La pauvreté est cause et conséquence de l’analphabétisme. Comment les opérateurs en alphabétisation peuvent-ils aider les personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture à sortir de ce cercle vicieux ?

Il y a un lien entre analphabétisme et pauvreté, mais lequel ?

Daniel Flinker, Lire et Écrire Bruxelles

« Les liens étroits qu’entretiennent la pauvreté, l’abandon et l’échec scolaires et enfin l’analphabétisme ne sont plus à démontrer »1, assurent des alphabétiseurs québécois. Revenons néanmoins dans cet article sur la façon dont problèmes financiers et difficultés avec l’écrit se conjuguent et sur la manière d’y remédier.

Des vies

Les personnes en difficulté avec l’écrit rencontrent une multitude de problèmes sociaux. Tel est le cas d’Imane, apprenante à l’asbl La Rue. La quadragénaire vit à Molenbeek avec huit membres de sa famille dans un appartement d’une cinquantaine de mètres carrés. « Nous payons 1.100 euros avec l’eau », précise la réfugiée syrienne, qui est au CPAS et qui souffre de diabète et d’asthme2. C’est aussi la vie de Marina, cantonnée durant trois ans aux tâches les plus ingrates d’aide-cuisinière dans une crèche, dans des conditions de travail qui ont fini par avoir raison de sa santé. « J’ai dû changer de boulot et je ne trouve rien car sans lire et écrire, sans diplôme, c’est difficile (…). Mon dos s’est affaissé, mes vertèbres se touchent, c’est pour ça que je ne peux pas rester debout ni soulever du poids »3.

Des chiffres

Ces situations individuelles sont corroborées par les chiffres. A Lire et Écrire Bruxelles, « seuls 3% du public ont un travail et ce sont les personnes émargeant au CPAS qui sont les plus nombreuses (30%) avec les personnes sans revenus personnels (21%). La catégorie “En attente de statut’’ qui regroupe notamment les demandeurs d’asile en Initiative Locale d’Accueil ou dans les centres ouverts, constitue le troisième groupe avec 17%. 11% sont au chômage. »4. Quand on sait que « la grande majorité des allocations sociales minimales sont inférieures au seuil de pauvreté »5, on imagine à quel point « les apprenant·e·s sont très souvent confronté·e·s à de grandes difficultés économiques »6.

A Bruxelles, la pauvreté est un phénomène massif, structurel, systémique. « En 2022, 29,8% de la population bruxelloise est considérée comme à risque de pauvreté monétaire, c’est-à-dire que près d’une personne sur trois vit dans un ménage dont le revenu total disponible est inférieur au seuil de pauvreté. Aussi, 20,4% de la population de la Région vit dans un ménage à faible intensité de travail. Et 11,6% des Bruxellois souffrent de privation matérielle et sociale sévère. Les personnes confrontées à au moins une des trois situations décrites ici sont considérées comme à risque de pauvreté ou d’exclusion sociale. En Région de Bruxelles-Capitale, il s’agit de près de quatre personnes sur dix (38,8%) »7. Ce pourcentage atteint des sommets dans les communes les plus pauvres d’où sont issus les apprenants des cinq centres bruxellois d’alphabétisation de Lire et Écrire8

Selon les statistiques relatives à la Belgique, la corrélation est manifeste entre faible niveau d’instruction et risque de pauvreté et d’exclusion sociale. Une personne peu instruite court ainsi un risque quatre fois plus élevé (soit 36,8%) qu’une personne ayant fait des études supérieures (8,7%). Une personne à faible niveau d’instruction sur deux déclare ne pas être en mesure de continuer à vivre plus de trois mois avec le même niveau de vie. Le taux de risque de pauvreté est doublé pour une personne issue d’un ménage où les parents sont faiblement instruits par rapport aux autres. L’écart d’espérance de vie en bonne santé entre les niveaux d’éducation le plus bas et le plus élevé est de plus de dix ans9.

Ce tableau démontre qu’il est nécessaire d’appréhender l’analphabétisme dans le contexte social au sein duquel il s’inscrit. Les opérateurs alpha agissent donc en prenant en considération la question de la pauvreté.

Des relations

De cause à effet

L’analphabétisme « trouve sa source dans les inégalités sociales, il se perpétue dans le système d’éducation et il provoque l’exclusion d›une grande partie de la population. L’analphabétisme n’est pas un phénomène isolé. Il est lié à la pauvreté, à la misère et à l’exploitation. Il est d’ailleurs intéressant de constater que, dans la plupart des pays, les cartes de l’analphabétisme et de la pauvreté se superposent. Cela n’est évidemment pas l’effet du hasard : l’analphabétisme est à la fois un problème particulier et le symptôme d’une situation économique, politique, sociale et culturelle. (…) En ce qui concerne l’emploi, le revenu, le logement, la consommation et l’éducation, ils (les adultes analphabètes) vivent une situation sans issue : la société ne leur offre aucune possibilité réelle et collective de promotion. »10 « Ainsi, l’école devient le premier facteur d’exclusion sociale pour les jeunes issus des milieux populaires, au lieu d’être le premier agent d’insertion sociale »11. De cette analyse découle « la nécessité de combattre la pauvreté et les inégalités sociales, à la fois causes et conséquences de l’analphabétisme »12.

Attardons-nous encore sur le lien qui unit analphabétisme et pauvreté. On remarque que très souvent, les personnes analphabètes sont pauvres et que certains pauvres sont analphabètes. L’analphabétisme a pour cause et pour conséquence la pauvreté, explique-t-on. Plus précisément, l’analphabétisme a pour cause principale la pauvreté. A cela s’ajoute le fait que l’analphabétisme est l’une des causes de la pauvreté. Autrement dit, la pauvreté est la cause essentielle de l’analphabétisme et peut l’avoir pour cause. Pour résumer, on se rend compte d’une part, que pauvreté et analphabétisme s’alimentent et se renforcent, forment un cercle vicieux. D’autre part, si l’analphabétisme peut constituer l’un des facteurs explicatifs de la pauvreté, la pauvreté, elle, est la source fondamentale de l’analphabétisme.

Alphabétiser pour lutter contre la pauvreté

De ce fait, combattre la pauvreté passe notamment par l’alphabétisation. En effet, en alphabétisant, on s’attaque indirectement à la pauvreté puisque les lecteurs et les scripteurs ont plus de cartes en main pour trouver un travail, avoir un meilleur niveau de vie, et par la suite un logement de qualité, une bonne santé…

Pour autant, décennie après décennie, cette manière d’agir montre ses limites. « Bien sûr, la formation, y compris en alphabétisation, peut contribuer à l’insertion professionnelle de quelques-uns, bien sûr il y a toujours des emplois non pourvus, les fameux emplois en pénurie… ; mais (des professeurs d’une université) rappellent que dans l’hypothèse où tous les emplois “difficiles à pourvoir“ seraient pourvus, c’est-à-dire tous les postes disponibles occupés, cette opération permettrait de diminuer le nombre de chômeurs seulement de quelques pour cent en Wallonie et à Bruxelles. (…) Et (une étude récente) montre qu’il y a seulement quelques pour cent des offres d’emplois qui sont accessibles à des personnes ne détenant aucun diplôme au-delà du CESI13… Et il s’agit d’offres particulièrement peu attractives : faibles rémunérations, temps partiels, horaires décalés et souvent découpés (tôt le matin et tard le soir), abus horaires fréquents, pénibilité physique et morale, décentralisation des lieux de travail dans des zonings, dévalorisation des tâches et des personnes, courtes durées des contrats… etc. »14

Lutter contre la pauvreté pour alphabétiser

Evidemment, l’alphabétisation réduit le nombre d’analphabètes et de ce fait, l’analphabétisme. Pour autant, alphabétiser n’équivaut pas à lutter contre les causes de l’analphabétisme. Si on a l’ambition d’éradiquer le phénomène, il faut plutôt livrer une lutte directe contre la pauvreté, en s’attaquant à ses racines. Or, en l’état actuel des choses, n’ayant prise ni sur l’amont ni sur l’aval du processus d’alphabétisation, les opérateurs alpha ne mènent à cet égard qu’une action symbolique.

Face à la détresse sociale des apprenants, il est dès lors urgent que le secteur de l’alphabétisation s’allie avec d’autres acteurs de la société civile pour renforcer la lutte contre la pauvreté. De la sorte, son public améliorera concrètement ses conditions de vie. Il s’alphabétisera aussi puisque « c’est le fait d’être intégré à cette société qui permet l’apprentissage de la langue et non l’inverse »15. Et, à terme, son nombre diminuera.

Comment combattre la pauvreté ?

Puisqu’il faut combattre la pauvreté pour mettre fin à l’analphabétisme, il est ici utile de s’interroger sur la manière de s’y prendre. A cet égard, notons qu’« un combat contre la pauvreté supposerait normalement un combat, aussi, contre la richesse. La pauvreté et la richesse ne sont-elles pas les pôles d’un même axe ? Je n’ai pourtant jamais entendu quiconque parler de lutte contre la richesse »16.

Nous en arrivons ainsi à nous questionner sur l’intérêt de définir les personnes analphabètes en tant que pauvres. En effet, « “Précaires”, “pauvres“, “milieux populaires”, “exclus”, “défavorisés”, “démunis”… sont autant de catégories sociales dont l’usage est commun mais qui, dès qu’on y regarde de plus près, n’échappent pas au flou descriptif dès lors qu’il s’agit d’expliciter les rapports sociaux qui sous-tendent ces conditions subalternes »17.

Précisons ce qui pose problème ici. « Identifier, définir et délimiter les groupes sociaux à qui s’adressent l’éducation permanente et ses missions d’émancipation est une tâche éminemment politique ». Or, « en ciblant des personnes qui sont dans une condition sociale définie principalement par le manque (les publics dits “défavorisés”), l’identité du public populaire ne peut être que connotée négativement ». Ce public « tend à être figé et passif, comme s’il s’agissait d’un groupe “objet” à manipuler. (…) sans jamais identifier les mécanismes sociaux qui produisent un espace social hiérarchisé. (…) On en vient alors à euphémiser les conflits sociaux, alors que ceux-ci sont toujours constitutifs des conditions d’existence des milieux populaires et de leur champ des possibles (…) ». Ainsi, comme « la figure politique centrale du salariat s’est érodée (…) les milieux populaires ont été progressivement considérés comme des groupes sociaux inertes et marginaux qu’il faut intégrer dans la société ».

En opposition à cette définition du public, « nous défendons l’idée que réinvestir une lecture en termes de classe sociale permet à la fois de mieux nommer les réalités trop souvent invisibilisées auxquelles font face les milieux populaires et d’envisager des actions qui leur soient propres ». Autrement dit, « dès lors que l’on utilise le concept de classe-qui-vit-du-travail18, la capacité d’agir du public est renforcée, et ce au moins pour deux raisons essentielles. D’une part, en replaçant les rapports sociaux de classe au cœur de ce qui façonne le quotidien du public, on peut expliciter contre quoi ou contre qui on se bat pour s’émanciper. D’autre part, cela permet de repenser des formes de solidarité qui sont difficilement imaginables vu la définition actuelle du public ».

Émancipation collective

Définir les personnes maitrisant mal l’écrit en tant qu’analphabètes est un choix, un choix qui peut s’avérer réducteur car cette manière de cerner leurs difficultés isole ces dernières du contexte dans lequel elles se développent. Les considérer comme des pauvres peut sembler résoudre ce problème. Pourtant, ce terme apparait lui aussi imparfait, notamment parce qu’il rend difficilement visible et donc mobilisable la puissance d’agir des femmes et des hommes concernés. Pour éviter ces écueils et sans nier la diversité des individus la composant, insister sur leur appartenance à la classe qui vit du travail parait plus pertinent.

Ainsi, la réflexion proposée dans cette analyse – étayée par des témoignages, des statistiques et des extraits d’articles – en est venue à présenter les personnes cataloguées « analphabètes » comme des pauvres, puis comme les membres de la classe laborieuse. Ce faisant, elle trace un chemin pour éradiquer l’analphabétisme.


  1. RGPAQ, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté 2019 : Analphabétisme et pauvreté, même combat !, https://www.arrondissement.com/tout-get-communiques/u26503-journee-internationale-pour-elimination-pauvrete-2019-analphabetisme-pauvrete-meme-combat.
  2. Jacqueline MICHAUX, Il pleut dans ma cuisine. Réflexions d’une chercheuse-formatrice sur la puissance d’agir de femmes en alphabétisation à Molenbeek face à leurs problèmes de logement. Lire et Écrire Bruxelles, 2021, p. 20, https ://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/etude_rap_ok.pdf.
  3. Iria GALVAN CASTANO, Pénibilité au travail pour les personnes analphabètes une réalité inéluctable ? in La Revue Nouvelle, n°4, 2016, https://www.revuenouvelle.be/Penibilite-au-travail-pour-les-personnes.
  4. Lire et Écrire Bruxelles, Rapport annuel 2021, p. 38., https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/rapport-annuel-2021.pdf.
  5. FGTB, Il faut porter les allocations sociales à un niveau supérieur au seuil de pauvreté,
    1er septembre 2020, https://www.fgtb.be/il-faut-porter-les-allocations-sociales-un-niveau-superieur-au-seuil-de-pauvrete.
  6. Lire et Écrire Bruxelles, op. cit.
  7. Statbel, Risque de pauvreté ou d’exclusion sociale, 16 février 2023,  https://statbel.fgov.be/fr/themes/menages/pauvrete-et-conditions-de-vie/risque-de-pauvrete-ou-dexclusion-sociale#news.
  8. Pour une analyse plus détaillée des chiffres de la pauvreté en Belgique et à Bruxelles, voir notamment : Yves MARTENS, Les chiffres (et un peu les lettres) de la pauvreté, in Ensemble ! n°108, novembre 2022, pp. 69-73, http://www.asbl-csce.be/journal/Ensemble108.pdf.
  9. Ces quatre statistiques sont issues du livre de Jean Hindriks et de Joël Van Cauter, Agir durablement contre la pauvreté, Itinera Institute, 2022, pp. 12, 15, 32 et 16.
  10. RGPAQ, Analyse de l’analphabétisme, http://www.rgpaq.qc.ca/alphabetisation_populaire.php?id=1
  11. Ibidem.
  12. RGPAQ, Journée internationale pour l’élimination de la pauvreté 2019 : Analphabétisme et pauvreté, même combat ! op. cit.
  13. Certificat d’enseignement secondaire inférieur.
  14. Cette citation a été à peine modifiée pour pouvoir être généralisée dans le présent article. Voir : Christiane VERNIERS, Les enjeux sociaux de la formation des publics infrascolarisés, in Journal de l’alpha, n°180, septembre 2011, p. 52., https://lire-et-ecrire.be/Journal-de-l-alpha-180-A-quoi-sert-l-alpha.
  15. Els DE CLERCQ, Maitrise de la langue et intégration : au-delà des idées reçues in Journal de l’alpha, n°196, p. 33, https://lire-et-ecrire.be/Journal-de-l-alpha-196-Maitrise-de-la-langue-et-integration.
  16. Phili VIEHOFF, Refuser l’illettrisme et la pauvreté, in Revue Quart Monde, n°124,1987/3, https://www.revue-quartmonde.org/4309?lang=en.
  17. Cette citation ainsi que celles qui suivent sont toutes issues de : Cécile PIRET, Du sujet politique en éducation permanente. Quelle définition pour quels enjeux ? ARC, 2019, https://www.arc-culture.be/publications/du-sujet-politique-en-education-permanente-quelle-definition-pour-quels-enjeux/.
  18. Concept qui permet d’englober les diverses réalités des salariés et des personnes liées au salariat comme les chômeurs ou les pensionnés.