Véritable synergie entre les régionales, le réseau des apprenants de Lire et Écrire permet une participation active au changement social. Au fil du temps et des partages, les expériences de vie ont fait naître une série d’actions collectives. Composés d’anciens apprenants, les Transform’Acteurs de la régionale namuroise ont choisi, après les inégalités à l’école, de travailler sur la thématique du logement et de ses liens avec la précarité et la pauvreté.

Développer du pouvoir d’agir face au mal-logement : une priorité pour les Transform’acteurs »

Entretien avec Sandrina Destaerke, coordinatrice pédagogique et Geneviève Godenne, formatrice et responsable de projet Lire et Écrire Namur
Propos recueillis et mis en forme par
Thandiwe Cattier, Lire et Écrire Communauté française

Pouvez-vous nous parler de la création du réseau des apprenants ?

Geneviève : Au cours des années 2006 et 2007, parmi quelques régionales, des groupes d’apprenants travaillaient déjà sur des actions collectives. Leur but était la défense des droits des personnes analphabètes. Il y avait aussi des groupes qui s’investissaient dans un travail de sensibilisation. À un moment donné, Lire et Écrire Communauté française a voulu structurer et accompagner ce projet. Le désir était d’apporter d’autres moyens et de créer des liens entre les régionales investies dans cette démarche. Aux alentours de 2010, un premier groupe de travail réseau s’est formé avec plusieurs régionales wallonnes et des centres alpha de Lire et Écrire Bruxelles. Cela a vraiment permis de lancer une belle dynamique. Avec Cécile Bulens, ancienne coordinatrice pédagogique à Lire et Écrire Communauté française, nous faisions des groupes de travail et des réunions collectives avec plusieurs régionales. Tous les apprenants de ces groupes se réunissaient. La mise en place de ce projet commun était vraiment chouette. Et puis le COVID-19 a mis fin à cette dynamique, les réunions collectives étant bannies. Au cœur de certaines régionales, le projet s’est poursuivi, lorsque dans d’autres il a disparu. Ici à Namur, pendant toute cette période, nous avons continué à garder le lien avec les apprenants. Dès que nous en avons eu la possibilité, des réunions ont été organisées dans des locaux plus grands afin de garder nos distances.

Votre groupe réseau s’appelle les Transform’Acteurs ? Qui sont-ils ?

Sandrina : Nous avons de la chance, car notre groupe est constitué d’anciens apprenants très porteurs de la démarche. Même pendant le confinement, les contacts n’ont jamais cessé, car ils se connais-sent bien.

Geneviève : Effectivement, cela fait des années qu’ils sont là. La plupart sont présents depuis très longtemps. En Éducation permanente, c’est au fil du temps et des expériences vécues que la prise de conscience se met en place. Pour les apprenants, l’impact de leurs actions ainsi que leur pouvoir d’agir ne sont pas immédiatement acquis. Au départ, se représenter à quoi va servir une action collective est parfois un peu flou. Mais c’est au fur et à mesure qu’ils le découvrent, ils en prennent conscience et ils le vivent. Ils réalisent de plus en plus à quel point le projet a une utilité et à quel point nous avons vraiment la possibilité de pouvoir changer le regard d’une personne face à une problématique.

Pourquoi avoir choisi ce nom, les Transform’Acteurs ?

Sandrina : Nos démarches d’expression sur l’école nous ont fait réfléchir sur le sens de notre message et la façon dont nous voulions le faire passer. Le théâtre est arrivé et à partir de là, nous avons eu la chance de collaborer avec une compagnie de théâtre-action qui s’appelle La compagnie Buissonnière. L’un des animateurs de la troupe, Simon, a travaillé avec le groupe afin de rendre accessibles les messages choisis par le groupe.  Comment les mettre en jeu et en scène ? C’est là qu’une réflexion s’est portée sur l’envie de nous donner un nom comme troupe de théâtre.

Geneviève : Nous avons commencé avec des portraits chinois, comme par exemple « si notre groupe était un plat, quel serait-il ? ». On a trituré des tas d’idées et la notion de transformer quelque chose est venue. Ensuite, le mot acteur est arrivé sur la table, car on est à la fois acteur sur la scène, mais aussi acteur dans la vie.

Pourquoi avoir choisi le logement comme thématique ?

Geneviève : Ce thème a émergé suite à une série de démarches avec les apprenants. Nous avions précédemment travaillé sur l’école, une thématique qu’ils avaient alors exprimée comme prioritaire. Ensuite, nous avons utilisé le manuel « Se dire pour agir avec les autres »1, qui provient de la méthode « Dire le juste et l’injuste »2, mais adaptée à notre public. Notre démarche s’est axée sur les composantes de la vie humaine afin de pouvoir identifier ce qui est très important pour vivre dignement. On a donc fait tout un travail autour d’une silhouette et ils ont exprimé sous forme de verbes ce qui était prioritaire à leurs yeux : se nourrir, se soigner, se former, etc. À partir de là, le choix s’est finalement porté sur le logement. Cette démarche a permis aux apprenants d’exprimer une priorité qui leur semblait importante pour la société, mais pas uniquement pour eux, pour nous tous.

Comment les apprenants en parlent-ils ? Comment font-ils le lien entre pauvreté et logement ? Des choses essentielles se sont-elles dégagées ?

Sandrina : Il y a eu plusieurs expressions. Mais en tout cas, quelque chose qui ressort assez souvent est le prix des loyers et des charges. Il est vrai que l’accès financier est quelque chose dont ils parlent beaucoup. Ils parlent également de leurs loyers qui sont parfois moins chers que la ligne médiane, mais vient alors la question de l’insalubrité. Et lorsqu’ils font face à l’insalubrité, il y a la difficulté de défendre leurs droits et ils se posent des questions : « quel bail est-ce que j’ai signé, qu’est-ce que j’ai signé et qu’est-ce que j’en comprends ? ». Tout en découle et tout est lié.

Geneviève : Aussi, la chose qu’ils expriment fréquemment est la peur de perdre leur logement, même s’il s’agit d’un bien de mauvaise qualité. Ils se disent : « si je me fais expulser de mon logement car il n’est plus dans les normes pour pouvoir y vivre, qu’est-ce que je fais après ? ». Il existe des lois où les communes peuvent faire fermer un logement, mais souvent, les personnes ne sont pas relogées systématiquement. Elles vont donc hésiter et rester dans un logement où les conditions de vie sont très précaires et dangereuses. Les raisons concernent une méconnaissance des services qui peuvent les aider et la peur d’entreprendre des démarches, car les conditions de leur bail ne sont pas toujours très claires.

Comment articulez-vous alphabétisation populaire et thématique du logement ?

Sandrina : Dans certains groupes, des questions et des réflexions se posaient déjà sur leur vécu via un travail de lecture, d’écriture et de compréhension. Ce qui nous permet d’être collectif, c’est que le réseau ne travaille pas en vase clos. Au cours de l’année, il y a des moments clés où l’ensemble des groupes en formation dans notre régionale se réunissent pour des « journées collectives » avec les réseaux régionaux. Tous les apprenants se rassemblent et c’est l’occasion de faire un retour sur notre travail et nos avancements. Pendant cette journée, on propose par exemple de réaliser une fresque ou d’expliquer un récit de vie. Ils viennent avec leurs productions, leurs réflexions et nous travaillons tous ensemble. Il y a donc des allers-retours qui permettent d’impulser des réflexions au sein de chaque groupe. Le questionnement sur le logement et la précarité est parti de ce va-et-vient. Mais ce n’est pas parce que le réseau existe que ce questionnement ne s’exprimait pas auparavant. Ici, cette thématique est plus globale et nous la porterons tous ensemble pendant deux, trois ans.

Geneviève : Les Transform’Acteurs sont un groupe composé d’anciens apprenants. De ce fait, les apprentissages ne sont pas au centre du projet. C’est plutôt un travail d’Éducation permanente et de réflexion sur une injustice vécue. Cependant, les actions mises en place mobilisent et développent leurs compétences en lecture et en écriture. En effet, nous les mettons en situation de lire ou d’écrire quelque chose. Ils peuvent ainsi mettre en pratique, ou du moins se confronter à leurs compétences tout au long du projet. Pour ceux qui sont en formation, il leur est peut-être plus facile de faire des ponts entre leur travail pédagogique et ce que nous faisons avec les Transform’Acteurs.

Avez-vous utilisé des outils pédagogiques avec les apprenants ?

Geneviève : Notre démarche se base sur le manuel « Se dire et agir avec les autres », c’est notre fil conducteur. Nous utilisons aussi la mallette Logement de Lire et Écrire Communauté française3. Au total, nous avons travaillé sur trois animations. Dans la première par exemple, nous avons ouvert la problématique de manière très large afin de ne pas partir tout de suite dans des choses très précises. Il s’agissait avant tout d’analyser le contexte dans lequel nous étions. Lorsque l’on parle de difficultés liées au logement, ils vont sans doute se dire « les loyers sont trop chers » et face à cela, nous allons tout de suite nous focaliser là-dessus. Alors que si l’on ouvre la problématique de façon beaucoup plus large, il y a des tas de choses qui vont émerger et permettre de comprendre comment tout cela se joue. Cette première animation était réalisée à partir de photos de différents logements dans le monde et chacun en choisissait une qui lui parlait. Ils expliquaient ensuite les raisons de leur choix. Pour le groupe et nous-mêmes, c’était une façon de découvrir nos différentes expériences. Certains ont évoqué leur vie en caravane, leur nomadisme, leur envie de vivre en ville dans une maison de maître etc. Cette mallette présente aussi les différentes manières de chercher un logement via une petite annonce, sur Internet ou dans une agence. Beaucoup de discussions ont tourné autour de cela. La notion de témoignage est importante, il s’agit de faire parler les gens au maximum.

Comment est née votre collaboration avec le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté ?

Geneviève : Le 17 octobre est la journée de lutte contre la pauvreté. Dans ce cadre, Christine Mahy, secrétaire générale du Réseau wallon de lutte contre la pauvreté4, était l’invitée du journal de la télé communautaire de Namur. Après avoir visionné son interview, un groupe d’apprenants a voulu la contacter pour mener un projet avec elle. Les idées ont commencé à germer dans le groupe réseau. Fort présente sur le terrain, Christine Mahy est quelqu’un qu’ils connaissent depuis des années. Aussi, le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté est situé tout près de chez nous. Par le passé, nous avions déjà collaboré ensemble.

Sandrina : C’est un groupe qui a pris l’initiative de contacter Christine Mahy et en cela, c’est vraiment chouette. L’invitation à notre journée collective du 6 décembre 2022 était l’occasion de lui expliquer comment nous pensions fonctionner et des liens se sont créés.

Comment avez-vous préparé la venue de Christine Mahy à cette journée collective ?

Geneviève : Nous avons demandé à chaque groupe d’élaborer des questions à poser à Christine Mahy. Le réseau a ainsi pu définir quatre thématiques récurrentes sur le logement : l’insalubrité, les loyers trop chers, les bâtiments vides et la discrimination en matière d’accès au logement. Ensuite, chaque groupe fut invité à choisir deux thématiques. Nous avons collecté les questions ainsi que des témoignages, et le jour de la réunion collective, quatre sous-groupes composés d’une vingtaine de personnes ont été créés. Christine Mahy passait de l’un à l’autre et chaque rencontre d’une demi-heure fut enregistrée. Au niveau de la dynamique, c’était mieux que de la mettre sur scène face à 80 personnes. A présent, on réécoute les informations en vue de ce que l’on va approfondir et de la direction que nous allons prendre dans notre action. C’est un gros travail.

Quels sont les enjeux de votre collaboration avec le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté ?

Sandrina : Il y a une ouverture avec Christine Mahy qui souhaite collaborer avec nous. Mais nous voulons encore prendre le temps de définir ce que l’on veut faire passer comme message et ce que les apprenants ont envie de dire et de dénoncer. Nous ne sommes pas encore dans l’action, il s’agit d’abord d’un travail d’expression, de réflexion et de compréhension. Il n’y a pas encore d’idée précise et nous ne connaissons pas encore la forme que notre action va prendre.

Geneviève : Une collaboration avec le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté serait vraiment intéressante, car il y a tellement d’initiatives et de collectifs qui travaillent sur la problématique du logement. L’idée de se rallier à quelque chose qui est déjà en route et en partie construit est plus intéressant que de faire les choses tout seuls dans notre coin.

Avez-vous des exemples de résultats positifs concernant votre travail sur le logement ?

Sandrina : Nous n’en sommes pas encore là et ce n’est pas l’objectif. Cela pourrait se faire, il est vrai que toutes les situations individuelles exprimées viennent enrichir la discussion et le débat, mais ce n’est pas nécessairement ce que l’on suscite. Ensuite, nous faisons des relais car nous ne sommes pas une association de défense des droits des locataires. Nous sommes dans une démarche d’éducation collective où l’on se nourrit de l’expérience de chacun pour le mettre au service de tous.

Geneviève : On ne va pas intervenir de façon individuelle sur une problématique, nous sommes plus dans l’intérêt collectif, à savoir « mon expérience vécue, je sais qu’il y en a d’autres qui le vivent aussi ». Il est important que certains apprenants puissent agir au travers des relais qui travaillent cette thématique.

Au regard de tout ce que vous avez déjà fait, est-ce que vous pouvez dégager d’autres pistes et actions ?

Sandrina : Quatre grands points ont été dégagés. Ces quatre thèmes ont eu du sens pour eux. Maintenant, lequel va-t-on choisir et comment allons-nous l’approfondir ? Ensuite, comment se rendre sur la « place publique » et rendre compte de ces inégalités ? Concernant la thématique de l’école par exemple, il y a eu tout un travail pour arriver à cette phrase clé : « demain, je ne veux pas que mes enfants soient analphabètes comme je l’ai été ». Cette revendication a été mise sur la place publique à travers le théâtre-action. Dans le cadre du logement, nous ne savons pas encore ce que nous allons faire.

Geneviève : Pour l’instant, nous n’avons pas encore ciblé notre message, ainsi que le moyen d’expression, mais quelque chose ressort. Dans les interventions que nous avons enregistrées, Christine Mahy cite de nombreux services qui accompagnent des personnes en proie à la problématique du logement. Elle insiste sur l’importance de se faire accompagner. Avec les apprenants, nous nous rendons compte que nous ne les connaissons pas ces services. Il y a quelques jours, quelque chose a émergé à propos de ces aides : il faudrait que l’on sache exactement ce que ces services peuvent apporter et que l’on puisse en parler entre nous. Ce sont des pistes, nous ne savons pas encore si cela va se concrétiser, mais la création d’un petit outil pour faire connaître ces services à d’autres personnes est une idée.

Comment voyez-vous la suite de votre travail sur le logement ?

Sandrina : Notre chance est d’être dans une démarche à long terme, nous ne sommes pas soumis à un agenda. De façon concrète, notre groupe réseau (entre dix et douze personnes) se réunit en moyenne deux après-midi par mois. Nous commençons par revoir ce qui a été dit deux semaines auparavant, on se remémore des choses ou on propose un cadre avec quelques objectifs pour travailler ensemble. Il y a beaucoup d’allers-retours et cela prend du temps. C’est pourquoi on chemine avec ces personnes qui forment un groupe permanent.

A propos de notre travail sur l’école, lorsque la pièce a été créée et que le message fut diffusé, nous avons eu cette réflexion sur l’idée d’une nouvelle thématique. C’est de là qu’est parti notre travail sur le logement. Peut-être que dans trois ans, nous nous poserons la question de nous pencher sur une nouvelle inégalité. Nous avons la chance de pouvoir avancer avec des gens au regard de ce qu’ils vivent en ce moment.

Geneviève : Aussi, ce groupe est porteur et continue de s’investir pleinement. Il s’agit d’une démarche qui demande tellement de temps, si des gens quittent le groupe il faudrait alors tout recommencer à zéro. Dans notre cas, ils ont acquis une grande expérience et des compétences au niveau de la réflexion et des prises de parole. Mais également sur la façon dont nous allons mener notre projet. Ils ont acquis des tas de choses qui nous permettent d’avancer dans la thématique.


  1. Cécile BUELENS (ss.coord.), Se dire et agir avec les autres, Dire le juste, l’injuste et construire des intelligences citoyennes, Lire et Écrire Communauté française,
    https://lire-et-ecrire.be/Manuel-Juste-et-Injuste.
  2. Majo HANSOTTE, Juste ? Injuste ? Activer les intelligences citoyennes, Une méthodologie de Majo Hansotte, Éditions DELFI, 2013, 108 p., https://www.espace-ressources.org/wp-content/uploads/2021/02/Juste-Injuste_Majo-Hansotte.pdf.
  3. Lire et Écrire Communauté française, Bienvenue en Belgique, Mallette Logement et animations complémentaires, 2018, https://lire-et-ecrire.be/Bienvenue-en-Belgique-Neuf-mallettes-pedagogiques.
  4. Voir son interview dans ce Journal : Lutter contre la pauvreté, c’est donner de l’amplitude aux personnes, pp. 55-60.