Formatrice à Lire et Écrire Brabant wallon, Murielle Van Bunnen nous raconte comment s’est tissé, au fur et à mesure du temps, le sujet de la santé et du bienêtre parmi ses groupes d’apprenants. Depuis une vingtaine d’années, elle aborde ces thématiques régulièrement au sein de ses cours d’alpha. Initiatives et anecdotes émaillent son parcours. Un projet lancé par la Ville d’Ottignies-Louvain-la Neuve1 a permis de consolider ces expériences et de rassembler des acteurs des secteurs du social, de la culture, du monde médical, autour de la question des inégalités sociales de santé. Une dynamique coopérative créatrice de liens s’en est dégagée, à l’image de ce que Murielle et la Ville d’Ottignies-Louvain-la Neuve considèrent comme étant « la santé au sens large », c’est-à-dire, la santé qui intègre l’importance de la qualité des liens.

Kaléidoscope de dynamiques autour de la santé

Justine Duchesne, chargée de projets
Éducation permanente, Lire et Écrire Wallonie
Sur base d’un entretien avec Murielle Van Bunnen,
formatrice à Lire et Écrire Brabant wallon

« Je vais parler du passé mais ce passé continue maintenant », nous dit Murielle. Et aussitôt, elle pose le contexte : tout a commencé en 2014, par une lettre invitant les professionnels de différents organismes, dont Lire et Écrire, à une après-midi de présentation et d’échanges sur les inégalités sociales de santé. C’est là que les travaux de l’observateur et théoricien R. Wilkinson2 furent présentés. Ceux-ci mettent en évidence l’idée que « les inégalités sociales de santé nous concernent tous ! » Avec le recul et le vécu de la crise sanitaire, Murielle insiste sur le caractère précurseur de la démarche, qui tend à placer les inégalités sociales de santé comme révélatrices de toutes les inégalités sociales au sein de notre société : « Plus les inégalités sont fortes au sein d’une société, plus elles affectent la santé et le bienêtre de ses membres. » Partant de cette conviction, une démarche de diagnostic et d’actions communautaires, visant à réduire les inégalités sociales en matière de santé, fut proposée aux divers acteurs invités3. Face à un constat récurrent pointant des problèmes de santé chez les apprenants en alpha, Murielle, Dominique et Sylvie, trois formatrices de la régionale, décident de se joindre au processus.

La dynamique est lancée, entraînant avec elle les trois collègues, ainsi qu’une partie des apprenants présents à l’époque. Plusieurs actions se succèdent et des sondages sont réalisés afin de percevoir les préoccupations de chacun·e. Des groupes de travail et de discussions sont entrepris avec les professionnels des différents secteurs. Des formations sont également proposées à destination de ces derniers. Murielle qualifie cette expérience de très riche, tout en soulignant le caractère pérenne de ce processus dont « les apprenants et les formateurs bénéficient encore aujourd’hui ».

Le cœur de ce travail, mené avec les opérateurs et leurs publics, a ainsi mené petit à petit à la mise en place d’une journée de rencontres et de découvertes composées d’ateliers « bienêtre », tout en semant des graines pour voir éclore une série d’actions corollaires, telles que la création d’une équipe de foot, ou encore la mise en place de cours pour apprendre à rouler à vélo : « Il y avait beaucoup d’hommes à l’époque. Pour l’anecdote : certains n’avaient pas les souliers adéquats pour jouer au foot. Il a fallu leur trouver des chaussures ! (…) Une autre action fut également développée, en collaboration avec des volontaires de l’asbl GRACQ4, pour que les apprenants apprennent à rouler à vélo. C’était comique, il y en avait qui quittaient le cours pendant une heure pour aller rouler. »

Sans se cantonner à une vision biomédicale de la santé, ce projet a donc permis à de nombreuses initiatives éparses d’éclore, tout en venant se greffer sur un élan déjà lancé par les formatrices dans leurs groupes d’alpha : que ce soit travailler sur les légumes de saison, les différents types de vitamines, ou encore organiser une séance d’information concernant le diabète avec une infirmière sociale… Comme Murielle nous l’explique : « Ce projet santé est au milieu, mais il y a un travail sur la santé avant et après. Ça nous met dans un cercle plus grand que juste nous, petite implantation d’alpha. On a agi dans un cercle au sein d’une commune, avec plein d’intervenants du social, du culturel, du médical. Tout ça mis ensemble, on s’est senti faire partie d’une large ’communauté’. Les apprenants l’ont ressenti aussi. D’année en année, ils revoyaient des personnes qu’ils avaient déjà rencontrées, ils pouvaient approfondir le lien. Par exemple, ils s’appelaient par leur prénom avec le personnel de la maison médicale, ainsi qu’avec les salariés de la cellule de Cohésion sociale, ou encore avec d’autres personnes rencontrées lors de la journée de rencontres et de découvertes. »

Ce projet semble donc en réelle adéquation avec la vision de la santé émanant des groupes d’apprenants : « La santé, ce n’est pas seulement ‘ne pas être malade’ mais ‘être en lien’, ne pas être isolé, faire du sport », nous explique Murielle. « La santé, c’est hyperlarge, ça peut soit être une prévention contre le diabète ou autre pathologie, mais on peut aussi la travailler de façon indirecte, au travers de la sensation d’isolement, de solitude. » En ce sens, la formatrice et ses collègues placent cette dimension dans un cercle plus large, où plusieurs facteurs créateurs d’inégalités influent sur l’état de santé des apprenants : les modes de vie, l’emploi, l’instruction, l’environnement physique et social et bien d’autres aspects de leur vie quotidienne. Et Murielle de conclure : « On en discute depuis des années avec les formateurs : la santé des apprenants, mélange de mental et de physique, est mauvaise. Et là-dessus, tous les formateurs sont d’accord. »

Parcours chahutés et impact sur la santé

Dès lors, la connexion entre analphabétisme et inégalités sociales – et leur impact sur la santé des personnes – transparait. Pour Murielle, les situations vécues par les apprenants et les étapes de vie complexes qu’ils sont amenés à dépasser ont une incidence sur leur état physique ou mental. En effet, au fil des années, celle-ci note une répétition de conditions de santé « dégradées » parmi les personnes constituant ses groupes d’alpha, que ce soit en raison du type d’emploi effectué, de la salubrité du logement habité, ou encore simplement du manque de connexions vers des professionnels de santé référents. « La relation entre position sociale et santé, ça fait des années que c’est flagrant. Les apprenants n’ayant aucun problème de santé sont une minorité, une petite minorité. »

C’est au départ de trajectoires de vie complexes et sinueuses que se créent ainsi des occurrences, des répétitions qui interpellent la formatrice. « Les personnes de nos groupes sont souvent des adultes qui ont eu des vies assez mouvementées », nous explique-t-elle. « Ou, quand elle n’est pas trop mouvementée, le type d’emploi effectué est hyperphysique, ce qui a créé un dommage sur le corps au bout d’un certain temps… de l’usure. C’est d’ailleurs souvent après un problème de santé qu’C’est d’ailleurs souvent après un problème de santé qu’ils arrivent ici. Parce que s’ils veulent se réorienter, il faut qu’ils sachent un peu mieux lire, ou un peu lire tout court. »

Comme l’écrit Didier Fassin (cité dans Maria De Koninck et Didier Fassin, 20045) : « La question posée ici porte sur la manière dont les inégalités produites par la société s’expriment dans les corps, dont le social se transcrit dans le biologique. » Des inégalités qui se marquent dans la mécanique du corps et du cœur, comme des stigmates d’une vie « où rouler sa bosse » n’est pas spécialement un choix.

Se renforcer pour lutter contre les inégalités sociales de santé

Pour Murielle, l’alphabétisation est déjà une façon de lutter contre ces inégalités sociales de santé. C’est bien connu, au-delà de l’acquisition des compétences de base, le processus d’alpha a un impact réel sur les différentes sphères de vie des personnes impliquées, ne fût-ce que par leur rattachement à une dynamique collective, leur procurant confiance et appui. Participer à la démarche de diagnostic et d’actions communautaires, proposées par la Ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, en est une autre. « De l’éparpillement sur le travail de santé, on est passé à un travail soutenu par une initiative communale. Même si cela n’empêche pas de pouvoir continuer à voltiger comme un papillon, en se laissant inspirer par le groupe d’alpha », souligne-t-elle.

Le fait de se rallier à d’autres professionnels et de créer une toile intersectorielle autour des préoccupations de chacun·e, qu’elles soient celles des apprenants ou celles des opérateurs investis, s’est dès lors avéré une réelle façon d’agir sur différents déterminants de santé6, tels qu’observés au travers des vies semées d’obstacles des apprenants en alpha.

C’est notamment lors des journées de rencontres et de découvertes émanant de cette initiative de la Ville, que les acteurs impliqués et leurs publics ont l’occasion de se rassembler autour d’ateliers thématiques, tous relatifs à la notion de « bienêtre », mais aussi de créer des contacts qui n’auraient pas lieu en dehors. Des temps d’échanges de toutes sortes y sont dès lors proposés. Yoga, communication non violente, « papote », découverte des herbes sauvages… Il y en a pour tous les gouts. Chacun y prend part avec sa sensibilité et ses objectifs, que ce soient les professionnels, de par les compétences et les affinités qu’ils détiennent pour animer, ou les publics, en naviguant d’un espace à l’autre pour s’ouvrir à la nouveauté : « Ces journées sont travaillées en amont avec les apprenants, on discute de ce qu’on y fait et pourquoi. Ils peuvent choisir à l’avance les ateliers qui les intéressent. Souvent ce sont les anciens qui motivent les nouveaux plus que nous ! », nous relate Murielle.

C’est ainsi que les apprenants de Lire et Écrire peuvent rencontrer du personnel des maisons médicales de la ville, d’associations culturelles et sociales. C’est ainsi également, qu’ils peuvent échanger avec des professionnels de secteurs divers et interagir avec eux. Des ponts sont créés entre le monde de l’alpha et d’autres domaines auxquels les apprenants se raccrochent : « Lors de ces journées, nos apprenants ne sont pas seulement les apprenants de Lire et Écrire, ils font des rencontres qui les rendent peut-être plus à l’aise au niveau social. Je me souviens que des personnes de la maison médicale avaient enlevé exprès leur badge pour se fondre dans la masse, pour ne pas nécessairement être conditionnées par leur étiquette. Ça pouvait rendre les personnes plus à l’aise par la suite, si elles étaient amenées à parler dans un autre contexte ou si elles étaient amenées à parler de leurs difficultés. En plus des ateliers qui tournent tous autour de la santé, de nouveaux liens sociaux sont créés. »

Si cette journée n’a pas pu avoir lieu l’année dernière, en raison des mesures sanitaires liées à la crise du Covid-19, son aura perdure, et de nouvelles préoccupations viennent alimenter l’eau de son moulin : « Comment m’occuper au mieux de ma santé, dans ma vie, chez moi, si on doit faire face à d’autres pandémies ? », donne comme exemple Murielle. En réponse à cette dynamique, le « Réseau Egalité »7 s’est également créé, visant à donner l’occasion aux professionnels de différents secteurs de penser, s’outiller et se renforcer sur la question de l’égalité en général, et notamment face à la pandémie, dans le cas présent8.

Murielle ponctue avec enthousiasme : « Par petites touches impressionnistes, c’est énorme ce qui s’est fait ! C’est comme un soleil et ses rayons. On n’est pas forcément le soleil, on est peut-être les rayons, mais les deux agissent de concert finalement. » 

Ce projet, initié par la Ville d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, a ainsi permis à plusieurs petites bulles d’initiatives d’éclore, tout en créant des opportunités de rencontres entre acteurs sur un même territoire, mais également entre publics différents, et pourtant touchés par des réalités communes. De cette initiative semble dès lors se dégager une réelle envie de susciter l’interaction, le contact, afin de placer les apprenants en alpha dans une dynamique de prise en compte de soi, de leur bienêtre, dans un univers social plus large.


  1. D’autres acteurs sont parties prenantes de la démarche, tels que le Centre Local de Promotion de la Santé en Brabant wallon et le Plan de Cohésion Sociale d’Ottignies-Louvain-la-Neuve, duquel dépend la Cellule de Développement Communautaire de la Ville.
  2. Richard WILKINSON, Kate PICKETT, Pourquoi l’égalité est meilleure pour tous, Etopia 2013.
  3. La démarche était déjà initiée en 2012, Lire et Écrire s’est jointe au processus en cours
    de route.
  4. L’asbl GRACQ (Groupe de Recherche et d’Action des Cyclistes Quotidiens) promeut le vélo sous toutes ses facettes : apprentissage, réparation, plan de pistes cyclables…
  5. Maria DE KONINCK, Didier FASSIN, Les inégalités sociales de santé, encore et toujours (éditorial), in Santé, Société et Solidarité, n°2, 2004, pp. 5-12.
  6. Facteurs tels que le revenu, le statut social, l’instruction, l’emploi, les conditions de travail, l’accès aux services de santé appropriés, l’environnement physique… pouvant influer sur l’état de santé d’un individu.
  7. Voir : https://clps-namur.be/reseau-egalites/
  8. Ce réseau lance notamment un chantier de recherche (sur la période 2021-2022), visant à associer acteurs de terrain, chercheurs et membres des administrations publiques, réunis pour échanger sur la méthodologie de gestion de projet dans une démarche critique et ce, en vue de dégager une autre manière d’agir.