Afin de permettre aux (futurs) formateurs en français langue étrangère ou en alphabétisation pour non-francophones de réfléchir sur leurs pratiques et de prendre la mesure de la tâche à accomplir, l’équipe pédagogique du Centre Régional d’Intégration de Charleroi leur a proposé de s’immerger dans un cours de russe pendant quelques heures… Récit de cette expérience.

Les formateurs sont-ils prêts à vivre ce qu’ils demandent à leurs apprenants ? Expérience d’un atelier en langue inconnue

Laurence Fromont, coordinatrice pédagogique de la formation de formateurs FLE,
Centre Régional d’Intégration de Charleroi
Elodie Cailliau, chargée d’appui pédagogique, Lire et Écrire Communauté française

Dans l’associatif, la formation en français langue étrangère (FLE) et l’alphabétisation sont des secteurs où l’on se forme en général beaucoup : les publics changent, les équipes se renouvèlent, les méthodologies varient, les approches se construisent et les politiques l’imposent… Parallèlement, il est courant d’entendre de la part des formateurs qu’ils ne disposent pas d’assez de temps dans leur quotidien professionnel pour s’arrêter et penser leurs pratiques ; la formation continue devient donc un moment privilégié pour prendre un certain recul et pour s’interroger sur les conceptions qui sous-tendent leurs pratiques.

Le travail du formateur exige en effet une prise de distance pour mieux comprendre les profils d’apprentissage des apprenants, en particulier lorsque ces derniers sont faiblement scolarisés. Donner des cours de français à des personnes allophones bouscule nos conceptions : on relativise l’objet d’enseignement, le français change de statut, la langue n’est plus inaccessible, mais elle devient langue de communication et d’expression. L’apprenant en situation d’immersion, au contact de la langue, est déjà pris dans un processus d’acquisition de la langue, il est déjà locuteur du français au quotidien. Dès lors, nos actions pédagogiques se tournent davantage vers l’apprenant et la manière dont il va structurer ou identifier ses apprentissages.

Car si nous avons tendance à généraliser à partir de nos propres expériences d’apprenant les stratégies à déployer pour apprendre la langue, en devenant formateur d’adultes, on doit non seulement prendre conscience de la subjectivité de cette expérience mais également de l’ampleur de la tâche que nos apprenants ont à réaliser. En somme, il faut se rendre compte de la multitude infinie des profils d’apprentissage ainsi que de la multiplicité des facteurs en jeu.

Une expérience en langue inconnue…

Comment inciter les (futurs) formateurs à ces différentes prises de conscience ? Pour illustrer nos propos, nous avons choisi de rapporter une expérience dite de classe en langue inconnue. Il s’agit de faire vivre à des formateurs ou des futurs formateurs quelques séances de cours d’une langue qui leur est totalement étrangère, sans avoir recours à une langue de contact. L’expérience n’est pas inédite : elle est souvent proposée dans les cursus de didactique des langues, et ce depuis longtemps. Elle n’en reste pas moins un formidable outil de formation continue pour aider les (futurs) formateurs en FLE ou en alpha pour non-francophones à se faire une idée des éléments indispensables à un cours de langue.

C’est la raison pour laquelle l’équipe pédagogique du Centre Régional d’Intégration de Charleroi, qui organise une formation de formateurs FLE en Wallonie depuis 2016, a choisi de proposer lors de la première semaine de formation, quelques heures de cours durant lesquelles les participants apprennent le russe. La formatrice, francophone à la base, anime plusieurs heures de russe… en russe, et le groupe ne quitte l’immersion qu’à certains moments consacrés à l’analyse des activités vécues, des ressentis des participants et des choix pédagogiques adoptés. Les prises de conscience se construisent à partir du vécu des participants, qui varie à chaque étape. Certains se rendent compte qu’ils n’ont pas les mêmes ressentis que les autres au même moment ; et heureusement ! On s’aperçoit que le groupe est porteur, qu’on apprend avec l’aide des autres ; l’énergie de chacun est investie différemment dans les activités, selon la nature de celles-ci.

© Centre Régional d’Intégration de Charleroi

Pour une exploration globale…

Les participants à l’atelier réalisent également l’investissement et l’effort qu’apprendre une langue étrangère représente tant sur les plans physique (parler, c’est bouger), cognitif (ils cherchent automatiquement à comprendre, à décoder ce qui se présente à eux, ils essaient de mémoriser les contenus), psychologique (pour s’adapter au comportement de chacun), mais aussi existentiel (en s’interrogeant sur leurs incompréhensions, sur le comportement de la formatrice vis-à-vis d’eux, en tant qu’apprenants). L’atelier en langue inconnue permet de mesurer, d’une part, « l’état de dénuement linguistique et psychologique dans lesquels se trouvent, par exemple, des primo-arrivants turcs ou cambodgiens dans un pays francophone »1.

D’autre part, l’attitude et les encouragements de la formatrice sont relevés et les participants se rendent compte de l’importance de leur posture auprès de leurs propres apprenants. Très vite, la mission de la formatrice est de transformer les ressentis des participants. Il ne faudrait pas que ces derniers restent trop longtemps dans le brouillard. Dans un cadre sécurisant, à l’aide de jeux et d’activités, les participants ont la possibilité de décoder et de comprendre ce qui est demandé, et la formatrice s’appuie sur ces compétences qu’ils peuvent mettre au service de l’apprentissage de la langue. Les participants se sentent alors rassurés et dans de meilleures dispositions pour apprendre.

Cette exploration globale de l’apprentissage d’une langue inconnue montre que les contenus ne sont pas acquis du premier coup et qu’il s’agit de les répéter par différents moyens, à différents moments de la séance. La sélection des éléments constitutifs du cours est décisive lors des premiers moments de face à face pédagogique2. Et c’est à ce moment précis que le formateur peut encourager les stratégies de compréhension qui serviront aux apprenants dans la suite de leurs apprentissages.

© Centre Régional d’Intégration de Charleroi

Via une démarche isomorphe3

L’expérience vécue a une valeur supérieure à de nombreuses explications ou apports théoriques. La démarche isomorphe permet de faire vivre aux formateurs des expériences proches de celles qu’ils sont censés faire vivre à leurs propres apprenants et ainsi d’assurer une parenté avec ce que le futur formateur aura à installer avec ses apprenants4. Elle permet de mieux saisir les différents rythmes et styles d’apprentissage chez les apprenants et, par conséquent, de remettre en perspective le temps d’apprentissage, variable d’une personne à l’autre. La démarche permet aussi de percevoir les différentes stratégies pour accéder au sens et de prendre conscience de la variété des stratégies selon le profil de l’apprenant. L’activité cognitive s’exerce naturellement et l’apprenant veut comprendre ; il accepte donc le défi d’essayer de comprendre et de reproduire ce qui lui est demandé. Cela peut valoriser son image de soi et l’image qu’il a auprès de ses pairs.

Le futur formateur en FLE ou en alpha pour non-francophones perçoit davantage l’ampleur de la tâche d’apprendre une langue étrangère en tant qu’apprenant adulte (et ce, peu importe le profil). Le caractère inédit de la langue étrangère et la découverte d’une nouvelle musique linguistique conduisent à l’élaboration d’une compréhension progressive des contenus, à la nécessité d’instaurer un cadre bienveillant et à l’exigence d’agir avec méthode afin d’articuler et de diversifier la nature des activités. L’atelier en langue inconnue renvoie le formateur au plus proche des processus d’apprentissage : « Un choc linguistique et culturel de même nature est particulièrement salutaire sur le plan pédagogique, car il permet de replacer la problématique de l’enseignement/apprentissage dans une perspective plus réaliste et terre-à-terre et de recentrer le débat sur l’apprenant en situation réelle d’apprentissage, sur ses possibilités et ses limites et non sur l’apprenant mythique »5.

Cette expérience permet donc à la fois de rendre compte des vécus d’apprenants mais établit toute la dimension réflexive nécessaire à la posture du formateur en langue étrangère. La démarche isomorphe, proposée par le cours en langue inconnue, aide le formateur à mieux comprendre les enjeux du cours de langue et à poser des choix pédagogiques motivés tout en s’appuyant sur son expérience vécue mais aussi sur les observations menées dans le groupe6.

Et une démarche réflexive…

A la fin des cinq heures de cours données dans l’atelier, les participants/apprenants peuvent apprécier le chemin parcouru : grâce aux supports, aux activités, à la formatrice, mais surtout au groupe, et à toutes les stratégies déployées, ils ont pu assimiler pas mal de choses de la langue cible ! Au-delà de l’intérêt pédagogique de l’atelier, c’est l’occasion d’identifier toutes les compétences, les stratégies et les connaissances qu’ils ont pu mobiliser pour apprendre. Les participants peuvent enfin « voir » ce qui est généralement pris pour acquis chez l’adulte en situation d’apprentissage d’une langue étrangère. L’atelier fait ainsi émerger les habitudes des participants, héritées de leur parcours de scolarisation.

© Centre Régional d’Intégration de Charleroi

Plus précisément, l’atelier amène les participants à observer de l’intérieur quelques différences de fonctionnement propres à la langue cible, surtout dans la mesure où celle-ci est éloignée de leur langue première. En effet, les participants/apprenants sont plongés dans la langue cible et ils apprennent cette dernière dans une démarche intégrée. Ils construisent leurs connaissances de la langue en étant immergés dans celle-ci. Au cours de l’atelier, ils réalisent qu’ils cherchent ce qu’ils connaissent déjà (la structure type du français, des articles, un verbe, par exemple) et ils se surprennent à découvrir par eux-mêmes des logiques grammaticales dont ils ignoraient l’existence. Ils s’observent avancer, ils se voient mobiliser des stratégies dont ils n’avaient pas nécessairement conscience auparavant.

En ce sens, l’atelier en langue inconnue produit des effets sur plusieurs niveaux : les participants/apprenants conscientisent les façons dont ils intègrent les contenus, et la démarche réflexive objective ces apprentissages. D’autre part, ils tirent des conclusions à propos de la langue cible, qui leur permettront de mieux aborder le français comme une langue étrangère.

Ainsi, suivre un cours de langue peut se révéler bénéfique pour développer sa « conscience d’apprenant »7, éviter les écueils et ainsi mettre en place une pratique pédagogique inspirée de ses propres expériences. Mais le simple vécu ne suffit pas : outre le cours de langue russe en lui-même, il faudrait se pencher « sur ce qui est reproductible ou ne l’est pas et à quelles conditions et selon quelles modifications les activités […] seraient applicables aux contextes de chacun »8. L’atelier doit donc s’accompagner d’une démarche réflexive pour pouvoir lier les ressentis des formateurs à des causes objectives : je réalise les compétences que je peux ou dois mobiliser dans une situation d’apprentissage en langue étrangère mais mes apprenants possèdent-ils ces compétences ? Quels acquis m’ont permis d’apprendre ? Quelles stratégies ai-je mises en place ? Et c’est précisément à cet endroit que se situe la différence d’approche méthodologique face à un public scolarisé (FLE) et un public non scolarisé (alpha pour non-francophones).

Si les formateurs sont prêts à vivre eux-mêmes ce qu’ils demandent à leurs apprenants, encore faut-il qu’ils analysent ce que leurs apprenants sont capables de mettre en place, et ce pour pouvoir explorer si besoin d’autres pistes pédagogiques. Au cours de l’atelier, certains participants ont pu rapidement dégager des éléments grammaticaux qui montrent que la langue cible fonctionne différemment de leur langue première, mais leurs apprenants auront-ils les mêmes capacités d’analyse ? A ce niveau, il s’agit d’interroger les compétences métacognitives, dont les compétences métalinguistiques : quel est le degré de « conscience de la langue » des apprenants ? Ces derniers ont-ils été amenés à analyser leur langue durant leur scolarisation ? Et si cette « conscience de la langue » n’est pas développée, par quels moyens pouvons-nous, formateurs en FLE ou en alpha pour non-francophones, amener les apprenants à entrevoir la langue sous le prisme de la structuration ?

Pour une évolution des représentations

A travers cet atelier et l’expérience que l’on en retire, on comprend avant tout que nous ne partons pas tous avec les mêmes « cartes en main » et qu’il revient au formateur d’évaluer, de déterminer l’état de ces compétences transversales chez ses apprenants pour poser ses choix pédagogiques : favoriser la recherche, la formulation d’hypothèses en ayant conscience du caractère progressif des apprentissages linguistiques à réaliser. Il s’agira de réfréner le recours automatique à l’écrit de certains et de l’encourager chez d’autres ; de reconnaitre les compétences mobilisées par des personnes qui n’entretiennent pas un rapport à la langue axé sur l’écrit, d’aller chercher les stratégies d’analyse de ces apprenants. Tout cela amènera le (futur) formateur à comprendre que certains apprenants (que ce soit en FLE ou en alpha pour non-francophones) apprennent tout simplement différemment9.

Au final, on questionne donc les représentations que les formateurs peuvent se faire des trois composantes centrales de la didactique des langues vivantes :

  • La langue, que l’on peut mieux appréhender car elle prend une consistance tout à fait nouvelle. L’atelier montre qu’il s’agit de relativiser les règles apprises à l’école pour arriver à entrevoir la grammaire « de l’extérieur ».
  • L’enseignement, soit toutes les actions pédagogiques mises en place. L’atelier amène à conceptualiser plus finement la vision de la langue et les objectifs à viser. Le formateur vise-t-il en priorité l’appropriation de règles de grammaire ? Ou des objectifs communicatifs et des tâches à réaliser ? Pour le formateur, face à des personnes débutantes, il s’agit d’explorer des manières de considérer la communication comme un moyen ET comme une finalité, tout en maintenant constamment en filigrane des objectifs linguistiques ; la grammaire étant constitutive de la langue, la langue servant in fine à communiquer et à s’exprimer.
  • L’apprentissage, et tous les facteurs facilitant ce dernier. L’atelier fait connaitre aux participants leurs propres manières d’apprendre, et les incite à s’interroger sur celles de leurs apprenants, sur les stratégies à mobiliser pour pouvoir comprendre, produire et structurer la langue cible.

Cet outil de formation met en évidence l’importance pour le formateur de faire preuve de souplesse et d’adaptabilité constante dans sa pratique. De surcroit, l’atelier permet, dans une démarche réflexive, d’objectiver les ressentis des participants pour qu’ils puissent chercher à comprendre leurs apprenants et se rapprocher de ces derniers afin de relativiser les moments de doute et de difficulté. Il n’est plus question de lever « des difficultés » mais de s’ouvrir à d’autres façons d’apprendre une langue étrangère.


  1. Michel BILLIERES, La classe choc, un outil incontournable de sensibilisation à la méthodologie verbo-tonale, Juin 2016, https://www.verbotonale-phonetique.com/classe-choc-outil-incontournable-de-sensibilisation-a-methodologie-verbo-tonale-12/.
  2. Par face à face pédagogique, on entend, chez Lire et Écrire, les moments de formation en classe.
  3. Une démarche isomorphe consiste à « faire vivre aux enseignants des expériences proches de celles qu’ils devraient faire vivre à leurs propres étudiants et ainsi assurer une parenté avec ce que le futur enseignant aura à installer avec ses étudiants » (VERZAT & RAUCENT, 2011, Esprit es-tu là ? Bilan d’une formation de formateurs sur la pédagogie de l’esprit d’entreprendre, Actes du colloque « Questions de Pédagogie dans l’enseignement supérieur », Angers, 8-10 juin 2011).
  4. Daniel FAULX, Cédric DANSE, Comment favoriser l’apprentissage des adultes ? De Boeck, 2021.
  5. Michel BILLIERES, op. cit.
  6. Ginette BARBÉ, Janine COURTILLON (ss. dir.), Apprentissage d’une langue étrangère, parcours et stratégie, Vol.4, De Boeck Supérieur, 2005.
  7. Marie-Thérèse VASSEUR et Bernadette GRANDCOLAS, Comment se voient-ils apprenant la langue étrangère ? Comment se voient-ils enseignant la langue étrangère ? in LINX, n°36, 1997, pp. 119-130, https://www.persee.fr/doc/linx_0246-8743_1997_num_36_1_1460.
  8. Daniel FAULX, Cédric DANSE, op. cit, pp. 173-176.
  9. Mariela DE FERRARI, Penser la formation des adultes migrants en France : nommer autrement pour faire différemment, in Le français dans le monde, N°44, Juillet 2008,
    pp. 20-28.