagogie critique3.

Désignant tout à la fois un horizon et un processus, l’éducation populaire donne lieu à autant de pratiques qu’il y a de formateurs ou de pédagogues à l’œuvre, mais au moins deux dénominateurs communs les rassemblent. D’une part, puisque les savoirs ne sont jamais neutres mais toujours situés, ils se construisent avec l’apprenant à partir de son ancrage social, de ses savoirs déjà là et de ses projets. D’autre part, le formateur, praticien-chercheur, n’est pas seulement la personne qui apprend quelque chose à l’autre mais joue un rôle de dynamo, transformant les ressources et richesses des apprenants autant que les siennes en énergie transformatrice et constructrice.

Pour en revenir aux mots et au concept qu’ils désignent, Paulo Freire n’a figé l’éducation ou l’alphabétisation populaire dans aucun carcan de pratiques transposables ou dans aucune définition dont les termes seraient immuables mais en a fait un concept dynamique qui suppose une traduction dans chaque réalité locale, dans chaque cadre d’application, dans chaque espace-temps et chaque territoire donné. Pour Freire, les pédagogies critiques doivent s’adapter en tenant compte des réalités et des perceptions singulières des apprenants. En rédigeant les Balises pour l’alphabétisation populaire, son cadre de référence pédagogique4, Lire et Écrire s’est inscrite dans la filiation de Paulo Freire tout en intégrant d’autres apports ainsi que les constats théoriques et empiriques accumulés par ses membres dans le contexte de l’alphabétisation en Belgique francophone.

Traduction n’est pas raison

Et au-delà de nos frontières (linguistiques et administratives), y a-t-il d’autres organisations d’alphabétisation populaire ? L’alphabétisation s’inscrit-elle, ailleurs, dans un système de valeurs où l’émancipation et la transformation sociale sont à la base des démarches pédagogiques et, si oui, comment y est désigné ce processus, y parle-t-on d’alphabétisation populaire ?

Chez nos cousins canadiens, le Regroupement des Groupes Populaires en Alphabétisation du Québec (RGPAQ) embrasse une conception de l’alphabétisation populaire comparable à celle de l’alpha pop proposée par Lire et Écrire. Le RGPAQ expose la finalité de l’alphabétisation populaire, l’enchâssement de ses dimensions pédagogique et politique, comme suit : « La finalité de l’alphabétisation populaire est vue dans une perspective de transformation sociale. L’apprentissage de la lecture, de l’écriture et du calcul est un moyen permettant aux participants de reprendre du pouvoir sur leur vie et leur environnement, de développer l’autonomie et de favoriser l’expression sociale. Il n’est donc pas question ici de préalable ni de finalité absolue. Sans qu’ils aient atteint une pleine alphabétisation, il est tout de même possible de renforcer l’exercice des rôles et des pouvoirs sociaux des adultes qui fréquentent les groupes. »5

Et si on explorait à présent les langues anglaise et néerlandaise afin d’y débusquer les termes qui ont été choisis, le cas échéant, pour désigner l’alphabétisation ou l’éducation populaire entendue comme un projet politique et pédagogique ? Existe-t-il dans ces langues une traduction de l’expression ?

En anglais d’abord, l’expression popular education est utilisée par les historiens du 20e siècle pour désigner le mouvement pour le droit à l’éducation au Royaume-Uni durant les 18e et 19e siècles6. L’idée d’une instruction des classes populaires, également désignée par working class education, provoquait alors de farouches oppositions au sein de l’élite britannique qui considérait inutile, voire dangereux, d’étendre l’accès aux savoirs aux classes laborieuses. Dans ce contexte d’histoire institutionnelle de l’instruction pour tous, les historiens parlent de popular education aussi bien pour désigner la scolarisation des enfants que l’éducation des adultes de milieux ouvriers et paysans. Avant que la loi sur l’enseignement primaire soit adoptée en 1870, des écoles organisées dans le giron de l’Église prenaient en charge l’instruction primaire des petits prolétaires. Pour les adultes, le réseau des « Mechanics Institutes » fut fondé en Écosse en 1820 afin de favoriser la diffusion des sciences au sein d’une nouvelle classe ouvrière, à une époque où les progrès technologiques nécessitaient la formation d’une main-d’œuvre plus spécialisée. Dans ce contexte, l’intention n’était donc pas de modifier les rapports de classe mais de répondre aux besoins du développement du capitalisme. S’il existait des formes d’éducation populaire radicales, elles étaient nécessairement autoorganisées par des associations d’ouvriers. Il y aurait donc lieu de faire une distinction entre une conception conservatrice de la popular education dans le sens d’une éducation du peuple dont les contenus et les buts seraient décidés par d’autres et une conception radicale, nécessairement organisée par et avec le peuple. Cette ambigüité dans l’histoire de l’éducation populaire en Grande-Bretagne, comme dans d’autres pays d’ailleurs, persisterait jusqu’à aujourd’hui. Pour autant, depuis les années 1970, c’est davantage l’expression community education qui s’est imposée tant auprès des chercheurs que des praticiens de langue anglaise pour décrire des contextes d’apprentissage qui, en français, relèveraient de l’éducation populaire dans sa dimension plus radicale intégrant un objectif de changement social et culturel. Il y a sans doute autant de conceptions de l’éducation communautaire qu’il y a de praticiens ou de chercheurs mais, a minima, on pourrait la définir comme un processus d’apprentissage visant le développement individuel et collectif dans un contexte communautaire7. Les activités d’apprentissage sont développées par et avec la communauté, impliquant le dialogue et la participation de chacun, et visent le renforcement de la capacité d’action et de changement des personnes formant la communauté8.

En néerlandais, il est moins évident de mettre le doigt sur un équivalent du concept d’éducation populaire tel que nous en parlons ici dans un contexte d’alphabétisation populaire prenant appui sur la tradition de Paulo Freire. L’alphabétisation est en Flandre une matière relevant du ministère de l’Éducation aux côtés de l’enseignement obligatoire et de l’enseignement supérieur, et ne se situe pas à la croisée de plusieurs politiques sociales et culturelles comme en Fédération Wallonie-Bruxelles9. Si l’expression volksopvoeding est bien une traduction littérale d’éducation populaire, son sens en est bien différent. Comme son équivalente en langue anglaise, volksopvoeding fait allusion au mouvement historique en faveur de l’instruction universelle aux Pays-Bas et en Flandre. C’est un terme moins employé par des pédagogues que par des historiens et qui charrie une vision « civilisatrice » de l’éducation. Il s’agit d’instruire les gens « de condition inférieure » sans mettre en péril l’ordre établi. Il ne faudrait donc pas rapprocher le terme volksopvoeding de celui d’éducation populaire dans une conception proche de celle de Paulo Freire. C’est un faux ami. Dans les traductions des travaux du pédagogue brésilien dans la langue de Vondel, educação popular est soit maintenue en langue originale, soit, plus rarement, remplacée par onderwijs in de taal van volk ou « éducation dans la langue du peuple ». Cette traduction libre est plus fréquente aux Pays-Bas mais y reste rare néanmoins. Dans l’air du temps, la notion sociopédagogique het levenslang leren, littéralement « l’apprentissage tout au long de la vie », fait écho à la diversité des dispositifs et des modalités d’apprentissage à laquelle toutes les personnes, peu importe leur âge ou leur statut socioprofessionnel, devraient avoir accès pour pouvoir participer à la vie sociale et culturelle, adopter une attitude critique et responsable à l’égard de la société et poursuivre leur développement personnel ou professionnel. Ici, het levenlangsleren comporte bien une dimension libératrice – het bevrijdend leren10 – et s’assimile davantage à l’éducation permanente telle que nous l’entendons en Fédération Wallonie-Bruxelles11 qu’à l’apprentissage tout au long de la vie, en anglais lifelong learning, tel que conçu par l’Europe pour qui ce concept désigne à la fois toutes les situations et formes d’apprentissage qu’une personne va expérimenter à un moment de sa vie, du berceau à la tombe, et le parcours obligé d’acquisition de nouvelles compétences qu’elle est censée suivre durant toute sa vie active afin de s’adapter aux mutations du marché de l’emploi. Une recherche approfondie serait utile pour découvrir les expériences, pratiques et démarches pédagogiques que la notion théorique de levenlangs leren inspire sur le terrain, chez nos voisins, notamment avec des participants en difficulté de lecture et d’écriture.


  1. www.cnrtl.fr/definition/populaire
  2. Nicolas de CONDORCET, Rapport sur l’organisation de l’instruction publique à l’assemblée nationale, avril 1792.
  3. Selon Irène Pereira, coauteure de l’ouvrage collectif Les pédagogies critiques (Agone, 2019), la pédagogie critique enclenche le passage de la conscience quotidienne à la conscience critique des rapports sociaux. Pour aller plus loin, l’émission du 17 février 2019 du magazine de l’éducation Être et savoir de France Culture, www.franceculture.fr/emissions/etre-et-savoir/bresil-le-pouvoir-contre-lecole, était consacrée à cette thématique et à la réception contemporaine des héritages de Paulo Freire au Brésil.
  4. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, p. 55, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf
  5. Alain CYR, L’alphabétisation populaire et les compétences essentielles : les points de convergence, RGPAQ, 2009, p. 76, bv.cdeacf.ca/RA_PDF/149366.pdf
  6. Voir : Rick FLOWERS, Defining Popular Education, Contribution au Popular Education Forum of Scotland, 1999, www.uni-due.de/imperia/md/content/eb-wb/defining_popular_education.pdf L’auteur cite notamment le chercheur Harold Silver, spécialiste de l’histoire de l’éducation en Grande-Bretagne, et auteur de l’essai The Concept of Popular Education (1re édition : 1965).
  7. En sociologie, les contours et attributs du concept de « communauté » ne sont pas univoques et évoluent aussi au fil des époques. Le mot « communauté » est employé pour désigner tantôt un objet, tantôt un concept et il apparait dans le champ de la recherche autant que dans la pratique sociale.
  8. Elke BENEKE, Community Education – How Community Change Through Learning, article publié sur la plateforme mise en ligne par l’Union européenne et consacrée à l’éducation des adultes, EPALE, epale.ec.europa.eu/fr/node/21125
  9. Pour plus d’informations sur l’alphabétisation en Flandre, voir le webinaire de Lire et Écrire du 3 décembre 2020, L’alpha au-delà de nos frontières, consacré à la Flandre : www.lire-et-ecrire.be/Videos-des-webinaires-L-alpha-au-dela-de-nos-frontieres
  10. Voir article, en néerlandais, consacré à cette expression sur le site de l’association à vocation socioculturelle Socius : staging.socius.be/levenslang-en-levensbreed-leren
  11. Selon les dispositions décrétales, il s’agit d’un processus favorisant une prise de conscience et une connaissance critique des réalités de la société ; des capacités d’analyse, de choix, d’action et d’évaluation ; des attitudes de responsabilité et de participation active à la vie sociale, économique, culturelle et politique.