Faut-il s’attaquer aux causes structurelles de l’analphabétisme ou bien aider les personnes en difficulté avec la lecture et l’écriture à s’adapter au système en place ? Cet article relance la réflexion sur la combinaison de ces deux desseins, une préoccupation permanente des acteurs de l’alphabétisation populaire.

Les analphabètes ont-ils intérêt à changer le monde ou à s’y adapter ?

Daniel Flinker, Lire et Écrire Bruxelles

Questionnement de départ

Certains apprenants de Lire et Écrire s’interrogent : « Faut-il changer la société ou faut-il s’adapter ? »1 Le présent article se penche sur ce questionnement fondamental, qui est soulevé par les personnes en difficulté avec l’écrit, et qui renvoie aux finalités du travail mené par celles et ceux qui les soutiennent. Plus précisément, la thèse défendue dans ce document vise à promouvoir une alphabétisation vectrice de transformation sociale2.

Pour traiter cette problématique, l’argumentaire qui suit est bâti en cinq temps. D’abord, un rappel des ambitions de l’alphabétisation populaire est exposé. Ensuite, l’écart séparant ces aspirations théoriques de la réalité est mesuré. Puis, deux façons de concevoir l’engagement en éducation populaire sont discutées. Est également précisé l’enjeu auquel le secteur de l’alpha est actuellement confronté. Enfin, plusieurs perspectives destinées à relever ce défi sont esquissées.

Alphabétiser versus lutter contre l’analphabétisme ?

Spontanément, on a tendance à définir l’alphabétisation comme l’enseignement de la lecture et de l’écriture à des adultes, ce qui, à première vue, n’est pas exactement la même chose que le fait de chercher à combattre les causes structurelles de l’analphabétisme. En effet, dans la première perspective, on agit a posteriori, en aval du phénomène, de façon curative3 afin, essentiellement, d’aider les personnes analphabètes à s’adapter à la société, sans la changer. Les facteurs sociaux à l’origine de l’analphabétisme n’étant pas directement remis en cause dans cette optique, le problème continuera à se perpétuer. Dans la seconde orientation par contre, l’action se veut préventive, se déroule en amont, vise avant tout à éradiquer les causes profondes de l’analphabétisme (qui sont, selon les analyses effectuées, la pauvreté, les inégalités, l’exclusion, la domination, l’exploitation…)4. On comprend tout de suite que cette ambition, si elle peut passer par l’apprentissage de la lecture et de l’écriture, vise surtout des changements sur le long terme, dont ne bénéficieront pas immédiatement les personnes en difficulté avec l’écrit.

Ces différences pointées, il faut cependant admettre que ces deux manières d’appréhender la question divergent moins qu’il n’y paraît de prime abord. Pour s’en convaincre, il suffit de parcourir la charte de Lire et Écrire qui parle de l’alphabétisation en ces termes : « Il s’agit d’apprendre à parler, lire, écrire, calculer pour… soutenir la scolarité des enfants, trouver du travail ou maintenir son emploi, accéder à d’autres formations, sortir de chez soi, se débrouiller seul, comprendre le monde dans lequel on vit, y prendre une part active, critique et solidaire… et participer à la transformation des rapports sociaux, économiques, politiques et culturels. »5 Dans cette institution active en Fédération Wallonie-Bruxelles, on alphabétise donc non seulement pour « créer un citoyen capable de se déplacer dans les différentes sphères sociales, culturelles, économiques… qui composent la société »6 mais on y apprend à lire et à écrire également « pour transformer les inégalités sociales, causes de l’analphabétisme »7.

Ainsi, un type particulier d’alphabétisation contient l’idée d’une action en faveur du changement social. En alphabétisation populaire, la lecture et l’écriture servent non seulement à s’adapter à la société mais aussi à la changer, à s’insérer socialement et à combattre le système. « L’éducation populaire est donc une double action, dont les volets sont à la fois complémentaires et contradictoires (…) des dynamiques de promotion et de rupture. »8

L’alphabétisation populaire comme stimulateur du changement social ?

Il faut cependant constater qu’entre les buts affichés et la réalité, un écart existe. Pour preuve, parmi les motifs d’entrée en formation à Lire et écrire Bruxelles, « éradiquer l’analphabétisme » et « changer le monde » ne sont jamais mentionnés9, ni par les futurs apprenants ni par les professionnels qui les accueillent. Ceci est à la fois normal et symptomatique d’une tendance plus générale.

En effet, dans la pratique, on alphabétise pour aider des personnes à se débrouiller dans la vie quotidienne, beaucoup moins pour qu’elles et les institutions qui les encadrent se mobilisent en vue de briser les rapports de domination dont elles sont victimes. Bien souvent, l’opérateur alpha se focalise sur le premier de ces deux volets alors que le second demeure, au mieux, à un stade embryonnaire, reste un idéal qui a toutes les peines du monde à se concrétiser. Et au final, chacun peut le remarquer : jour après jour, des gens sont alphabétisés, avancent dans la vie en faisant face à un système qui, lui, leur est (toujours plus) défavorable.

Dans ce contexte, il paraît légitime d’envisager un renouvellement de l’action des associations et des pratiques professionnelles de leurs travailleurs, afin de trouver un meilleur équilibre entre les différentes dimensions de leur projet. La situation sociale dramatique le commande : il ne s’agit pas seulement de faire évoluer la personne (dans son apprentissage de la lecture et de l’écriture) mais également l’environnement dans lequel l’individu analphabète se débat.

Certes, des démarches pédagogiques émancipatrices sont expérimentées et des groupes en alphabétisation s’investissent dans des initiatives contre le racisme, la pauvreté, les inégalités de genre ou scolaires… Il n’y a donc pas lieu de nier l’intérêt des projets développés en éducation populaire par les formateurs et les apprenants. Mais si toutes ces pratiques méritent d’être étudiées, valorisées, soutenues, approfondies et renforcées, il faut convenir qu’elles n’ont pas réussi, à ce jour, à influer durablement et en profondeur sur l’ordre des choses. Afin d’assurer une plus grande cohérence entre les visées libératrices promues et les actes posés, afin d’ébranler réellement le système, le monde de l’alpha est tenu de se transcender.

De la parole aux actes ?

Se pose alors la question de l’engagement des opérateurs dans les processus menant aux bouleversements sociaux qu’ils sont nombreux à appeler de leurs vœux. Et à cet égard, plusieurs réponses sont généralement données.

« Apprendre à lire et à écrire aux personnes analphabètes, c’est les doter d’outils pour qu’elles fassent leurs propres choix. Fortes de ces savoirs, elles seront en mesure de décider en connaissance de cause et de manière autonome si elles veulent ou non lutter pour un autre monde », expliquent certains travailleurs en éducation permanente. Dans ce secteur, bien évidemment, nul ne remet en cause l’utilité de maîtriser la lecture et l’écriture, des armes déterminantes pour comprendre le monde, y participer, voire le modifier. Par contre, ces propos démontrent l’importance d’apporter quelques clarifications quant au caractère idéologique de l’éducation populaire.

Il convient ainsi de souligner qu’« une éducation populaire qui ne dérange pas le système, l’arrange »10. Plus précisément, il faut se rendre compte que celles et ceux qui projettent d’aider et de défendre les individus non scripteurs sont engagés dans une entreprise politique et idéologique. De ce fait, dès l’instant où ils optent pour une pseudo-neutralité, ils ne font en réalité que favoriser une autre idéologie, celle du pouvoir, qui évite justement que l’on s’attarde sur la question des transformations sociales. Pour le dire plus explicitement encore, il faut garder à l’esprit qu’en croyant s’extraire du débat « adaptation/changement » relatif aux finalités de l’alpha, qu’en s’abstenant d’y prendre position, on exacerbe le déséquilibre à l’œuvre au détriment du second de ces termes. En effet, en la matière, sans le développement collectif d’une conscience politique forte, le « choix » est couru d’avance, s’avère irrémédiablement faussé puisque les centres d’alphabétisation et leur public – comme le reste de la société – sont englués dans l’idéologie dominante, en sont continuellement imprégnés, au point que l’insertion dans le monde tel qu’il est apparaît comme une évidence, semble constituer l’unique voie de salut. Il faut donc prendre toute la mesure de la lutte idéologique livrée par l’éducation populaire, qui « s’inscrit dans une histoire du combat de la gauche pour l’accès à la liberté et à la démocratie par l’émancipation sociale et culturelle des milieux populaires »11.

L’alphabétisation populaire implique tout à la fois « une prise de conscience collective des différentes réalités de la société, le développement d’une analyse critique et politique, le passage à l’action dans un objectif de transformation sociale »12. Si, sur base des précisions synthétisées dans le paragraphe précédent, un consensus peut se faire jour autour des deux premiers éléments de cette proposition, il faut admettre que des divergences se manifestent à propos du degré d’implication des associations dans les mouvements protestataires et/ou revendicatifs susceptibles de conduire à des mutations sociales.

Laisser le choix aux gens de combattre ou pas peut sembler une solution séduisante. Il est pourtant flagrant que livrer les plus vulnérables, même alphabétisés, à leur sort les condamne collectivement à la défaite. Car, en l’absence d’un rapport de forces suffisant, leurs rêves de changement resteront lettre morte. Il n’y a aucun doute à avoir là-dessus : en faisant peser sur les épaules des seuls apprenants la responsabilité du changement social, les opérateurs alpha leur dénient en réalité toute possibilité de l’atteindre. En outre, le positionnement qui cherche sa justification dans le respect de la liberté individuelle et du libre arbitre a du mal à masquer l’incapacité des institutions à modifier le contexte social. Celles-ci doivent donc impérativement évoluer en s’impliquant de tout leur poids dans les actions collectives destinées à améliorer les conditions de vie des populations fragilisées.

Le défi du moment

Les opérateurs qui expérimentent une alphabétisation populaire ont le devoir d’aller à contre-courant, non seulement au niveau des moyens qu’ils utilisent mais aussi des fins qu’ils poursuivent. Il n’est pas question de se replier sur le seul apprentissage linguistique, d’agir telles des écoles de langue proposant à chaque individu un parcours scolaire en vue d’acquérir un portefeuille de compétences adapté à ses spécificités. L’éducation populaire a d’autres ambitions : « l’émancipation de groupes dominés, par des pédagogies critiques, leur participation à la vie publique et la visée de transformation radicale de l’ordre social »13.

Face aux évolutions funestes qui s’attaquent aux fondements de son travail et portent atteinte aux intérêts de son public, ce secteur doit donc avoir le courage et la clairvoyance de réaffirmer le caractère politique de l’alphabétisation populaire, d’assumer sa dimension idéologique, d’oser se revendiquer de gauche et de passer à l’action. Le défi à relever est le suivant : il est aujourd’hui primordial que les acteurs de l’alpha (les institutions, leurs salariés, leurs bénévoles et leur public) accordent une attention toute particulière à l’élaboration de plans, de stratégies leur permettant de réellement changer les choses, de remettre concrètement en cause le système, de participer activement aux mouvements qui rompent avec l’ordre établi. Formulé en langage « alpha pop » : lorsque formateurs et apprenants coconstruisent des projets communs qui partent du vécu de ces derniers et le problématisent, l’amélioration des compétences linguistiques doit en priorité s’attacher à renforcer leur pouvoir, leur puissance d’agir ensemble sur le monde14. « Au travers des processus d’éducation populaire, il s’agit, individuellement et collectivement, (…) de prendre conscience des rapports sociaux et de construire une force collective, apte à imaginer et à agir pour la transformation sociale. »15

Bilan et perspectives

Les personnes analphabètes ont-elles plus avantage à se transformer ou à transformer le système ? L’alphabétisation populaire refuse cette alternative et leur propose de faire les deux ! Car c’est autant un projet d’adaptation individuelle que de métamorphose sociale. Il faut pourtant se rendre à l’évidence : seule la première de ces deux intentions a actuellement tendance à se matérialiser. Les associations d’alphabétisation se trouvent donc confrontées à un redoutable challenge : inventer des façons inédites de s’investir dans les luttes sociales aux côtés des apprenants qu’elles accompagnent.

À cette fin, il est, d’une part, indispensable de définir plus précisément la notion de « changement social », ce qui implique de réfléchir à la tension « intégration/émancipation » qui traverse l’alphabétisation populaire. Il paraît, d’autre part, inévitable de s’interroger sur le comment. Comment parvenir à changer les choses ? Quelles stratégies mettre en place pour atteindre effectivement cet objectif ? Quels moyens d’actions utiliser ? Si ces questions dépassent le cadre du seul secteur de l’alpha, les débats qu’elles susciteront en son sein et les idées qui en jailliront permettront de déterminer les manières de mobiliser ce dernier dans un combat contre les rapports de domination et de préciser sa contribution spécifique à cet égard.

L’enjeu est de taille. Il s’agit en définitive d’apporter collectivement une réponse décisive à un questionnement capital : comment faire pour que le monde de l’alpha soit non seulement un acteur (du secteur) social mais également un acteur du changement social ?


  1. LEROY A., Redonner du sens à l’action d’alphabétisation : vers de nouveaux possibles ?, in Journal de l’alpha, n°214, 3e trimestre 2019, Actes du forum de l’alpha, La Forêt des idées, p. 147, www.lire-et-ecrire.be/ja214
  2. Le point de vue politique développé ici ne cherche pas à refléter celui de Lire et Écrire Bruxelles. Il s’agit d’une contribution d’un de ses employés (qui fait écho au positionnement de plusieurs de ses collègues) aux réflexions qui sont en ce moment menées autour du projet institutionnel de la régionale.
  3. Il est à noter que l’utilisation de ce terme n’est pas des plus heureuses puisqu’elle donne l’impression que l’analphabétisme s’apparente à une maladie.
  4. Versus les causes à chercher chez l’individu (qui serait moins intelligent, talentueux ou plus fainéant).
  5. Charte de Lire et Écrire, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/charte_de_lire_et_ecrire.pdf
  6. DUCHESNE J., La modification du travail social dans le secteur de l’alphabétisation : l’effet boule de neige des politiques d’activation, Lire et Écrire Wallonie, décembre 2018, p. 8, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/la_modification_du_travail_social_dans_le_secteur_de_l_alpha_effet_des_politiques_d_activation.pdf
  7. AUDEMAR A., STERCQ C. (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, p. 32, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf
  8. DEGÉE J.-L., Éducation permanente. Chemins croisés et croisée des chemins, in Journal de l’alpha, n°192, 1er trimestre 2014, pp. 121-122, www.lire-et-ecrire.be/ja192
  9. JOSEPH M., MAILHOT J., Les motifs d’engagement en formation d’alphabétisation. Une enquête quali-quantitative auprès d’apprenants de Lire et Ecrire Bruxelles, décembre 2018, www.lire-et-ecrire.be/Les-motifs-d-engagement-en-formation-d-alphabetisation
  10. MESNIL A., MORVAN A., STORAÏ K., Pour une éducation populaire politique, in S!lence, n°440, décembre 2015, p. 12, www.revuesilence.net/IMG/pdf/440.pdf
  11. GOFFIN M., Insertion individuelle ou émancipation collective ?, in La Revue nouvelle, n°11, novembre 2011, p. 37, www.revuenouvelle.be/IMG/pdf/036-045_Dossier_Goffin.pdf
  12. Principe n°7 de la déclaration de principe du Regroupement des Groupes Populaires en Alphabétisation du Québec – RGPAQ, www.rgpaq.qc.ca/alphabetisation_populaire.php?id=2
  13. MESNIL A., MORVAN A., STORAÏ K., op. cit., p. 12.
  14. Audemar A., STERCQ C. (coord.), op. cit., p. 68.
  15. de LÉPINAY A., L’éducation populaire : nous émanciper et transformer les rapports sociaux, www.education-populaire.fr, citée par AUDEMAR A., STERCQ C. (coord.), op. cit., pp. 54-55.