Le lien entre santé et éducation est bien plus complexe qu’il n’y parait et n’implique pas toujours une causalité linéaire... L’éducation rend-elle les gens plus sains ? Les personnes en bonne santé réussissent-elles mieux dans l’éducation ? L’Association européenne pour l’éducation des adultes (EAEA)1, s’appuyant sur un réseau européen d’organisations œuvrant dans le secteur de la formation des adultes, propose d’appréhender cette problématique à travers la notion de « compétences de vie » et plaide pour que les institutions européennes reconnaissent la nécessité d’enchevêtrer les apprentissages.

Les « compétences pour la vie courante » : un pas en avant ? Une perspective européenne

Aleksandra Kozyra, Association européenne
pour l’éducation des adultes (EAEA)

En 2013, un rapport présenté au Forum européen de la santé en Autriche constatait que 47 % de la population de huit pays européens2 n’avaient pas de connaissances suffisantes en matière de santé, notamment en matière de prévention des maladies et de promotion de la santé (capacité d’améliorer la santé et le bienêtre).

Accueilli au niveau politique comme un « signal d’alarme »3, le document a été suivi de déclarations d’investir davantage dans la littératie en santé. À EAEA, nous consacrions l’année 2015 à la thématique de la santé dans le contexte de l’éducation des adultes.

Education des adultes et santé : une relation complexe

Les enquêtes internationales font état d’une corrélation entre une bonne santé et le niveau d’éducation. D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), un·e diplômé·e de l’éducation supérieure a une espérance de vie de six ans supérieure à une personne qui n’a jamais fini l’école secondaire4.

Pour explorer ce lien, plus complexe que ce type d’enquêtes internationales ne peut le révéler, EAEA a été à l’initiative de l’enquête BeLL – Benefits of Lifelong Learning5 entre 2011 et 2014, une étude comparative des impacts de l’éducation non professionnelle sur les apprenants adultes. L’étude a été menée dans 10 pays européens et comprenait des données qualitatives et quantitatives sur la manière dont la participation à l’apprentissage affectait les individus. Il est apparu entre autres que le rôle social de la formation (entretenir un réseau, avoir un entourage social…) était un facteur de bienêtre mental pour les personnes, ce qui, indirectement, a des retombées positives sur la santé physique, et que la littératie en santé ne pouvait pas être isolée d’autres processus d’apprentissage.

En 2015, EAEA a publié un recueil de bonnes pratiques de littératie en santé dans le contexte de l’éducation des adultes6. Pendant le travail de récolte auprès de nos membres et au sein d’un réseau plus large de partenaires, il est apparu clairement que dans les organisations du secteur de l’éducation populaire, à l’échelle européenne, il existait déjà une approche de la littératie en santé comme un concept complexe, impliquant l’enchevêtrement d’un certain nombre d’autres capacités, telles que l’alphabétisation, les capacités numériques ou médiatiques.

La notion des compétences pour la vie courante et l’éducation populaire en Europe

Cette réflexion sur l’enchevêtrement des compétences a été le point de départ d’un projet porté par notre organisation membre britannique Learning and Work Institute, intitulé Citizens’ Curriculum7. Le programme préconisait l’adoption d’une approche holistique de l’éducation des adultes, basée sur l’intégration d’apprentissages et de démarches pédagogiques pluriels, non cloisonnés, touchant tout autant à l’alphabétisation, à la littératie en santé qu’à l’éducation aux médias, aux usages numériques ou à la pratique des arts. Le programme suggérait de partir de la personne, de ses besoins et de ce qui la motive, pour élaborer les contenus d’apprentissage, mais aussi d’impliquer les apprenants dans le processus d’évaluation. Il a été fascinant d’observer comment cette approche pouvait fonctionner dans la pratique, et à quel point la notion de « capacités enchevêtrées » trouvait des applications sur le terrain. En ce sens, le programme pilote Citizens’ Curriculum mené par le centre de formation St Mungo’s Broadway8 a eu un effet révélateur. St Mungo’s Broadway est un organisme caritatif d’accueil des personnes sans abri. Son projet était d’accompagner les usagers vers l’autonomie en organisant au quotidien des activités pédagogiques en groupe qui pouvaient consister en des sessions d’alphabétisation, de calcul et d’informatique, une « journée du bienêtre » chaque mardi en partenariat avec un centre de santé et de bienêtre situé à proximité, des projets tels que l’organisation d’un petit déjeuner collectif, avec la mise au point d’un budget, d’une liste de courses, etc.

À EAEA, nous avons saisi l’opportunité de ce projet britannique pour promouvoir le développement d’une vision de l’éducation des adultes basée sur cette approche holistique, visant à offrir à tous les adultes la possibilité d’accéder à des apprentissages diversifiés, et nous avons traduit cette vision dans l’expression, en anglais, de life skills (« compétences pour la vie courante », en français)9. L’idée d’EAEA, en adoptant cette notion de life skills, est de défendre, au niveau politique européen, une éducation des adultes permettant des processus d’apprentissage dans tous les domaines de leur vie, tenant compte des circonstances de vie des apprenants, de leurs besoins. Le concept de life skills n’est pas réducteur à une liste de compétences indispensables dans la vie mais renouvelle la place des apprenants dans les processus et les dispositifs d’apprentissage, dépassant les limites classiques d’une vision scolaire où l’apprenant est passif10. D’autres études de cas se sont montrées tout aussi inspirantes que l’expérience britannique, notamment dans les pays nordiques, où l’éducation populaire bénéficie d’une reconnaissance politique et d’un soutien financier. En 2019, lors d’une visite d’étude à Copenhague pour préparer notre Conférence annuelle (à l’époque sur les life skills), j’ai pu m’entretenir avec plusieurs praticiens de l’éducation populaire qui travaillaient tous en étroite collaboration avec leurs apprenants pour coconstruire le processus d’apprentissage. Kursustrappen11 est une université populaire à Copenhague offrant un ensemble de cours, allant du fitness aux ateliers artistiques en passant par les groupes de discussion. Il n’y a pas de programme fixe, ni d’examens que les apprenants devraient passer. Avec le temps, Kursustrappen a commencé à proposer des cours pour les personnes souffrant de douleurs chroniques ou de dépression, suggérant que les processus d’apprentissage pouvaient soutenir des processus de soin. Dans ce contexte, les relations interpersonnelles et la communication au sein du groupe peuvent jouer un rôle singulier. « Un groupe signifie beaucoup pour nous, nous regardons toujours les groupes. Nous pouvons mettre en lumière vos intérêts et vos talents, mais le groupe est très, très important. Les gens ici se font des amis – pour la première fois depuis de très nombreuses années – et ont une vie sociale après leur départ », me racontait Jette Borgstrøm, formatrice à Kursustrappen12.

Un autre exemple de l’enchevêtrement des compétences et de la nécessité de lier l’apprentissage aux besoins des apprenants, que j’ai pu observer lors de mon voyage, était un cours de couture organisé par l’un des membres de l’Association danoise d’éducation des adultes13. L’objectif déclaré du cours était la pratique de la couture, ce qui ne veut pas dire que d’autres choses ne s’y produisaient pas ! Le cours réunissait des femmes migrantes et locales qui ont appris l’utilisation de matériaux recyclés tout en pratiquant la langue danoise. Une conversation sur les visites chez le dentiste s’est avérée si intéressante pour les participantes que celles-ci ont envisagé d’inviter un dentiste à prendre la parole lors du cours.

Les compétences pour la vie courante dans les stratégies européennes : un pas en avant ?

Ces dernières années, une grande partie de notre travail de plaidoyer a été consacrée à la promotion de cette approche pour amener les décideurs politiques européens en charge de l’éducation et de la formation des adultes à regarder au-delà de la définition étroite des compétences de base au service de l’employabilité. Le concept de compétences pour la vie courante est également devenu un élément important du Manifeste pour l’Apprentissage des adultes au 21e siècle, notre principal document politique14. Aujourd’hui, il semble que ce concept ait fait un bout de chemin dans la sphère politique car la stratégie européenne en matière de compétences, lancée en juillet 2020 par la Commission européenne, comprend une action sur les « compétences pour la vie courante »15. Le document précise qu’il s’agit de « notre capacité à nous adapter, à gérer le changement et à nous occuper les uns des autres en tant que communauté » et que « la résilience, l’éducation aux médias, la compétence civique, l’éducation financière, environnementale et sanitaire sont essentielles dans ce contexte »16. Nous espérons que cette approche se traduira finalement par une plus grande reconnaissance politique du rôle et de la valeur des démarches de l’éducation populaire dans l’acquisition de ces compétences.


  1. EAEA est une association internationale, sans but lucratif, ayant pour objet de relier et de représenter les organisations européennes directement engagées dans la formation des adultes. Voir (en anglais) : https://eaea.org/
  2. Autriche, Bulgarie, Allemagne, Grèce, Irlande, Pays-Bas, Pologne, Espagne.
  3. Voir : Campaigners call for common EU strategy on health literacy – EURACTIV.com
  4. D‘après les actes de la conférence de l‘OCDE à Copenhague (2006). Voir : https://www.oecd.org/education/innovation-education/measuringtheeffectsofeducationon-healthandcivicengagement.htm
  5. Les résultats du projet BeLL sont disponibles sur le site de EAEA : https://eaea.org/
    our-work/projects3/benefits-of-lifelong-learning/
  6. Voir des exemples de bonnes pratiques dans le recueil du Prix EAEA Grundtvig 2015 :
    http://eaea.org/wp-content/uploads/2018/01/ga2015_final_w.pdf
  7. Plus d’informations sur le concept disponibles sur le site du Learning and Work Institute (en anglais) : https://learningandwork.org.uk/what-we-do/essential-life-skills/citizens-curriculum/
  8. L’association communautaire de logement St Mungo, qui travaille sous le nom de St Mungo, est une organisation caritative enregistrée en Angleterre pour aider les sans-abris. Voir : https://www.mungos.org/
  9. Life skills for Europe, Référentiel de sensibilisation et de stratégie, 2018, https://eaea.org/wp-content/uploads/2018/12/Awareness-Raising-Strategy-Toolkit-FR.pdf
  10. Plus d’informations sur le concept disponibles sur le site de notre projet Erasmus+ « Life Skills for Europe » (le site n’est disponible qu’en anglais, mais tous les résultats du projet ont été traduits en français) : https://eaea.org/project/life-skills-for-europe-lse/
  11. Plus d’informations disponibles sur le site de Kursustrappen (en danois) : https://www.kursustrappen.dk/
  12. Voir : EAEA, L’approche des compétences de vie au Danemark : construire un esprit communautaire et créer des parcours d’apprentissage flexibles, 2019, https://eaea.org/2019/05/22/life-skills-approach-danish-context-building-community-spirit-creating-flexible-learning-pathways/
  13. Plus d’informations disponibles sur le site de Dansk Folkeoplysnings Samråd (en danois) : https://www.dfs.dk/
  14. EAEA, Manifeste pour l’Apprentissage des adultes au 21ème siècle : Le pouvoir et le plaisir d’apprendre, 2019, https://eaea.org/wp-content/uploads/2019/09/eaea_manifesto_french.pdf
  15. Commission européenne, Stratégie européenne en matière de compétences, 2020,
    https://ec.europa.eu/social/main.jsp?catId=1223&langId=fr
  16. Ibid. Traduit de l’anglais.