Dans les années 70, Marcel Hicter, considérant que la démocratisation de la culture qu’il soutenait auparavant s’avérait décevante, lui opposa un autre paradigme : celui de la démocratie culturelle. Dans cet article, nous rappelons d’abord sur quel système d’oppositions Hicter base sa position : opposition entre rôles de création et de consommation ; récusation du confinement du champ artistique ; récusation de la césure individuel/collectif. Aujourd’hui, si cet héritage est toujours bien vivant, cette orientation n’est pas pour autant devenue la référence principale ou prioritaire. Dès lors, quel rapport la démocratie culturelle entretient aujourd’hui avec d’autres champs, et même avec la production de la société en tant que telle ? C’est autour de la notion d’animation culturelle chère à Marcel Hicter que nous construisons notre raisonnement…

La démocratie culturelle aujourd’hui, pour quoi faire ?

Jacqueline Fastrès, Directrice
et Jean Blairon, Expert associé
Réalisation Téléformation Animation

L’asbl RTA a été créée en 1973 par les mouvements ouvriers namurois qui se sont associés pour donner la parole au public populaire via la création de médias libres, diffusant illégalement au départ. Maurice Abitbol, président de RTA à l’époque, est cité par Marcel Hicter pour une étude réalisée sur les crédits culturels de 1970 et 1972 ; l’étude établit que la plupart des crédits sont utilisés pour le développement de la culture artistique traditionnelle et que celle-ci ne touche que très peu le public ouvrier (celui-ci constitue 1% du public fréquentant les théâtres dans les années de référence). RTA a été agréée comme association d’éducation permanente en 1976 et a été à l’origine de la création de la TV locale namuroise et de Lire et Ecrire Namur L’association est présidée par Philippe Mahoux depuis 1985 ; sa vice-présidente est Valérie Ska.

La démocratie culturelle : quels fondamentaux ?

Ensuite, je le proclame, je n’ai ni envie de sauver le théâtre ni la musique si je ne sauve pas d’abord une société qui se déglingue, une civilisation qui se décompose ; je ne puis le faire qu’en apportant ma contribution à  l’élaboration d’un programme de société. Marcel Hicter

On doit le terme « démocratie culturelle » au haut fonctionnaire belge Marcel Hicter qui le propose au début des années 1970. En 1974, lors du Symposium organisé à Bruxelles dans le cadre du programme du Conseil de Coopération culturelle du Conseil de l’Europe consacré aux animateurs socio-culturels, Marcel Hicter introduit les débats par une communication intitulée « Animation et démocratie culturelles ». La thèse de cette communication est la suivante : « L’animation implique la démocratie culturelle en rapprochant les lieux de décisions des personnes et des groupes concernés. La démocratie culturelle s’oppose, car il faut parler clairement, à la démocratisation de la culture »2.

Pour bien comprendre cette position, il faut souligner qu’elle est portée par tout un système d’oppositions qui est très visible dans la communication que nous évoquons : « Je ne vais pas tenter de faire un discours, ni d’apporter des solutions, mais de faire œuvre ’d’animateur’ parmi vous en posant un maximum de questions […]. L’animation, donc, se distingue moins par des activités spécifiques que par la manière de pratiquer ; c’est une manière d’agir plus qu’un contenu, dans tous les domaines du développement de la qualité de la vie […]. Chacun devient l’agent actif de son propre développement et du développement qualitatif de sa communauté ; trop souvent, il ne peut se manifester que dans l’affirmation de ce qu’il conteste »3. Le système d’oppositions construit dans cette communication comporte au moins trois composantes :

a) La démocratie culturelle récuse la conception qui réserve la capacité (et la fonction) de création à certains (des producteurs) et transforme tous les autres en consommateurs

Marcel Hicter évoque la « civilisation des loisirs » que nous promettait la société post-industrielle et critique le caractère prétendu libératoire de ces loisirs, qui cantonnent le plus grand nombre dans la consommation des produits (fussent-ils culturels) que quelques-uns ont le pouvoir de fabriquer et de faire « désirer »4.

La démocratie culturelle fait au contraire de la création une activité quotidienne mise en œuvre par tous. On retrouve là le thème cher à Michel de Certeau de « l’invention du quotidien »5. Pour de Certeau, la culture populaire se définit en effet comme un art de jouer/déjouer le rôle de l’autre (du dominant), un art de « faire avec », de détourner les règles, comme un art des « coups » joués dans une situation souvent défavorable. Cette « culture très ordinaire » s’exprime dans des productions culturelles (contes, proverbes…), mais aussi dans le monde du travail et dans toute la vie quotidienne6.

Il est frappant cependant de constater une tendance dans le champ culturel à la double déception par rapport à la culture populaire ainsi définie : on passe facilement d’un reproche de recourir à des formes culturelles trop désuètes et insuffisamment revendicatrices au reproche inverse : se cantonner dans des revendications sociales, sans « accéder » à la création culturelle « proprement dite » (telle que définie par certains)7. Mais si nous suivons Gilles Deleuze lorsqu’il définit la pratique artistique comme un travail sur les formes à partir d’un matériau donné, travail qui, lorsqu’il est abouti, donne une œuvre qui « tient » toute seule, y a-t-il vraiment une différence avec la créativité quotidienne qui « fait avec ce qu’elle a » pour « tenir » dans une situation ? Et surtout, les deux gestes ne peuvent-ils s’articuler, s’enchaîner, se soutenir8 ?

b) La démocratie culturelle récuse donc le confinement du champ artistique

Elle comprend tous les « arts de pratiquer » qui s’inventent dans tous les domaines du développement de la qualité de la vie comme le dit Marcel Hicter ; pour lui, l’animation constitutive de la démocratie culturelle n’est ni une question de contenu et encore moins de « secteur ». Il s’agit donc, quelle qu’en soit la forme ou le secteur, d’une attitude qui ne se satisfait pas de l’état des choses dans une situation donnée et y crée des possibles. Dire cela n’est pas récuser l’autonomie de la pratique artistique ou créative : celle-ci s’exprime, quel qu’en soit le domaine, par le refus d’exécuter de manière dépendante d’un pouvoir : la démocratie culturelle récuse la mission d’encadrement au profit d’une visée de libération, mais n’implique pas d’office une recherche formelle qui ne parle qu’aux connaisseurs d’une discipline artistique donnée.

c) La démocratie culturelle récuse la césure individuel/collectif et le délitement des logiques collectives dont cette césure est porteuse

Pour la démocratie culturelle, l’expression et la relation sont indissociables. Ainsi, si on peut reconnaître avec Bernard Lahire9 que la culture est autant celle des individus que de catégories, on remarquera que cette culture des individus est elle-même le résultat de rencontres ; de même, si pour Alain Touraine, l’enjeu contemporain est bien que chaque individu puisse devenir autant que possible créateur de sa vie, sujet de sa vie, on n’oubliera pas que cet enjeu implique des institutions qui permettent que ce droit devienne accessible à tous.

La démocratie culturelle aujourd’hui

Si l’héritage de la démocratie culturelle est bien vivant (il est par exemple évoqué dans plusieurs décrets organisant le secteur culturel), cette orientation n’est pas pour autant devenue la référence principale ou prioritaire comme le demandait Marcel Hicter. La question se pose donc de savoir si elle est devenue une sous-région des politiques culturelles (éducation permanente, bibliothèques, centres culturels…10), à savoir une activité parmi d’autres – si ce n’est en concurrence avec d’autres – dans le champ culturel ?

Compte tenu des récusations exposées ci-dessus, on ne peut tenter de répondre qu’en se demandant quel rapport la démocratie culturelle entretient aujourd’hui avec d’autres champs, et même avec la production de la société en tant que telle. Qu’entendons-nous par production de la société ? Dans le sillage des travaux d’Alain Touraine, on peut remarquer que les sociétés contemporaines réservent une part importante de leurs ressources pour se transformer elles-mêmes ; elles ont une forte capacité d’action et donc une forte responsabilité (qu’il suffise d’évoquer ici les questions du climat ou des pandémies). Cette « action sur soi » s’opère sans référence à une extériorité (par exemple religieuse) qui dicterait l’orientation et la norme11.

De quoi la démocratie culturelle est-elle porteuse en termes de production de la société, quelle est sa contribution au regard de cet enjeu ?

a) Elle est d’abord une « méthode au service de l’égalité », comme Jean-Pierre Nossent l’a mis en lumière12. En prônant le dialogue entre des cultures réputées égales, en affirmant l’absence de hiérarchies entre elles, en récusant l’impérialisme, elle invite à s’opposer à toutes formes d’inégalités, dans une société où celles-ci réaugmentent continûment. Dans le champ social, la démocratie culturelle est dès lors effectivement porteuse d’un enjeu central.

b) La démocratie culturelle, nous l’avons vu, abolit la distinction producteurs / consommateurs ; elle donne surtout aux individus et aux groupes le statut de « commanditaires » de l’action culturelle : « Les animateurs culturels au sens strict sont les agents dont le mandat prioritaire est de servir le dynamisme d’un groupe de personnes déterminées en adaptant l’activité aux aspirations et objectifs exprimés ou informulés de ce groupe ; leurs activités trouvent leur justification en ce qu’ils correspondent aux besoins du groupe, non en termes de solutions mais en termes d’assistance, permettant au groupe lui-même de susciter sa réponse à ses propres besoins »13.

Si Hicter remarque que cette conception abandonne le dualisme « informateur-informé » pour faire place à la démarche commune de découverte de la réalité au travers des questions posées autant que des réponses, on pourrait ajouter que d’autres dualismes peuvent se voir également subvertis : libérateur-libéré, émancipateur-émancipé, activateur-activé, administrateur-administré…

Si la démocratie culturelle rapproche les lieux de décision des personnes et des groupes concernés et si elle était réellement développée, on aurait à coup sûr à moins déplorer la coupure entre les élus et les électeurs, entre les représentants et les représentés et la supposée désaffection des citoyens vis-à-vis de la politique. On ne peut évidemment espérer une participation de ceux-ci au jeu politique s’ils sont sans cesse ravalés au statut de consommateurs de « storytelling » hasardeux conçus par des communicants qui ne sont aucunement en relation avec eux et déversés par des médias qui concentrent à sens unique la production des « messages » …

Et il est à craindre que les « réponses » « innovantes » qui entendent faire pièce à cette coupure, par exemple en invitant les individus atomisés à « faire directement des suggestions aux responsables politiques » (via des « consultations citoyennes »), ne constituent en fait une régression par rapport à une démocratie vivante. Dans une démocratie vivante ou forte, les individus sont en effet invités à dépasser leur point de vue particulier pour adopter un point de vue « public », qui dépasse les intérêts particuliers. Mais comment ce saut qualitatif pourrait-il se révéler possible sans l’expérience du groupe ?

« Quant au rapport entre l’animation culturelle et ceux qui en profitent, nous devons écarter tout de suite le rapport à l’individu. Le travail avec l’individu isolé coupe celui-ci de ses racines sans le bénéfice des échanges avec les autres ».

On voit quelle place majeure les pratiques de démocratie culturelle ont à prendre dans un champ politique en proie à une inquiétante perte de légitimité.

c) Enfin -et sans doute surtout- les animateurs de la démocratie culturelle sont des vecteurs de créativité dans tous les domaines du développement de la qualité de la vie : « Telle que définie, l’animation n’est pas seulement une méthodologie, encore moins une technologie, c’est un mode de transformation sociale. Elle se heurte à l’ordre économique, c’est la créativité contre le travail répétitif, c’est la prise de parole contre la hiérarchie, qui réduit, dépossède et aliène. Elle se propose enfin de redonner à l’homme la maîtrise de sa vie ».

Or l’enjeu central de nos sociétés en matière de développement est précisément, aujourd’hui, de créer de la créativité, comme l’affirme Alain Touraine : « La société hypermoderne, je le répète, produit avant tout, à la différence de celles qui l’ont précédée, de la créativité. C’est pourquoi ce qu’on appelle au sens large l’éducation doit occuper dans la société hypermoderne la place centrale qu’a occupée le secteur industriel dans la société antérieure. […] Dans la société hypermoderne, le pouvoir n’est plus seulement politique et économique comme dans la société industrielle ; il est également culturel, puisque les communications sont des informations qui transforment les conduites, les attitudes et les représentations, les projets et les genres de vie »14.

Si l’on s’accorde en général pour reconnaître l’importance majeure que prennent la connaissance, la recherche et l’innovation dans le développement des sociétés contemporaines, il n’est pas sûr que la dimension culturelle du pouvoir soit symétriquement prise en compte. Ni d’ailleurs les inégalités massives qui concernent l’accès à des occasions et environnements où la créativité de chacun peut se créer. D’où la place centrale qu’est appelée à jouer la démocratie culturelle dans les sociétés d’aujourd’hui puisque la créativité est un élément clé dans le champ du pouvoir en tant qu’elle permet le développement, certes, mais qu’elle est aussi le vecteur de l’exercice du pouvoir.

Démocratie culturelle et conflictualité

Pour Marcel Hicter, l’animation implique une rupture par rapport à l’exercice de n’importe quelle profession : « Hurstel écrit que toute profession porte en elle la possibilité de donner naissance, par rupture, à un animateur. Il s’agit de faire son métier d’une autre manière, de jouer autrement le rôle social attribué à chaque travailleur, chaque animateur »15.

Cette « transformation de rôle » correspond bien à la dimension critique et aux luttes pour l’émancipation que nous trouvons dans les décrets évoqués16. Marcel Hicter en parle aussi, nous l’avons vu, en termes de transformation sociale. « Elle [la démocratie culturelle] se heurte à l’ordre économique, c’est la créativité contre le travail répétitif, c’est la prise de parole contre la hiérarchie, qui réduit, dépossède et aliène. Elle se propose enfin de redonner à l’homme la maîtrise de sa vie »17.

Nous retrouvons dans cette idée de transformation globale le mouvement qui a conduit à modifier le titre du décret de l’Education permanente pour lui demander de développer l’action d’éducation permanente dans [tout] le champ de la vie associative (en lieu et place du mouvement inverse18).

Mais cette transformation de titre, si elle se réfère à la démocratie culturelle, nous paraît devoir être porteuse d’une conflictualité bien plus large.

Pour Alain Touraine, l’action transformatrice de la société est d’autant plus forte et effective qu’elle s’inscrit dans un conflit structuré et structurant, « central », qui porte sur l’identification d’une ressource centrale pour le développement et d’un conflit d’interprétation à son sujet. Ce conflit « sociétal » implique que des adversaires identifiés s’accordent sur une orientation majeure, mais s’opposent sur son interprétation.

Ainsi, dans la société industrielle, des adversaires s’accordent sur une orientation -la poursuite du Progrès par l’investissement-, mais s’opposent sur ce qu’est réellement le capital qui le permet ; pour le patronat, le capital est financier et machinique ; les mouvements ouvriers lui opposent que le capital est la force des bras et l’intelligence des travailleurs19.

Ne peut-on dire aujourd’hui que l’orientation structurante est bien la création de créativité (qui permet de remplacer « le pétrole par des idées », pour reprendre ce slogan emblématique), mais que cette orientation fait l’objet d’un conflit d’interprétation.

Il suffit d’avoir vu les publicités récentes dans lesquelles le géant Amazon « donne la parole » à des ouvrières qui nous expliquent spontanément combien elles sont heureuses et motivées en tant que travailleuses de l’entreprise, puisqu’elles y ont l’occasion de « progresser » et de « se réaliser » pour comprendre que, pour les capitalistes d’aujourd’hui, ce sont les entreprises qui créent de la créativité. Pour celles et ceux qui acceptent de s’y engager
« à fond » – c’est-à-dire de s’inscrire totalement dans les décisions prises sans eux, d’embrasser pleinement les modalités de la participation dépendante et la concurrence avec les autres travailleurs – la réalisation de soi et la valorisation sont au bout du chemin.

Les adversaires opposent la liberté à la participation dépendante, l’autodétermination à la création programmée, l’exigence de créativité dans tous les domaines de la qualité de la vie à sa monopolisation dans la sphère économique. Surtout, les adversaires contestent la concentration des décisions dans les mains de quelques-uns et récusent l’affirmation selon laquelle c’est la destruction qui est légitimement créatrice.

On voit immédiatement que la démocratie culturelle est au cœur de ces enjeux, elle qui accorde à tous un statut de commanditaire de l’action d’animation, action qui doit créer, dans chaque secteur où elle s’exerce, les conditions de la création pour chacun au bénéfice de tous. La question posée par le Réseau Wallon de Lutte contre la Pauvreté lors de la conférence « richesses financières ou richesses des populations ? »20 nous paraît situer cet enjeu on ne peut plus clairement.

Conclusion

Il y a quelque cinquante ans que Marcel Hicter proposait un changement radical de politiques culturelles, dans notre pays comme en Europe. Pour lui, le financement de la culture devait cesser de se penser dans la logique de la démocratisation où est privilégié l’accès de consommateurs « éloignés de la culture » aux œuvres réalisées par d’autres (sans que cet accès n’ait d’ailleurs jamais été réellement obtenu).

La démocratie culturelle correspond à une optique tout à fait différente, en ce qu’elle reconnaît chacun comme créateur, en ce qu’elle n’enferme pas la création exclusivement dans la pratique esthétique, en ce qu’elle est porteuse de ruptures par rapport à l’état de choses et ce dans tous les domaines de la vie. A ce titre, la démocratie culturelle est au cœur de l’enjeu central des sociétés développées : créer de la créativité. Elle en propose une interprétation qui s’oppose clairement et de façon crédible à l’action dominante. Cette opposition est active dans le champ social en tant que l’animation est une méthode d’égalité ; dans le champ politique, puisque l’animation veut rapprocher les citoyens des centres de décision ; dans le champ du pouvoir, puisqu’elle propose une interprétation de la créativité libre et non dépendante, ouverte et non enclose, profitant à tous et non à quelques-uns.

C’est donc bien au-delà des politiques culturelles en tant que telles que la démocratie culturelle a un rôle déterminant à jouer aujourd’hui.


  1. L’essentiel de cet article est paru également dans la revue Intermag. Voir : Jean BLAIRON et Jacqueline FASTRES, La démocratie culturelle aujourd’hui, pour quoi faire ?, in Intermag, mars 2021. www.intermag.be/images/stories/pdf/rta2021m03n1.pdf
  2. Marcel HICTER, Pour une démocratie culturelle, édition de la Direction générale de la Jeunesse et des Loisirs du Ministère de la Communauté française avec la Fondation Marcel Hicter, 1980, p. 289.
  3. Ibidem, pp. 287 et 289.
  4. « La démocratisation de la culture est historiquement liée au combat pour un élargissement du temps des loisirs qui devait permettre cette acculturation. Et c’est de là que vient cette utopique « civilisation des loisirs » des années 50 pour laquelle j’ai moi-même plaidé : loisirs = culture = développement = libération. Or, dans la société de consommation qui est la société où celui qui a le pouvoir de produire n’importe quoi est le même que celui qui a le pouvoir de faire consommer ce n’importe quoi, les loisirs ne libèrent pas ; ils aliènent tout autant que le travail ; ils sont le temps de la consommation culturelle de produits fabriqués par les producteurs de « hard ware » dans des buts de profit. C’est la période du slogan : ‘La culture pour tous‘ ». Voir : Ibidem, p.290.
  5. Voir : Michel DE CERTEAU, L’invention du quotidien, Vol 1. Arts de faire et vol.2 Habiter, Cuisiner, Collection Folio Essais, Editions Gallimard, 1990.
  6. « Il n’est pas possible de cantonner dans le passé, dans les campagnes ou chez les primitifs les modèles opératoires d’une culture populaire. Ils existent au cœur des places fortes de l’économie contemporaine. C’est le cas de la perruque. Ce phénomène se généralise partout, même si les cadres le pénalisent ou « ferment les yeux » pour n’en rien savoir. Accusé de voler, de récupérer du matériel à son profit et d’utiliser les machines pour son compte, le travailleur qui « fait la perruque » soustrait à l’usine du temps (plutôt que des biens, parce qu’il n’utilise que des restes) en vue d’un travail libre, créatif et précisément sans profit. Sur les lieux mêmes où règne la machine qu’il doit servir, il ruse pour le plaisir d’inventer des produits gratuits destinés seulement à signifier par son œuvre un savoir-faire propre et à répondre par une dépense à des solidarités ouvrières ou familiales. Avec la complicité d’autres travailleurs (qui font ainsi échec à la concurrence fomentée entre eux par l’usine), il réalise des « coups » dans le champ de l’ordre établi. Bien loin d’être une régression vers des unités artisanales ou individuelles de production, la perruque réintroduit dans l’espace industriel (c’est-à-dire dans l’ordre présent) les tactiques « populaires » de jadis ou d’ailleurs ». Voir : Ibidem, pp. 45-46.
  7. Sur la crainte que les pratiques culturelles ne soient pas suffisamment revendicatrices, voir la journée de réflexion organisée par la Fédération des Centres d’Expression et de Créativité Incidence à propos de la désobéissance et l’intervention de Jean Blairon : Désobéissance et projet socio-artistique : une articulation à interroger, décembre 2019. En ligne : www.intermag.be/analyses-et-etudes/culturel/682-desobeissance-et-projet-socioartistique-une-articulation-a-interroger. Cette analyse d’Henry Ingberg expose la crainte inverse : « Donc, en fait, la démocratie culturelle suppose une action politique, mais aussi une action sociale, dans la mesure où aller dans les salles de spectacle, aller au cinéma, aller au théâtre, aller à un concert, voir une exposition, ne paraissait pas répondre aux préoccupations prioritaires du moment et ne paraissait pas créer les bases mêmes d’un développement culturel réel. Et donc, encore une fois, la préoccupation qui apparaît depuis quelques années maintenant, serait que les mouvements associatifs délaissent trop le terrain culturel proprement dit, dans leur volonté justement d’avoir une action de transformation immédiate sur le milieu dans lequel ils travaillent. De cette situation, découle effectivement aussi un mouvement en sens inverse de la part de ce qu’on pourrait appeler le secteur de la création ou les créateurs. Ceux-ci ont eu le sentiment que leur propre travail était négligé, que la relation qu’ils pouvaient établir avec les publics était marginalisée et donc, ils ont cherché en quelque sorte à redéfinir, malgré l’apparition de la démocratie culturelle, un secteur d’action particulier privilégié et identifié ». Voir : Henry INGBERG, Action et réaction culturelle par rapport à l’exclusion sociale, in Roland DE BODT et Claude FAFCHAMPS (dir.), Jean Hurstel, Pour une autre action culturelle, éditions du Cerisier, 2020, pp. 259-260.
  8. Sur ce point, voir Christine MAHY et Jean BLAIRON, Action collective et mobilisation – retour sur l’opération « sacs de couchage » menée à Bruxelles le 15 décembre 2016, février 2017. www.intermag.be/analyses-et-etudes/politique/586-action-collective-et-mobilisation-retour-sur-l-operation-sacs-de-couchage-menee-a-bruxelles-le-15-decembre-2016
  9. Bernard Lahire, La culture des individus, La Découverte, 2006.
  10. Le Décret soutenant le développement de l’action d’éducation d’Education permanente dans le champ de la vie associative, modifié en 2018, définit ainsi son objet : Article 1er. – § 1er. Le présent décret a pour objet le développement de l’action d’éducation permanente dans le champ de la vie associative visant l’analyse critique de la société, la stimulation d’initiatives démocratiques et collectives, le développement de la citoyenneté active et l’exercice des droits civils et politiques, sociaux, économiques, culturels et environnementaux dans une perspective d’émancipation individuelle et collective des publics en privilégiant la participation active des publics visés et l’expression culturelle. Le Décret relatif au développement des pratiques de lecture organisé par le réseau public de la lecture et les bibliothèques publiques, adopté le 30-04-2009 s’inscrit dans cette lignée : §4 La démarche des opérateurs du Service public de la Lecture visés par le décret s’inscrit dans une perspective d’éducation permanente et d’émancipation culturelle et sociale à laquelle toute personne doit pouvoir prétendre individuellement ou collectivement. Enfin, le Décret des Centres culturels adopté le 21-11-2013 leur donne cette visée : Article 9. – Le centre culturel exerce une action culturelle générale. L’action culturelle générale vise le développement culturel d’un territoire, dans une démarche d’éducation permanente et une perspective de démocratisation culturelle, de démocratie culturelle et de médiation culturelle. Il définit le terme « démocratie culturelle » comme suit : « Démocratie culturelle : la participation active des populations à la culture, à travers des pratiques collectives d’expression, de recherche et de création culturelles conduites par des individus librement associés, dans une perspective d’égalité, d’émancipation et de transformation sociale et politique ».
  11. « Je définis donc la modernité par la volonté et la capacité de certaines sociétés de se créer, de se transformer et aussi de se détruire, à la fois pour le meilleur et pour le pire.
    Le plus important est de reconnaître que les sociétés modernes acquièrent de plus en plus la conscience d’être non plus des créatures d’un ordre divin ou naturel, mais des créatrices d’elles-mêmes. Non seulement les « milieux naturels » sont remplacés par des « milieux techniques », selon l’analyse classique de Georges Friedmann, mais Anthony Giddens et d’autres avec lui ont montré avec raison que l’action humaine était de plus en plus réflexive et acquérait une connaissance d’elle-même comme créatrice et transformatrice en modifiant des milieux techniques déjà établis
     ».
    Voir Alain TOURAINE, Défense de la modernité, Seuil, 2018, p. 34.
  12. « Pour les tenants de la démocratie culturelle, l’idée même d’une inégalité des cultures conduirait à établir une homologie entre le modèle culturel dominant et le modèle social. L’idée que l’on va élever le peuple par l’éducation et la culture implique un processus de reproduction de l’inégalité. Par exemple, si l’on pense l’égalité comme le résultat des efforts pour réduire les inégalités, les acteurs de ce projet pérennisent par leur position même le maintien de leur supériorité derrière le projet de le supprimer. Pour eux, il faudrait plutôt penser égalité et inégalité comme inextricablement liés. Dans ce lien, la question est de savoir lequel sert de principe de base : le rapport d’une culture « cultivée » à l’inculture ou celui de deux cultures qui cherchent à se comprendre et à s’enrichir. Sans cela, le rapport d’inégalité risque de se reproduire sans fin. De même pour ces derniers, l’idée d’émancipation s’oppose à l’idée d’intégration. La première implique de partir de l’idée de la capacité de tout un chacun d’être producteur de culture ou tout au moins de participer à la culture en mouvement. Il importe peu de se préoccuper de ce qu’il produit, l’essentiel est la prise de conscience de cette capacité. L’important n’est pas d’établir un programme d’éducation culturelle mais de mettre les individus en possession de leur propre culture évolutive. Ce qui compte, c’est le rapport d’une culture à une autre et non la capacité de chacun de s’acculturer au modèle dominant. La question est : comment faire pour que celui qui dit « je ne suis pas capable » se mette à dire « je suis capable » ? L’essentiel est d’aider les gens à basculer d’un état d’incapacité reconnue à un état d’égalité où on se considère capable de tout parce qu’on considère aussi les autres comme capables de tout ». Voir Jean-Pierre NOSSENT, Pratique de la démocratie culturelle : une méthode de l’égalité ? Janvier 2009 www.ihoes.be/PDF/JP_Nossent_Pratique_democratie_culturelle.pdf
  13. Marcel HICTER, op.cit., p. 289.
  14. Alain TOURAINE, op.cit., pp. 16-17.
  15. Marcel HICTER, op.cit., p. 289.
  16. Voir la note 8.
  17. Marcel HICTER, op.cit., p. 289.
  18. Le décret de 2003 évoquait quant à lui un soutien aux associations d’éducation permanente (« le soutien de la vie associative dans le champ de l’éducation permanente »).
  19. Voir par exemple ce texte paru dans le journal ouvrier L’écho de la fabrique paru en 1833 que nous commentons dans cet article : La révolution que nous attendons… , in Intermag, avril 2009 www.intermag.be/images/stories/pdf/capital_faconnier.pdf
  20. Voir : Joseph CHARLIER, Richesses financières ou richesses des populations ?, synthèse de la conférence donnée organisée par le Réseau wallon de lutte contre la pauvreté le 12 mars 2012. www.intermag.be/conference-du-12-mars-2012