L’association « L’illettrisme Osons en Parler » est constituée de sept membres, dont six sont reconnus par l’AVIQ1. Avec ce nouveau sigle qui remplace celui de l’AWIPH, on a enlevé les mots « handicapé » et « intégration ». Yves, Sera, Parfaite, Monique, Francis, Jacqueline et Pascale se sont constitués en association en mai 2018. Leur but est de faire savoir que si l’illettrisme et l’analphabétisme empêchent certaines formes d’apprentissage, ils sont aussi à la base d’audaces qui poussent à inventer d’autres façons d’apprendre. Ce n’est pas magique, plusieurs conditions sont nécessaires pour que cela soit possible, dont la culture du lien et le réseautage avec d’autres associations locales.

Handicapé, le mot qui blesse et enferme, à moins qu’il ne donne un coup de pied au cul !

Interview de Yves, Parfaite et Sera
de l’association « L’illettrisme Osons en Parler »
Propos recueillis par Pascale Lassabliere créatrice
et animatrice d’ateliers d’écriture, Ateliers Mots’Art

Le groupe « L’illettrisme Osons en parler » a été créé, il y a plus de quinze ans, par quelques apprenants du groupe francophone de Lire et Écrire Verviers qui souhaitaient sortir de l’ombre et dépasser la honte de ne pas savoir lire et écrire. Le groupe, composé de sept membres s’est constitué, en 2018, en asbl afin de faire reconnaitre leurs actions dans l’espace public2. Formatrice à la régionale, j’ai soutenu les premiers projets du groupe. J’anime actuellement des ateliers d’écriture pour le secteur socioculturel. Trois d’entre eux ont accepté de me parler de leurs visions et expériences.

Quand vous entendez le mot « handicap » ou « handicapé », que veut-il dire pour vous-mêmes ? Que pensez-vous de ce mot ?

Sera Je n’aime pas ce mot. Ma famille m’a toujours rabaissée avec ce mot. Et j’ai toujours voulu leur prouver que je peux quand même faire des choses.

Yves Moi, ce mot ne me gêne pas, parce que c’est aussi une reconnaissance. Financièrement, ça m’aide. Mais d’un autre côté, le mot est difficile à accepter, parce que par rapport aux autres, on se sent affaibli.

Parfaite Quand j’entends ce mot, je me sens comme ceux qui sont dans une chaise roulante. Mais quand je sors, ça ne se voit pas que j’ai une reconnaissance comme handicapée. C’est par rapport à ma maladie du foie que j’ai cette reconnaissance. Personnellement, c’est plus par rapport à la lecture et à l’écriture que ça me gêne. Quand je reçois un courrier administratif, je me force pour essayer de le lire. Maintenant j’y arrive un peu. Je n’ai plus besoin de demander à quelqu’un d’autre de lire à ma place. C’est mieux car c’est gênant de demander aux autres. Et même à force de voyager, bien sûr avant quand il n’y avait pas le coronavirus, j’ai pris une petite habitude avec les formulaires à remplir. Maintenant je peux le faire seule. Donc tout ça pour dire « handicapée » oui, mais pas pour dire d’être bloquée pour pouvoir faire des choses, comme ceux qui sont dans des chaises roulantes. C’est un handicap qui ne se voit pas et qu’on peut contourner.

Qu’est-ce que vous n’auriez jamais fait dans votre vie et que, d’après vous, votre engagement dans l’association « L’illettrisme Osons en Parler » vous a permis de faire ?

Sera C’est le théâtre. Avant je ne serais jamais allée devant les autres. Quand on a fait la première pièce, j’ai vu que, malgré ma dyslexie, je pouvais retenir mes textes, et même des textes assez longs, comme en rap. Je pense que c’est la relation amicale que nous avons entre nous qui aide beaucoup, qui fait qu’on se sent capables. Il n’y a pas de pression parce qu’on sait qu’on est tous avec nos problèmes, « nos handicaps » si on peut dire, mais l’important c’est qu’on essaie toujours de donner le meilleur. Donc on essaie de s’améliorer tout le temps, c’est ça qui compte.
Dans notre association, tout le monde a quelque chose à faire. Moi, j’ai fait le secrétariat pendant une année, et ça aussi ça m’a fait beaucoup progresser car c’est le groupe qui compte. Depuis cette année 2020, j’ai laissé le rôle de secrétaire à Jacqueline, et je m’occupe de la comptabilité parce qu’on a pu avoir une formation à la comptabilité simplifiée avec l’association Vivre Ensemble3 qui nous a subsidiés en nous donnant des chèques de consultance. C’est un monsieur Alexandre qui est venu nous former pendant quatre séances. On était plusieurs à faire la formation. Il y avait Parfaite et aussi Pascale.
C’est de voir le groupe m’entourer dans ce que je fais qui me fait avancer. Avant je voyais toujours la vie avec mes propres problèmes. Le fait d’avoir la confiance des autres, ça fait que je me sens capable de faire des choses comme ça. Avant, jamais je n’aurais pensé que je pouvais faire de la comptabilité. Mon premier pas pour apprendre, je l’ai fait quand j’ai décidé de quitter ma famille et de vivre seule. Quand j’ai pris cette décision, j’ai déjà fait un pas important dans ma vie. Maintenant j’ai 49 ans et j’apprends encore, même si je fais des conneries. Je récupère mon enfance en quelque sorte, dans le sens où si j’ai envie de quelque chose, j’ai du mal à résister, je me l’offre. Je sais que je dois encore apprendre à ce niveau-là. Mais le fait de m’occuper de la comptabilité de l’association, ça me porte, ça m’aide aussi dans ma vie personnelle. Avec la confiance des autres, j’ai l’impression que plus rien ne parait impossible.

« Avec la confiance des autres, j’ai l’impression que plus rien ne parait impossible. »

A votre avis, qu’est-ce qui permet, par l’engagement dans l’association « L’illettrisme Osons en Parler », de dépasser le handicap ?

Yves J’avais déjà dépassé pas mal de barrières en venant me former à Lire et Écrire. Mais il me manquait une chose importante pour dépasser ma timidité, c’était la confiance. J’appelle cela de la timidité, mais peut-être c’est autre chose… Je me souviens d’un colloque à Bruxelles où j’avais pris la parole dans l’assemblée, c’était en septembre 20084. Ça fait déjà pas mal de temps. Pour que ça soit plus facile de parler, on m’a posé des questions. Là, je me suis senti capable de libérer ma parole ; ça a été un déclencheur. Je me suis dit que si j’étais capable de faire ça là, je pourrai le faire ailleurs. Ces questions étaient en rapport avec ce que j’avais vécu. C’était pour parler de mon expérience, c’était un témoignage. Je me souviens très bien de la question : Comment êtes-vous arrivés à avoir ces problèmes-là ? Ce n’était pas facile de trouver les mots pour expliquer le contexte de ma vie, mais avec d’autres questions ça a été. Maintenant je suis président de l’association « L’illettrisme Osons en Parler ». J’aime bien dire que je suis « monté en grade », entre guillemets. Je le dis pour rire. Mais surtout je me sens capable d’avoir un avis sur quelque chose. Je suis très fier de notre association. Quand je suis en famille, j’ose entrer dans une conversation sur n’importe quel sujet, et je dis mon avis.
Dans notre association, on fait attention quand quelqu’un parle. On lui laisse le temps de dire ce qu’il veut dire. Dans ma famille, ce n’est pas comme ça et on se coupe facilement la parole. Ce n’est pas toujours évident. Et en plus, on n’est pas toujours du même avis. J’aime bien défendre le projet d’Osons en Parler (entre nous, le mot « illettrisme » saute facilement, ça raccourcit le nom de notre association, et puis c’est surtout « oser » et « parler » qui sont importants). Mais parfois dans ma famille, j’ai l’impression que ça les saoule un peu. Ce que je voulais dire quand j’ai dit en rigolant « monté en grade », c’est surtout que je me sens capable de défendre notre association et sa cause. Maintenant je me sens plus appartenir à ce groupe qu’à ma famille, et je me dis qu’ils sont peut-être jaloux de ça, que c’est peut-être pour ça que parfois, ils ne m’écoutent pas trop.

Parfaite Moi aussi, c’est de défendre notre cause qui m’a fait dépasser une grande peur, celle de prendre la parole. Avant j’avais toujours peur qu’on se moque de moi quand je prenais la parole, quand je parlais français. Même si dans mon pays, le Bénin, on parle français. Cette peur elle vient de l’Afrique. Même si on est allé à l’école, et même si on y est allé jusqu’à l’université, on a peur de parler français devant les gens. C’est quelque chose qui est lié à l’accent. En Afrique aussi parfois on me dit que je ne parle pas bien français. Mais maintenant, je n’ai plus peur, je n’ai plus honte grâce aux actions qu’on a menées avec notre association.

« C’est de défendre notre cause qui m’a fait dépasser une grande peur, celle de prendre la parole.Maintenant, je n’ai plus peur, je n’ai plus honte grâce aux actions qu’on mène avec notre association. »

Tout a commencé le jour où Yves m’a saboté dans une assemblée, il a dit « et maintenant je laisse la parole à Parfaite ». Mais moi je ne m’y attendais pas, et je n’avais rien préparé. C’était pour parler de notre pièce de théâtre « La soif des mots ». Bon, je savais bien ce que je voulais dire, mais je n’avais pas prévu cette prise de parole, c’était un peu la panique quand même. Et puis, avec notre association, on a participé aux rencontres « Regards Croisés »5 et on a fait des enregistrements de sons, ça m’a beaucoup plus, il fallait parler dans le micro, faire attention, parler d’une certaine façon… C’était pour faire de la sensibilisation du grand public, on a fait des capsules de sons. Après ça été monté et c’est passé à la radio de Bruxelles. J’aime bien quand on fait des choses et qui servent concrètement. Ce qui m’intéresse surtout maintenant, c’est de prendre la parole publiquement. Quand je prends la parole, soit dans mon rôle au théâtre, soit dans nos actions de sensibilisation dans des écoles ou ailleurs, je ressens un profond plaisir.

Et ce plaisir-là, d’où vient-il à ton avis ?

Parfaite D’abord, je ne suis pas allée à l’école, et puis je suis une étrangère ici. Et là, quand je parle, tout le monde m’écoute, je me rends compte que je peux prendre l’attention du public, et ça c’est une fierté. Je me souviens même quand la princesse Mathilde (qui est notre reine maintenant) est venue à Lire et Écrire, elle m’avait demandé des choses à moi, alors qu’il y avait les autres d’Osons en Parler autour de moi et d’autres apprenants aussi. Et j’avais même été sur la photo du journaliste. Je garde encore le journal pour montrer à mes futurs petits-enfants. Ce plaisir que je ressens, c’est de me sentir exister pour les autres quand je prends la parole. Ça c’est très fort.

Tout à l’heure Sera a dit que tout le monde avait quelque chose à faire dans l’association. Est-ce que vous pourriez préciser ? Qui fait quoi ? Comment vous décidez de ce qu’il y a à faire et des rôles de chacun ?

Parfaite Dans Osons en Parler, chacun n’a pas qu’un rôle, chacun a sa place, c’est-à-dire un rôle et une fonction. Moi j’avais envie de faire la comptabilité. On s’était mises à deux avec Sera, parce que toute seule ça aurait été trop difficile. Mais malgré tout, même comme ça, je me suis rendu compte que c’était encore trop difficile pour moi. Par contre les autres reconnaissent ce que j’essaie de faire pour les gens de mon village au Bénin, Doutou. Les autres années, on récolte du matériel scolaire et on l’envoie aux enfants de l’école de Doutou. J’ai pris contact avec la directrice de l’école et je me suis rendue sur place plusieurs fois. Maintenant on est connus là-bas. Avec la technique des gsm, la directrice nous envoie des messages vidéo, et les enfants aussi. Cette année avec le Covid, on a pu envoyer un peu de marchandises, du riz et du maïs pour les veuves et les orphelins qui ne pouvaient plus faire leur petit commerce artisanal sur le bord de la route ou au marché pour avoir un peu d’argent pour acheter à manger. Avec le coronavirus, tout s’est aussi arrêté à Doutou. Après on voulait encore envoyer du matériel scolaire, mais pour le moment c’est impossible et tout est en attente. On va reprendre dès que possible. Avec tout ça, j’ai fait un cahier qui contient l’histoire de ce que nous faisons avec ce village et cette école. Je suis responsable de cette action à « Osons en Parler » et je sais que je peux compter sur tout le monde pour organiser quelque chose.

Yves Dans Osons en Parler, je joue le rôle de président. Ça veut dire que quand il y a une réunion, j’essaie de l’animer, d’être attentif à ce qu’on respecte l’avis de chacun. Je suis aussi responsable pour tenir à jour les pv des réunions et que chacun reçoive celui de la réunion précédente. Je les tape d’après ce que me donne Jacqueline qui met au net les notes que Pascale a prises. Je suis aussi la personne de contact avec les organismes qui nous donnent des subsides. Donc je surveille ma boite mail. Et s’il y a quelque chose que je ne comprends pas, j’en parle aux autres. Je suis la progression des projets pour lesquels nous sommes subsidiés. Je rappelle quand il faut faire un rapport que je dois envoyer à la personne de contact. Pour l’association, je m’occupe aussi de remplir le formulaire des impôts et d’aller le déposer au greffe du tribunal, maintenant je sais bien où c’est. Et je rappelle quand il faut faire notre assemblée générale, et d’ailleurs c’est bientôt, en janvier, qu’il faudra la faire.

Sera A « Osons en Parler », je suis la comptable, comme je l’ai dit. J’ai dû faire une formation spéciale pour ça. Là, j’ai appris comment faire pour tenir les comptes à jour et à quoi il fallait faire attention. Maintenant je tiens à jour un cahier avec toutes nos opérations sur le compte. Je garde tous les tickets et je les colle avec les extraits bancaires correspondants. Avec Pascale, on vérifie tout, et on met ensemble les chiffres dans le tableau Excel. Ça, c’est encore difficile pour moi. Je suis aussi la personne de contact pour l’association Egalité des chances, l’association IDEES de Verviers6 chez qui nous avons un local, et le MOC7 avec qui nous collaborons pour mettre au point une nouvelle pièce de théâtre. Pour le moment on est empêchés de se retrouver. Mais normalement, on utilise notre local chez IDEES pour faire nos réunions et pour faire des ateliers peinture et lecture, du moins c’est notre projet pour après l’épidémie. Egalité des chances nous permet d’avoir une salle de répétition pour le théâtre. En soirée, l’association IDEES est fermée et on ne peut pas accéder à notre local. Dans notre association, nous sommes sept et c’est important de dire aussi ce que font les autres.
Jacqueline est notre secrétaire adjointe avec Pascale. Pendant nos réunions, Pascale arrête de temps en temps l’animation et elle note ce qui est important sur une feuille. Jacqueline tient à jour le cahier des réunions, avec les présents et les absents. Puis elle recopie les notes de Pascale. Yves récupère le cahier de temps en temps pour taper les pv de réunions. Ça permet d’en imprimer pour tout le monde quand c’est nécessaire, et aussi d’avoir une version informatique quand il faut envoyer des choses pour les rapports d’activités par exemple. Mais tout est arrêté maintenant avec le Covid.

Parfaite Il y a aussi Monique qui se charge d’envoyer des sms de rappel avant les réunions. C’est important pour qu’on n’oublie pas. Elle s’occupe aussi de la tirelire. Pour nos réunions, on met chacun ce qu’on peut et ça sert à acheter le café et les biscuits. Francis se charge, lors de nos déplacements, de s’occuper des courses nécessaires pour le séjour. C’est surtout pour nos déplacements longs, comme quand on va en France parce qu’on travaille avec l’association La Chaine des savoirs8. Parfois, on fait des trajets en train ou en voiture avec Pascale. Mais pour le moment encore, tout est arrêté, on ne peut plus voyager.

Yves Mais il y a encore une chose qu’on a appris ces derniers temps et qui est importante. On fait des réunions avec Jitsi Meet9. Avant, on ne savait pas faire ça. On s’est débrouillés pour l’installer sur notre téléphone ou sur l’ordinateur. Pour le moment, c’est encore Pascale qui envoie l’invitation à la réunion. Mais quand on pourra de nouveau se voir, on va apprendre à le faire chacun, parce qu’on ne sait pas combien de temps ça va durer ce virus, et on ne veut
pas tout arrêter. C’est important de continuer de faire des petites réunions entre nous. Et même, ça nous permet de rester en contact avec les Français.

« On a appris à faire des réunions avec Jitsi Meet C’est important de continuer à faire des petites réunions entre nous et de rester en contact avec les Français. »


  1. AVIQ : Agence wallonne pour une Vie de Qualité (anciennement AWIPH, Agence Wallonne pour l’Intégration des Personnes Handicapées).
  2. Voir aussi : Pascale LASSABLIERE L’illettrisme, Osons en parler. Un groupe d’apprenants et anciens apprenants se constitue en asbl « pour que ça change », in Journal de l’alpha, n°213, 2ème trimestre 2019. lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/no_213_prise_en_compte.pdf
  3. Voir : vivre-ensemble.org/
  4. Colloque Notre société a-t-elle besoin d’une population illettrées ? www.lire-et-ecrire.be/Colloque-Des-causes-de-l-illettrisme
  5. Regards croisés est un projet qui a la particularité de mobiliser, dans un même dispositif d’apprentissage, des personnes en difficulté avec l’écrit et des professionnels autour d’une problématique sociale. La dernière formation Regards croisés s’est penchée sur le thème de l’école. Un numéro du Journal de l’alpha y est consacré. Voir : lire-et-ecrire.be/Journal-de-l-alpha-216-Regards-croises
  6. Voir : www.ideesasbl.be
  7. Mouvement Ouvrier Chrétien. Voir : www.moc-site.be
  8. Voir : www.chainedessavoirs.org
  9. Jitsi Meet est une solution de visioconférence en open source.