« La liberté commence où l’ignorance finit ! »
Victor Hugo
La création du jeu « Alpha 21 » s’inscrit dans une démarche d’éducation permanente, dont l’enracinement, en tant que démarche culturelle, puise dans l’éducation populaire1. L’appellation de ce jeu renvoie au premier arrêté royal relatif à l’éducation permanente (1921), qui octroie des subsides aux « œuvres complémentaires de l’école »2 visant le développement culturel et la formation critique à la citoyenneté.
L’éducation populaire est à la croisée des chemins : « Elle doit savoir si elle veut pallier les carences du marché, de l’éducation et de la démocratie délégataire ou bien travailler à leur transformation. Elle est confrontée à un dilemme : soit elle accompagne, gère et amortit la pauvreté, les inégalités, la précarité, la discrimination, l’exclusion, la violence. Soit elle met en œuvre les processus permettant de construire de nouvelles formes d’actions collectives, de l’émancipation et puissance d’agir qui travaillaient à dépasser les contradictions dans lesquelles les individus sont pris »3.
Le sens original de l’éducation populaire est de faire sortir le peuple et les fractions les plus opprimées de la place qui leur est assignée4. Franchir la porte d’un centre d’alphabétisation, par exemple, est un acte porteur de changement tant individuel que social : passer du sujet assujetti au sujet agissant. Certaines personnes en alphabétisation mettent l’accent sur l’importance de l’acquisition de savoirs, d’autres, sur l’importance du développement du pouvoir d’agir, plus en phase avec l’alphabétisation populaire. Pour atteindre ses objectifs d’émancipation, je me suis demandée, en tant que formatrice en alphabétisation, comment amener les apprenants d’une situation de sujet assujetti à un sujet acteur, autonome, en voie de « repositionnement social »5, comment apprendre et apprendre autrement ? Je souhaitais aussi outiller les formateurs sur cette question et leur permettre d’articuler la théorie et la pratique de l’alpha populaire : comment faire pour favoriser l’émancipation des apprenants ? A cet égard, je me positionne comme passeuse, je transmets ainsi des savoirs, des pouvoirs, des richesses…
Le point de départ : « Ecole et alpha »
En 2015-2016, le groupe de formation a mis en œuvre un projet « cartable » intitulé « Rien ne se jette, tout se transforme ». A partir d’un questionnement sur la supposée gratuité scolaire et sur « comment consommer autrement ? », nous avions élaboré un projet dont l’objectif était de recycler des cartables et les faire réparer dans un atelier couture géré par l’asbl GAFFI6. Ce travail de recyclage avait abouti à une exposition à la Maison des jeunes de Molenbeek pendant quelques jours. Ensuite les cartables furent en partie distribués aux familles réfugiées et migrantes avec la collaboration de la maison médicale de Jette et de la Croix-Rouge.
Par la suite, le groupe de formation a manifesté des préoccupations d’ordre économique liées à la rentrée scolaire. Nous avons ainsi poursuivi le projet « cartable » en nous posant les questions suivantes : Comment apprendre et apprendre autrement ? Qu’allons-nous mettre dans ce cartable ? Quels apprentissages ? Et quels savoirs ?
Après un certain nombre d’échanges sur les façons d’apprendre, le groupe a relevé l’efficacité des méthodes centrées sur la notion de plaisir et notament de l’apprentissage par le jeu. Au tout départ de la formation, les représentations des apprenants sur les apprentissages font la part belle aux méthodes scolaires de type transmissif où peu de place est laissée « à ceux qui ne savent pas ». Il a donc fallu tout un temps pour faire comprendre la pertinence des méthodes participatives à visée émancipatrice, « ici et dans le monde », qui bousculent toutes les images stéréotypées de l’apprentissage de type scolaire.
Transformation ou reproduction ?
Afin de définir quel jeu nous voulions construire, nous nous sommes rendus à la ludothèque. Nous avons passé en revue les différents types de jeux existants et leurs enjeux sous-jacents. Nous avons discuté des représentations véhiculées au travers de ces derniers. Les jeux sont souvent ancrés dans un esprit de compétition, avec un gagnant et un perdant, un qui « réussit » et un qui « échoue ». Mais qu’est-ce que la réussite et l’échec au final ? Est-ce le but que nous poursuivions, une compétition violente et individuelle ? Le public en alphabétisation, comme tous, adore jouer, gagner, ils en sont tous capables ! Il est porté par les valeurs du jeu, les règles du jeu, la stratégie de la « réussite et de l’échec ». Les dés sont jetés, il n’y a pas de hasard au sein de cette logique.
A contre-courant de cette logique, nous avons souhaité construire ensemble, sortir des rapports de force constatés au sein de notre société actuelle et menant à de nombreuses inégalités, discriminations et exclusions. Nous souhaitions adapter notre jeu à un modèle de société voulu, rêvé, où l’on sort d’un rapport de force dominant et dominé, de prise de pouvoir sur l’autre et où la collaboration, la participation pour gagner ensemble, la solidarité sont favorisées.
La pertinence de l’apprentissage du jeu en pédagogie avec ce public tient aussi à ce que, quand ils jouent, ils ne sont pas dans la contrainte. L’apprentissage d’une langue peut être, en effet, une contrainte, un devoir en vue d’une intégration sociale et politique dans la société d’accueil. Le jeu permet de réussir quelque chose, de rendre cela possible parce que c’est un jeu où on s’amuse, où on apprend ensemble et où on avance. Le groupe apprend ce qu’est un jeu classique où la stratégie est de jouer pour gagner et être le meilleur, se différencier des autres, où l’on est « contraint de réussir ». On sort aussi, par ce chemin-là, des stéréotypes de l’école marquée par la compétition. Ils se sentent utiles, fiers de jouer pour un changement. Ils apprennent et agissent sans prendre de risque… Ainsi, le groupe déconstruit pour reconstruire un monde plus juste. Soit on gagne ensemble, soit on perd ensemble… On relativise… On avance quoi qu’il se passe.
Plusieurs mots sont ressortis de nos échanges : la liberté, le droit de rêver, le droit de choisir ensemble. Nous avons choisi de construire un jeu pacifique et coopératif où ces valeurs seraient mises en avant.
Le projet de ce jeu s’inscrit dans une pédagogie émancipatrice : il s’agit d’amener les apprenants, en tant qu’acteurs libres et responsables, à prendre conscience de leur capacité à agir sur leur environnement, en particulier dans le champ culturel et scolaire.
Il défend le rêve et la démocratie culturelle, c’est-à-dire le droit à la culture pour tous et par tous, entend favoriser la rencontre entre cultures par le développement d’une citoyenneté active et critique. Personne n’émancipe personne, on s’émancipe ensemble, ce qui donne du poids et de la force pour une transformation sociale : Qu’est-ce qu’on a envie de transmettre pour soi-même et pour les autres ? Comment faire réfléchir sur l’art et la citoyenneté ? Quels sont les thèmes pertinents que l’on veut mettre dans le jeu ?
L’idée sous-jacente est de soutenir qu’il est possible d’apprendre en s’amusant, idée qui est parfois complexe à faire entendre vu les représentations qu’ont les apprenants. Le jeu est aussi une façon de remettre en question les idées toutes faites sur la notion de scolarité, d’apprentissage et le rôle que l’apprenant peut jouer dans son apprentissage.
Le projet du jeu vise donc à atteindre les objectifs suivants :
- Être conscient de partager un projet éducatif global
- Développer les valeurs de tolérance, de respect et de solidarité
- Permettre l’épanouissement individuel
- Favoriser l’esprit critique et la mise en question
- Favoriser la prise de conscience de soi et des autres
- Favoriser la confiance en soi
- Créer un esprit d’équipe et collectif dans le but d’émancipation.
Agir par la culture et mise en projet
Le jeu que nous avons construit est un plateau assorti de cartes. Chacun y déplace son pion, parcourt les différentes cases de couleur et pioche ainsi des cartes thématiques. Il est un outil pour les formateurs et apprenants et leur permet de construire des projets de citoyenneté et culturels de manière ludique et artistique, tout en mettant les apprenants dans une position d’acteurs responsables et critiques. Il aborde les questions d’art, de culture, d’éducation et de démocratie. Il constitue donc un kit démocratique, citoyen et culturel visant une mise en projet par les apprenants et une prise de conscience, une source de connaissances des réalités de la société. Il peut servir de relais pour les formateurs, par exemple, vers un projet de participation à Art et alpha7, une expo sur un tel thème, etc. Le moteur, la porte d’entrée est le rêve…
Il ne s’agit pas d’une méthode toute faite mais d’un jeu visant à mettre en mouvement un processus d’émancipation individuel et collectif pour une transformation sociale dans une perspective de CRAC (citoyen, responsable, autonome et critique). Les apprenants éprouvent souvent des difficultés à entrer dans des logiques où on leur demande de s’impliquer, de choisir, de donner leur avis, de prendre une place dans le contenu, voire dans l’organisation même d’une institution. Les effets sociaux de la méconnaissance des différentes approches d’apprentissage font que la plupart des parents qui fréquentent l’alpha sont en décalage avec ce que les écoles, les organismes de formation leur demandent.
Au niveau méthodologique, l’approche choisie est de privilégier l’implication des apprenants dans toutes les étapes du projet. Au terme du projet, les apprenants auront créé un jeu visant à échanger sur des thématiques culturelles et sur des questions de société. Jusqu’à présent, ce jeu a permis de mettre en mouvement et de réaliser plusieurs projets avec les apprenants : la participation aux Jeudis du cinéma8, la création d’un livre de chansons, la mise en place d’un atelier peinture, d’un atelier photographie, un journal culturel, etc.
Par le biais de la participation à Arts et alpha par exemple, ce kit vise aussi à sensibiliser les pouvoirs publics sur les enjeux de l’alphabétisation et à rendre le public alpha plus visible, à le faire exister. Il s’agit de mettre en valeur leurs actions citoyennes et responsables pour leur permettre d’agir sur leur environnement et de faire entendre leurs besoins et revendications. Une porte d’entrée vers le possible pour tous et avec tous … vers plus d’égalité, leur faire prendre conscience qu’ils ne sont pas seuls au monde, qu’ils peuvent reprendre du pouvoir sur eux-mêmes…
Pour les formateurs, c’est aussi un moyen de valoriser le travail qui est fait en coconstruction avec eux. Des acteurs actifs « apprenants et formateurs », en somme !
L’axe culturel me tient très à cœur car j’ai une formation scolaire de type artistique à la base. Avec plusieurs cordes à mon arc : musique, chant, piano, théâtre, danse et peinture. Ces formations sont pour moi, très complémentaires à la pédagogie et l’autosocioconstruction. Ce sont des richesses que j’essaie de partager dans le quotidien avec les apprenants. Je fais partie également d’un ensemble de jazz et j’ai engagé une reprise d’étude au CESEP9 comme coordinatrice en centre culturel et coordinatrice en projet culturel que j’ai terminée en 2019.
La culture est un « héritage » occupant une place importante qu’il faut situer dans le contexte de notre société contemporaine, de manière intergénérationnelle. En réfléchissant sur les concepts de notre société contemporaine, nous pouvons comprendre le monde, agir et construire ensemble. Les concepts d’art, de culture, d’enseignement nous amènent aussi à travailler sur les langages, la participation (oser/s’autoriser), les savoirs (réfléchir/situer), la démocratie et la citoyenneté (former des CRACS).
Quelle évaluation auprès des apprenants ?
Lors du projet « cartable : Rien ne se jette tout se transforme », les apprenants se sont beaucoup investis en participant à la construction, à la récolte, à la présentation de ces cartables aux publics fragilisés, etc. Ils étaient fiers d’apporter leur contribution, de faire un petit geste pour ces enfants qui pourront se rendre à l’école avec ces cartables. Sur les questions relatives à « Que va-t-on mettre dans ces cartables et comment apprendre autrement ? », le chemin d’apprentissage a été long et a inclus des doutes, des angoisses, des peurs face à l’inconnu, des blocages (« Je n’ai jamais fait ça », etc.). Un travail de mise en confiance a été nécessaire avant le projet, pendant mais aussi après celui-ci.
Pour construire le support du jeu, ils ont tout d’abord utilisé et expérimenté une nappe en tissu. Ils ont joué et expliqué leur projet à d’autres groupes d’apprenants de Lire et Ecrire Bruxelles ainsi qu’à des formateurs. Ils l’ont également présenté lors d’une activité large public, organisée par Lire et Ecrire Bruxelles. Ils ont construit ensuite ensemble le patron du support du jeu, sans difficultés, dans un esprit d’équipe, avec beaucoup de motivation.
Ils se sont montrés confiants et nombre d’entre eux n’avaient jamais pensé être capables d’élaborer un tel projet et d’apprendre par le biais de l’art : prendre des photos, construire et peindre des cartes, faire des montages photo, aborder le photolangage, etc.
De nombreuses apprenantes mères de familles ont aussi pris conscience de l’intérêt, du sens des sorties culturelles et activités artistiques organisées dans le cadre scolaire pour leurs enfants. De nouveaux projets artistiques individuels ont aussi vu le jour. Pour les hommes, c’est davantage le côté pratique qui les a intéressés, la mise en projet, le fait de mettre un but, de définir des modalités (comment ?) afin de réaliser des projets personnels liés à la formation, au travail, aux vacances, etc.
Via le jeu Alpha 21, un projet de soutien à la réalisation du rêve d’un jeune homme migrant de 20 ans a été initialisé. Ce dernier avait une expérience dans le monde du sport. Les apprenants se sont mis d’accord pour travailler sur le « défi de l’éducation par l’art et le sport » et ont réalisé une affiche artistique visant à sensibiliser des apprenants de Lire et Ecrire à participer à une marche collective et citoyenne afin de récolter des fonds pour acheter des baskets aux apprenants ou enfants de quartiers défavorisés. La crise sanitaire liée au COVID-19 a malheureusement interrompu ce projet. Toutefois, les apprenants ont continué à faire du sport ensemble et à maintenir une condition physique pendant cette période de crise sanitaire.
Le regard sur l’art, la culture, l’éducation prend sens dans leur vie. Le groupe a passé ensemble le barrage de toutes les peurs, des incertitudes pour une ouverture, une autre façon d’apprendre collectivement et de prendre sa place. Oser, s’autoriser, réfléchir, se situer, chercher les savoirs, les informations. Il y a le chemin qu’ils prennent mais aussi l’envie de transmettre à leurs enfants, à leur entourage ce qu’ils ont appris. Nous sommes dans la participation, le vivre ensemble, la cohésion sociale, l’interculturel… Tous capables, c’est possible… Le rêve et l’imagination sont en cours…
En route pour la finalisation !
Depuis 2017, nous travaillons ensemble sur la conception de ce jeu. Après avoir défini les formes et contenus des cartes, nous avons évalué et testé ce jeu auprès d’autres groupes d’alpha de Lire et Ecrire Bruxelles. Nous avons ensuite intégré les propositions d’améliorations le concernant. Nous collaborons actuellement avec une formatrice du GAFFI, Thésie Nsambo Mayoyo, qui crée le support avec son groupe d’apprenants en alpha dans le cadre de l’atelier couture. Ce support entièrement recyclé est créé dans l’esprit de « comment consommer autrement et apprendre autrement dans le cadre scolaire » et est donc fabriqué à partir de tissus récupérés par les apprenants. Nous avions déjà collaboré avec le Gaffi lors du projet de recyclage de cartables usagés.
Badia, Sema et Sénay, apprenantes en insertion socioprofessionnelle au GAFFI, ont participé avec beaucoup d’enthousiasme à ce projet. Après plusieurs essais et modifications, elles ont donné forme et apporté des couleurs à ce plateau de jeu. Le jeu est donc en phase finale de réalisation !
Ce jeu, sous sa forme aboutie, pourra être présenté dans des ludothèques, d’autres centres d’alphabétisation, des associations ou autres institutions intéressés par la démarche et les contenus. Nous avons hâte de vous le faire découvrir !
- www.educationpermanente.cfwb.be/
- La loi du 5 septembre de 1921 ainsi que la législation de 1925 dessinaient certains principes fondateurs de la politique culturelle en éducation permanente (principe de subsidiarité associative, liens entre le monde scolaire et l’associatif, démocratisation de la culture, …) Voir : Ibidem.
- Christian MAUREL, Education populaire et puissance d’agir, Les processus culturels de l’émancipation, Editions L’Harmattan, collection Le travail social, 2010, p 218.
- Ibidem.
- Terme emprunté à Christian MAUREL.
- L’asbl GAFFI organise des cours d’alphabétisation à Schaerbeek www.gaffi.be
- Voir : Caroline HELLER, Arts & Alpha. Parce qu’en alpha, on apprend autrement, op.cit.
- Voir : Delphine CABU, Les jeudis du cinéma, un bain de culture, pp. 20-29.
- Le Centre Socialiste d’Education Permanente à Nivelles organise de nombreuses formations en Education Permanente www.cesep.be