Apprendre des apprenants. Comment pourrait-il en être autrement ? Mais qu’apprend-on ? Des choses bien différentes selon la relation que l’on établit avec eux, nos attentes ou nos engagements. Qu’est-ce qui permet cette prise de conscience ? Comment passer de la découverte, de l’étonnement, du « ravissement » face à ce que les apprenants peuvent apporter, à une prise en compte comme condition à la transformation de la pratique.

Apprendre des apprenant·e·s ? (Comment) pourrait-il en être autrement ?

Maria-Alice Médioni, Secteur Langues du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle)

Sans doute est-on parvenu à se persuader qu’on n’apprend pas tout seul. Ce qui a longtemps relevé du seul mérite personnel et de l’effort solitaire est compris aujourd’hui, en partie grâce à la publication d’un livre essentiel du CRESAS en 19871, comme le fruit des interactions sociales dans une perspective de construction du savoir. L’autodidactie est questionnée, voire récusée : « Tout autodidacte est un imposteur », écrit Paul Ricoeur2. Car l’autodidacte, s’il s’est instruit par lui-même, sans maître, n’a pu y parvenir que par le biais de la lecture ou de réseaux divers, c’est-à-dire dans la confrontation avec d’autres. Si, malgré quelques résistances, ce principe est maintenant admis, il n’en va peut-être pas de même avec l’idée que l’on peut apprendre d’un plus jeune ou d’un moins connaissant que soi.

Et pourtant… Nous avons tous fait l’expérience de la question d’un enfant qui nous met dans l’embarras et nous oblige à reconsidérer ce qui nous paraît évident, ou de son émerveillement face à un phénomène « banal » qui, tout d’un coup, nous apparaît dans sa singularité, son étrangeté ou sa beauté. Ou de l’étonnement d’un étranger qui nous questionne sur la langue que nous parlons tous les jours et à qui nous avons souvent bien de la peine à répondre, tant cela, pour nous, « tombe sous le sens », littéralement : c’est tellement évident que le sens en est « tombé », perdu en quelque sorte. Et, lorsqu’on veut que les interlocuteurs suivent et comprennent l’exposé d’une question épineuse, n’invite-t-on pas un « candide », c’est-à-dire « une personne étrangère à un domaine et qui y apporte un regard neuf [et qui a] pour rôle de demander des éclaircissements lorsque les propos sont obscurs »3 ?

De ce fait, pourquoi ne serait-il point possible d’apprendre des apprenants et comment pourrait-il en être autrement ?

Pourquoi et comment apprend-on des apprenants ?

Tout comme les questions des enfants, celles des apprenants nous sont indispensables. Car le propre d’un savoir, c’est qu’il relève, pour celui qui l’a construit, de l’évidence, qu’il est difficile à ré-interroger et que la mémoire de son processus de construction est souvent perdue. C’est pourquoi un des premiers deuils que doit faire l’enseignant ou le formateur, c’est celui de la transmission de ce qu’il sait. Parce que, justement, il sait, il a évacué les difficultés et les obstacles liés à l’acquisition de ce savoir. Il lui faut donc faire un effort énorme pour revisiter ce savoir et comprendre quels sont les concepts-clés nécessaires pour que les apprenants le construisent à leur tour. Ce sont donc ces derniers qui vont l’aider à re-visiter ce savoir, à le remobiliser pour pouvoir l’expliciter, ou mieux encore, concevoir la situation qui leur permettra de le construire eux-mêmes.

C’est ainsi que nous avons tout intérêt à faire, avec les apprenants, un état des lieux à propos d’une question afin de savoir où se situent leurs connaissances et les obstacles auxquels ils sont susceptibles de se heurter, afin d’orienter notre action et préparer au mieux notre travail. C’est ce qu’on appelle l’émergence des représentations, informations capitales pour l’enseignant et le formateur, qui vont lui permettre de confirmer ou réajuster son projet. Si les représentations qui se font jour montrent que les apprenants ont déjà des connaissances dans le domaine, mais partielles, contradictoires ou erronées, l’enseignant ou le formateur trouvera là la confirmation que c’est bien à cet endroit qu’il s’agit de travailler. Car si ce remue-méninges peut révéler une connaissance déjà solide avec juste quelques points à revoir, il peut, au contraire, dévoiler que le groupe est encore loin de se représenter la question que l’on veut aborder : il faudra alors revoir l’angle d’attaque bien différemment.

Nous pouvons aussi leur demander de lister les questions qui émergent, au terme d’un travail, ou qui restent en suspens. Cela nous permet souvent de comprendre si ce que nous avons proposé semble compris ou s’il est nécessaire d’y revenir, d’une autre façon, car de l’incompréhension ou du malentendu subsistent. Parfois ces questions nous ouvrent des territoires insoupçonnés ou nous permettent de rebondir intelligemment. Je me souviens tout particulièrement de la question récurrente d’élèves, à mes débuts, « M’dame, à quoi ça sert l’Espagnol ? »4, qui m’a obligée à dépasser les réponses convenues et à chercher plutôt les interrogations sous-jacentes à la question ainsi exprimée.

Une autre manière de faire surgir des idées et des questions susceptibles de nous obliger, en tant qu’enseignant ou formateur, à opérer un déplacement est de proposer un problème sans questions. Le principe de ce dernier consiste à susciter des questions plutôt que d’en poser. Par exemple, la confrontation à des documents complémentaires oblige à des mises en relation et à des formulations d’hypothèses différentes selon les individus. L’insolite vient du fait que les apprenants n’ont pas à répondre à des questions sur les documents proposés, mais à la consigne qui les invite à sortir du cadre étroit des questions « classiques » : « Prenez connaissance de ces documents, mettez-les en relation, tirez-en toutes les conséquences qu’il vous semble possible de tirer et toutes les questions que cela vous pose. » Après un travail individuel et de groupe, les apprenants préparent une affiche présentant le résultat de leur réflexion.5

Un exemple de problème sans questions sur la « découverte » et la colonisation de l’Amérique : les élèves devaient mettre en relation trois documents illustrant cette période pour en tirer les conclusions et les questions qui leur paraissaient pertinentes. L’un de ces documents était une chronologie retraçant les événements importants de 1492 – l’arrivée de Christophe Colomb – à 1898 – la fin du processus d’indépendance des colonies américaines. Parmi les questions formulées par les élèves à l’issue de ce travail, il y avait : pourquoi dans cette chronologie ne parle-t-on que des actions des colonisateurs ? Et les Indiens, qu’ont-ils fait pendant tout ce temps ? Ils se sont laissé faire ? Ils ont résisté ? Ils se sont révoltés ?6 Mon premier mouvement a été de répondre immédiatement que, bien sûr, ils avaient résisté et s’étaient battus, et que ces chronologies ne reflétaient qu’une vision de l’histoire, celle des colonisateurs. Mais, réflexion faite, j’ai préféré proposer de revenir sur cette question avec quelques documents supplémentaires pour qu’ils cherchent eux-mêmes des réponses à leurs questions. Je dois une « fière chandelle » à ces apprenants qui m’ont offert l’opportunité de creuser une question pour eux, et pour moi, fondamentale.

C’est ce que Mireille Cifali appelle « l’intéressement » : « C’est une capacité toute simple, qui découle de notre conscience que toute situation est porteuse de connaissance, de développement, non seulement pour celui qui est en face, mais également pour nous-même. Le fait qu’un autre nous pose des problèmes inextricables nous donne l’occasion de chercher à comprendre, d’être pris par une énigme, de devoir ruser, sentir, et convoque notre intelligence des choses : la jubilation que nous éprouvons à penser7 nous récompense au regard de la difficulté de la situation (…). La difficulté de l’autre nous convoque, elle nous confronte tout autant à l’impuissance de notre pensée qu’à notre intérêt de comprendre et d’agir. »8

Favoriser les occasions

Puisque nous avons intérêt à ce que les apprenants nous bousculent, nous offrent des prises de conscience et nous forcent dans nos retranchements pour nous permettre de mieux comprendre et d’agir au mieux, il nous faut réfléchir à comment construire cette disponibilité, et à comment susciter cet apport des apprenants à la construction d’un savoir réciproque. Car, me semble-t-il, il ne suffit pas d’être réceptif aux questions des apprenants mais de les susciter pour éviter de nous enfermer dans des routines et des certitudes sclérosantes.

Outre l’émergence des représentations et le problème sans questions, il y a bien d’autres façons de susciter le questionnement et les suggestions. Je citerai tout particulièrement les moments de régulation, avec quelques outils qu’il n’est pas inutile d’avoir en tête9.

La fabrication d’un corpus

Lorsqu’il s’agit d’aborder ou de revenir sur une notion grammaticale ou du vocabulaire, par exemple, on peut repartir de ce que les apprenants savent et utilisent, en les invitant à élaborer eux-mêmes un corpus de départ, à partir de leur pratique, de leur interlangue10, de façon à les faire réfléchir et nous permettre de voir, ensemble, plus clairement les déplacements à opérer.

C’est, par exemple, à l’occasion d’un travail sur les verbes ser et estar en espagnol, que l’on peut traduire tous deux par « être » en français, mais dont la distinction n’est pas chose aisée pour un apprenant de langue française, car il lui faut se dégager d’une explication strictement grammaticale pour appréhender progressivement « ce raffinement de vision » dont parle Patrick Charaudeau11. La démarche commence par des propositions faites par les apprenants d’énoncés familiers pour eux comprenant ces deux verbes, que l’on examine et analyse ensemble, qu’ils rectifient, si nécessaire, par la comparaison avec d’autres, qu’ils valident ou mettent en doute. Puis on passe à un travail plus systématique sur des corpus proposés par l’enseignant qui réunissent des occurrences à la fois plus variées et sans doute moins familières des élèves, ce qui permet de confirmer des éléments du premier corpus et de répondre aux doutes exprimés.

La reprise

La reprise en début de cours fait partie des rituels mais aussi des outils de remobilisation et de régulation des apprentissages en permettant le partage de l’information et le bridging (mettre en lien, établir des ponts, « renouer les fils »). Plutôt que d’inviter à une restitution à l’identique, on peut la faire sur un mode différent de la répétition du « déjà vu ».

Quelques suggestions :

  • Commencer la nouvelle séance par des questions qui invitent à s’interroger : « Avez-vous des questions sur ce que nous avons travaillé ensemble la dernière fois ? Quels sont les éléments sur lesquels vous avez des doutes, qui vous tracassent, que vous craignez de ne pas avoir compris ? »
  • Profiter du retour d’un ou de plusieurs apprenants absents à la séance ou aux séances précédentes pour proposer un récapitulatif à leur intention.
  • Proposer une citation ou un nouvel élément d’information à mettre en lien avec ce qui a été travaillé au cours précédent – « Qu’est-ce que cette citation, ou cette information, apporte de nouveau aux conclusions tirées précédemment ? Pourquoi ? » – d’abord individuellement, puis en petits groupes.

Pour l’enseignant ou le formateur, cette reprise devient alors source d’informations importantes à prendre en compte pour organiser la suite de son action.

Les listes de vérification

Ce sont des listes qui énumèrent les éléments dont il faut tenir compte dans la réalisation d’une tâche ou d’un projet. Elles sont élaborées par les apprenants eux-mêmes. On peut les « cocher » pour être sûr qu’on en a tenu compte, qu’on n’a rien oublié. Ce sont également des listes d’auto-contrôle ou de réussite. Elles peuvent concerner le produit (le résultat) mais aussi le processus. Ce sont des outils trop méconnus et sous-utilisés qui, au-delà de leur vocation première – la construction d’un comportement d’autorégulation qui conduit à l’autonomie nécessaire pour piloter efficacement son apprentissage –, peuvent, également, apporter des éléments importants à l’enseignant ou au formateur, à travers ce qui, par exemple, est mis en avant ou oublié par les apprenants.

Par exemple, lorsqu’il s’agit d’élaborer des devinettes, on construira une liste de critères définissant le genre « devinette », puis on se mettra d’accord sur l’ordre dans lequel on amènera les différents éléments pour que ce soit devinable… mais pas trop facilement. Ces critères et cet ordre resteront sous les yeux des apprenants, sur une affiche, pendant le travail d’élaboration pour que rien ne soit oublié et que l’on se donne davantage de chances de réussir.

Les pauses méthodologiques

Conçues comme un moment de suspension de l’activité, de réflexion, de structuration de l’apprentissage, elles sont aussi une occasion de faire le point avant de poursuivre, de récapituler ce qu’on vient de faire, de se représenter la tâche requise, de « raccrocher » ceux qui pourraient se décourager ou perdre pied ponctuellement. Ce sont des moments essentiels pour comprendre également le sens de l’activité, le réinterpréter éventuellement, à la lumière des échanges auxquels ils invitent, lever des malentendus et remobiliser. Et parallèlement, pour l’enseignant ou le formateur, de prendre la mesure de ce qui a été compris et de ce qui reste à reprendre, à une autre occasion, sous une autre forme.

Proposer un cadre possibilisant

Forcément on apprend des choses bien différentes selon la relation que l’on établit avec les apprenants, nos attentes, ou nos engagements. Le cadre de travail proposé – le contrat didactique et pédagogique (voir encadré page suivante) – doit constituer un cadre qui permet la prise de risques : oser intervenir, donner son avis, poser des questions… Ce doit être également un cadre formatif où les informations données par les apprenants quant à leurs avancées et leurs difficultés sont décisives pour la construction et la régulation des apprentissages. Car, répétons-le, les régulations de l’enseignant ne sont que potentielles. C’est l’apprenant qui apprend, développe des stratégies, prend des décisions. De là l’importance de l’auto-évaluation considérée comme « une habileté à développer (…) un objet d’apprentissage »12. On passe donc ainsi d’une logique d’enseignement à une logique d’apprentissage où l’apport des apprenants est décisif pour la pratique de l’enseignant ou du formateur.

C’est ainsi que les apprenants peuvent nous surprendre, éclairer, nourrir notre réflexion et notre pratique, quand nous ne nous contentons pas d’être des « maîtres explicateurs »13, que nous sommes conscients de nos ignorances, que nous apprenons de nos expériences et des multiples occasions que nous offrent les apprenants.

Le contrat didactique, c’est « l’arrangement implicite ou explicite qui s’établit entre le maître et ses élèves à propos du savoir, de son appropriation et de son évaluation »14. Le contrat pédagogique concerne davantage l’organisation de la classe et les modalités de travail ; le contrat didactique porte plutôt sur la construction et la transmission des savoirs. Le contrat didactique, dans la pédagogie traditionnelle, est une convention largement implicite dont on considère que les attendus sont clairs et légitimes, de l’ordre de l’évidence, parce que devenus monnaie courante. Mais il ne s’agit pas d’un vrai contrat dans la mesure où il n’est ni explicite ni librement consenti, et où il ne laisse pas vraiment de place à l’évaluation formative. Le contrat peut donc correspondre aux formes de l’enseignement traditionnel, ou être en rupture, utiliser les pratiques de l’Éducation nouvelle. Dans ce cas, l’enseignant ou le formateur est avant tout un concepteur de situations dont l’objectif est de faire apprendre, un organisateur des conditions d’apprentissage, le créateur d’un plan de formation cohérent, adapté, construit et anticipé. Il veille au cadre de travail qui intègre à la fois confiance et exigence, liberté et contrainte, pour permettre la prise de risque nécessaire à l’apprentissage.15


  1. CRESAS, On n’apprend pas tout seul ! Interactions sociales et constructions des connaissances, Paris, ESF, 1987.
  2. Paul RICOEUR, Du texte à l’action. Essais d’herméneutique II, Paris, Seuil, 1986, p. 75.
  3. https://fr.wikipedia.org/wiki/Candide_(homonymie)
  4. Maria-Alice MÉDIONI, « M’dame, à quoi ça sert, l’Espagnol ? » Ou l’apprentissage d’une langue étrangère peut-il contribuer à la construction de l’émancipation intellectuelle ?, Le Grain, juillet 2018, www.legrainasbl.org/index.php?option=com_content&view=article&id=166:l-mdame-a-quoi-ca-sert-lespagnol-r-ou-lapprentissage-dune-langue-etrangere-peut-il-contribuer-a-la-construction-de-lemancipation-intellectuelle&catid=9&Itemid=103
  5. On trouvera un descriptif plus complet du « problème sans questions » dans : Odette BASSIS, Se construire dans le savoir, à l’école, en formation d’adultes, ESF, Paris, 1998.
  6. Maria-Alice MÉDIONI, Luttes et indépendances en Amérique latine, in Dialogue, GFEN, n°167, janvier 2018, https://ma-medioni.fr/sites/default/files/article_files/luttes_et_independances_en_amerique_latine_.pdf
  7. Robert MISRAHI, Traité du bonheur. Les actes de la joie (tome 3), Paris, Presses Universitaires de France, 1987.
  8. Mireille CIFALI, S’engager pour accompagner. Valeurs des métiers de la formation, Paris, PUF, 2018, pp. 29-30.
  9. Pour en savoir plus sur ces outils de régulation, voir : Maria-Alice MÉDIONI, L’évaluation formative au cœur du processus d’apprentissage. Des outils pour la classe et pour la formation, Lyon, Chronique Sociale, 2016, pp. 114-135.
  10. L’interlangue est la connaissance et l’utilisation d’une langue par un apprenant, c’est-à-dire un système autre que celui de la langue-cible mais qui, à quelque stade d’apprentissage qu’on l’appréhende, en comporte certaines composantes. L’interlangue évolue, en principe, au fur et à mesure de l’apprentissage.
  11. Patrick CHARAUDEAU, Cours de linguistique. Description sémantique de quelques systèmes grammaticaux de l’espagnol actuel, Cours de l’Université de Lyon, Paris, Centre de Documentation Universitaire, 1970, p. 31.
  12. Gérard SCALLON, L’évaluation formative des apprentissages, P.U.L., 1988, p. 143.
  13. « Expliquer quelque chose à l’ignorant, c’est d’abord lui expliquer qu’il ne comprendrait pas si on ne lui expliquait pas, c’est d’abord lui démontrer son incapacité. » (Jacques RANCIÈRE, Le maître ignorant. Cinq leçons sur l’émancipation intellectuelle, Paris,
    Fayard, 1987).
  14. Philippe PERRENOUD, Pour une approche pragmatique de l’évaluation formative, 1991,
    www.unige.ch/fapse/SSE/teachers/perrenoud/php_main/php_1991/1991_12.html
  15. Maria-Alice MÉDIONI, Le contrat didactique et le contrat pédagogique, in L’évaluation formative au cœur du processus d’apprentissage. Des outils pour la classe et pour la formation, Lyon, Chronique Sociale, 2016, pp. 26 et 42.