En Fédération Wallonie-Bruxelles, le choix de l’alphabétisation populaire est présent dans certaines associations dès leur origine, à un moment où tout était encore à construire en termes ’alphabétisation des adultes. Un fort investissement militant leur a permis de créer les bases d’une alphabétisation populaire inspirée des écrits de Paulo Freire. Depuis, l’alphabétisation a parcouru un sacré bout de chemin et pourtant… aujourd’hui les enjeux de l’alpha populaire sont plus que jamais d’actualité, dans un contexte social, économique et politique toujours davantage producteur d’inégalités. Quelques jalons nous permettront de faire le lien entre le passé et le présent, ce qui a amené à la création de Lire et Écrire et les grandes étapes de son histoire vue sous le prisme de l’alphabétisation populaire.

Lire et Écrire dans la filiation de l’alpha populaire, hier et aujourd’hui ?

Sylvie-Anne Goffinet, Lire et Écrire Communauté française

Tenter de résumer 60 ans d’histoire, même en choisissant une porte d’entrée spécifique, ici l’alphabétisation populaire, est toujours un exercice périlleux. On doit forcément, face à un vaste sujet, faire des choix, laisser certaines choses dans l’ombre pour en éclairer d’autres, interpréter des écrits, faire des recherches complémentaires… Cet article est le résultat d’un exercice de ce type avec tous les défauts et manquements qu’il peut comporter.

Les précurseurs

Si Lire et Écrire s’est constituée en 1983 et a lancé en septembre de la même année sa première campagne d’alphabétisation, c’est parce que d’une part le Collectif Alpha et d’autre part le mouvement ATD Quart Monde avaient chacun de leur côté milité pour que l’alphabétisation ne soit plus seulement prise en charge par des initiatives associatives isolées mais pour que la problématique de l’analphabétisme soit prise à bras le corps par le biais d’une campagne d’alphabétisation mobilisant l’ensemble de la société. Touchant des publics différents – pour le Collectif Alpha, des travailleurs immigrés auxquels s’étaient joints par la suite des travailleurs devenus sans emploi suite à la récession économique du début des années 1980 ; des personnes vivant dans la grande pauvreté pour ATD Quart Monde –, ces deux organismes avaient alors déjà plusieurs années d’expérience en alphabétisation populaire. Autre point commun : leurs pratiques respectives s’inspiraient de l’enseignement de Paulo Freire.

Le Collectif Alpha1

À l’origine Collectif d’alphabétisation, le Collectif Alpha nait à Saint-Gilles d’une initiative de militants marocains et belges dont l’acteur principal était Mohamed El Baroudi, exilé politique marocain. « Lorsqu’un adulte qui n’a pas eu la chance d’aller à l’école s’ouvre à la lecture, c’est comme un esclave à qui l’on casse les liens », disait-il. Les cours débuteront en 1967 dans le cadre de la régionale bruxelloise de la FGTB, parallèlement à d’autres formations : cours traitant des problèmes rencontrés par les délégués syndicaux, droit social, atelier de confection d’affiches populaires et université syndicale.

En 1973, les alphabétiseurs lisent et discutent du livre Lire, écrire, vivre et lutter du Collectif d’alphabétisation de Paris qui concevait l’alphabétisation comme « une prise de conscience par les travailleurs et les alphabétiseurs des mécanismes de l’exploitation capitaliste (…) et du rôle révolutionnaire que sont appelés à jouer les prolétaires – travailleurs étrangers compris – dans les pays d’accueil et d’origine »2. Au niveau pédagogique, cet ouvrage proposait une méthodologie basée sur des échanges thématiques, une progression phonétique et syllabique, ainsi qu’une progression des structures langagières. À ses débuts, les militants du Collectif d’alphabétisation de Bruxelles ont rencontré ceux de Paris dont ils se sont largement inspirés dans leurs réflexions et leurs pratiques.

Dans sa première Plateforme, rédigée en 1974, le Collectif Alpha affirme son inscription dans une alphabétisation populaire orientée vers le changement social : « Les objectifs politiques des cours d’alphabétisation [se situent] dans une perspective globale : comprendre, maitriser, se libérer, s’organiser, transformer», soit « donner aux travailleurs les moyens de comprendre le monde extérieur et leur situation par rapport à lui ; maitriser les mécanismes sociaux, économiques et politiques qui régissent ces rapports, de sorte qu’ils puissent se libérer de l’exploitation, de la domination et de la répression ; s’organiser et développer des formes de lutte pour transformer les rapports sociaux, économiques et politiques afin d’établir les bases d’une société nouvelle. »

Pour que les apprenants, travailleurs marocains qui viennent suivre les cours le soir après leur travail puissent comprendre le monde, le maitriser et s’organiser, les cours sont basés sur des situations concrètes liées à leur vécu et l’apprentissage s’appuie sur des mots, des phrases simples qui font sens par rapport à ce vécu, tout en étant utiles pour leur vie quotidienne. Outre l’apprentissage de la lecture-écriture, l’objectif est aussi de développer des compétences de conceptualisation en travaillant sur des questions de santé, l’histoire, la géographie…

Début des années 1980, suite à la crise économique et l’arrivée au chômage de travailleurs très peu scolarisés éprouvant des difficultés à se réinsérer professionnellement, s’opère une prise de conscience de l’existence d’une frange illettrée au sein de la population belge. Le Collectif ouvre alors ses cours à toute personne en difficulté avec les savoirs de base. À cette époque, il va aussi se structurer en asbl, obtenir une reconnaissance à l’Éducation permanente – que, par peur de perdre son indépendance et sa liberté d’action, il avait renoncé à demander en 19763 – et engager ses premiers travailleurs salariés. En 1982, le Collectif publie un Projet de campagne d’alphabétisation à Bruxelles, projet qui sera ensuite élargi à l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles au moment de la création de Lire et Écrire en 1983.

Toujours dans les années 1980, au niveau pédagogique, le Collectif fait le constat qu’avec la méthode syllabique, les apprenants ne comprennent pas ce qu’ils lisent et découvre les écrits et les méthodes de l’AFL (Association Française pour la Lecture), en particulier de Jean Foucambert, du GFEN (Groupe Français d’Éducation Nouvelle), du mouvement Freinet… Faisant sa « révolution pédagogique », il adopte une approche globale visant l’appropriation du sens de l’écrit, l’entrée dans le monde de l’écrit et l’accès au statut de lecteur (immersion dans un environnement d’écrits, recours à des écrits authentiques, pratiques d’écriture débouchant sur des publications, etc.). Il développe parallèlement des pratiques culturelles (atelier théâtre, atelier photo, atelier d’écriture…). Il prépare aussi les plus avancés à l’obtention du CEB (sous forme de réalisation d’un chef-d’œuvre). Les bases actuelles sont maintenant posées. Par la suite, elles évolueront, se diversifieront encore mais les balises pédagogiques ne changeront plus fondamentalement, pas plus que les objectifs sociopolitiques qui resteront fidèles à ceux des premières heures.

ATD Quart-Monde4

Le 17 novembre 1977, à l’occasion du 20e anniversaire du mouvement ATD Quart Monde, son fondateur, le Père Joseph Wresinski, lance à la Mutualité de Paris ce que le mouvement appellera le Défi : « Que dans dix ans, il n’y ait plus un seul illettré dans nos cités, que tous aient un métier et que celui qui sait apprenne à celui qui ne sait pas. » Ayant constaté que l’école et la formation professionnelle ne jouaient pas leur rôle, le mouvement fait appel à la solidarité et au partage du savoir pour enrayer l’illettrisme et la non-qualification professionnelle5. De là découle une « pédagogie de la réciprocité », fort proche de celle de Paulo Freire (« Personne n’éduque autrui, personne ne s’éduque seul, les hommes s’éduquent ensemble, par l’intermédiaire du monde ») dont ATD se dit proche tant en termes pédagogiques (partage du savoir/éducation dialogique) qu’en termes d’objectif (libération de tout un peuple6/libération des opprimés), soit, pour ATD, « donner aux plus exclus les moyens de leur rassemblement et de leurs propres luttes ». Des demandes s’expriment et des comités « Lire et écrire » sont créés. En Belgique, un comité se crée d’abord à Bruxelles, dans les Marolles, dans le cadre d’une cellule locale qui prépare les rencontres de l’Université populaire du Quart Monde7. Pour certains membres de la cellule, l’apprentissage de la lecture et de l’écriture devient un enjeu majeur pour pouvoir porter la parole de la cellule au sein de ces rencontres. Un peu plus tard, un autre comité se crée à Liège, cette fois à la demande d’un participant se rendant pour la première fois à une réunion de l’Université populaire : « C’est juste ce que les gens disent là, je voudrais qu’on m’apprenne à m’exprimer comme eux. Je voudrais qu’on m’apprenne à lire et à écrire. »

Au niveau méthodologique, ATD construit sa pratique à partir du vécu des participants et en dialogue avec eux, en s’inspirant largement de Paulo Freire. À Bruxelles par exemple, chaque séance commence par une conversation à partir d’une photo ou d’un dessin « évocateur » (un homme prenant la parole lors d’une rencontre de l’Université populaire du Quart Monde pour la première séance). À chaque illustration est lié un mot (le mot « parole » pour cette première séance) qui sera ensuite travaillé en lecture-écriture. À d’autres moments, l’échange partira d’un fait raconté par un membre du groupe, un évènement vécu par le groupe ou une question posée à l’Université populaire, le rôle de l’animateur étant alors de repérer le mot qui sera travaillé en lecture-écriture. L’enjeu principal de l’apprentissage est ici que le groupe puisse exprimer par écrit un message que les délégués iront porter à l’Université populaire, la lecture attestant la fidélité au message préparé par le groupe. Plus tard encore, la lecture s’exercera sur des écrits du mouvement, par exemple un livre rassemblant l’expression d’enfants du Quart Monde sur la question du logement8 ou encore la Feuille de route, périodique écrit en langage assez simple et en grands caractères pour que tous puissent le lire.

Dans les comités « Lire et écrire », la pédagogie de la réciprocité s’exprime aussi à travers l’entraide, les plus avancés ou plus anciens encourageant et prenant en charge l’accompagnement des derniers arrivés ou des moins avancés dans leur apprentissage. Une autre caractéristique de la pédagogie mise en œuvre est le respect du rythme du plus lent, par exemple le fait de ne rien intégrer qui n’ait déjà été travaillé auparavant, ce qui à priori peut sembler difficile à respecter dans un groupe multiniveau au sein duquel les connaissances de départ sont différentes chez chacun. Pour à la fois respecter ce principe et satisfaire l’envie de progresser des plus avancés, des adaptations sont réalisées, par exemple en combinant un apprentissage plus individualisé et la réalisation de projets communs (la rédaction d’une lettre collective, la préparation de la participation du groupe à une fête du mouvement…) mobilisant les ressources de chacun.

Sur base des évaluations réalisées avec les participants et des écrits des animateurs (déroulés des séances et notes sur ce qu’ils observent, ce qu’ils apprennent des participants), le mouvement se construit progressivement un savoir sur les aspirations au savoir et les conditions d’apprentissage des citoyens les plus pauvres. C’est cette connaissance qui permettra à ATD d’affirmer qu’apprendre à lire n’a de sens que si cela conduit plus loin qu’un apprentissage fonctionnel, que si cela permet de savoir qui on est, de comprendre ce qu’on vit et de pouvoir le partager avec d’autres, que si cela s’inscrit dans un combat pour le savoir et la dignité de tous.

Née dans le sillage du « défi » lancé à la Mutualité de Paris en 1977, l’expérience des comités « Lire et écrire » durera cinq ans, période à l’issue de laquelle ATD dit vouloir passer le relai en appelant à des campagnes nationales de lutte contre l’illettrisme et en invitant les pouvoirs publics et l’ensemble de la société, ses composantes et ses organisations, à se mobiliser dans la lutte contre l’illettrisme. Ainsi, le mouvement demande à ce que « dans toutes les communes des pays développés, les adultes puissent trouver une structure qui leur permette d’acquérir les connaissances de base, quel que soit leur niveau et quel que soit leur rythme d’acquisition ». Il demande également que les plus défavorisés ou leurs représentants soient associés à l’élaboration des actions et à leur évaluation. Et que, pour que personne ne soit laissé pour compte, deux questions essentielles servent de guide à cette évaluation : qui sont ceux qui ne participent pas ? qui sont ceux qui ont abandonné ?

Lire et Écrire relève le défi

Les débuts : des campagnes pour faire reconnaitre l’illettrisme et développer l’alphabétisation9

Début des années 1980, suite à l’arrivée massive de travailleurs peu qualifiés sur le marché de l’emploi et l’appel lancé par ATD Quart Monde, la toute jeune association Lire et Écrire10 reprend le projet bruxellois de campagne d’alphabétisation concocté par le Collectif Alpha pour l’étendre à l’ensemble de la Fédération Wallonie-Bruxelles11. L’objectif central de la campagne est de passer du stade « confidentiel » qu’a connu jusque-là l’alphabétisation à une situation où tout adulte pourrait trouver un cours d’alphabétisation adapté à sa demande en un lieu qui lui soit géographiquement et socioculturellement accessible12. Le 8 septembre 1983, à l’occasion de la Journée internationale de l’alphabétisation, Lire et Écrire lance ainsi sa première campagne de sensibilisation intitulée Lire et Écrire : une chance ? un droit ! avec l’appui des médias radios et télévisés de la RTBF qui, outre les passages en antenne, met un central téléphonique à disposition durant toute la journée.

En septembre 1985, après avoir, avec l’appui des mouvements ouvriers, étendu sa couverture à l’ensemble de la Communauté française13, Lire et Écrire sort le premier d’une série de dossiers pédagogiques14 coordonnée par une commission basée à la FUNOC : Prendre un train. Ces dossiers sont chacun liés à un aspect de la vie quotidienne dans lequel les personnes analphabètes peuvent se trouver en difficulté suite à leur non ou mauvaise maitrise du français oral ou de la lecture-écriture. L’accent est mis avant tout sur la nécessité de ne pas reproduire le système scolaire et de favoriser un apprentissage fonctionnel. En proposant des fiches « prêtes à l’emploi », les dossiers doivent aussi pouvoir être utilisés par des formateurs bénévoles mobilisés par les campagnes d’alphabétisation et rapidement formés pour répondre aux demandes qui s’expriment. Six autres dossiers sont édités dans la foulée : Poste et banque ; Coupures de gaz et d’électricité ; Comment ça va l’école ? ; Déménagement ; Téléphone ; L’alimentation. Chaque dossier propose des activités appropriées à tous les niveaux, de l’oral à la production de textes écrits. La progression ne s’opère pas d’un dossier à l’autre mais au sein de chaque dossier de manière à ce que chaque thème puisse être travaillé avec tout groupe, quel que soit le niveau des apprenants. Réalisé par une association membre de Lire et Écrire, chaque dossier reflète l’approche pédagogique en vigueur dans cette association. Ainsi, la majorité des dossiers proposent une approche essentiellement fonctionnelle15 et un seul dossier se démarque réellement du lot en proposant une démarche plus critique, Coupures de gaz et d’électricité réalisé par Alpha 5000 (association membre de la coordination namuroise de Lire et Écrire). S’inspirant de Paulo Freire, ce dossier présente la démarche menée par les formateurs de l’association, qui prend comme point de départ une discussion à la pause-café sur les coupures de gaz et d’électricité dont certains apprenants sont ou ont été victimes. Son objectif est de déboucher sur une prise de conscience critique et des perspectives d’action16.

 Vers un ancrage dans l’éducation populaire17

1  Deux chartes successives

La charte de 1994 de Lire et Écrire s’inscrit dans la perspective de 1983 de démultiplier les lieux de formation pour les personnes peu ou pas alphabétisées. Au niveau des méthodes et contenus pédagogiques, l’objectif est de favoriser « le processus d’autonomisation des individus ». Pour ce faire, sont privilégiés les méthodes et contenus « respectant les personnes et les aidant à se structurer pas à pas, autour de la lecture et de l’écriture, à leur rythme, avec le maximum de liens avec les problèmes qu’ils ont à affronter dans leur vie quotidienne ». Parallèlement, des objectifs en lien avec l’éducation populaire font leur apparition avec cette charte puisqu’au-delà de la pédagogie s’exprime « la volonté de créer un environnement social ‘sécurisant’, favorisant la solidarité et le respect des différences entre les personnes, mais aussi les stimulant à lutter contre les inégalités dont elles et leurs semblables ont été victimes ». Cette préoccupation est à mettre en lien avec le fait que Lire et Écrire estime alors « qu’un des axes centraux de son action d’alphabétisation, c’est l’Éducation permanente qui seule reconnait le long cheminement éducatif et culturel nécessaire pour les personnes analphabètes »18.

C’est lors de la révision de cette charte en 2009 que le terme d’alphabétisation populaire fait son apparition. Par cette charte (éditée en 2011), Lire et Écrire réaffirme son ancrage dans les mouvements ouvriers et situe clairement l’alphabétisation dans le champ de l’éducation populaire, soit une alphabétisation « qui fait de l’apprentissage des savoirs de base un outil d’expression sociale, de prise de parole, de pouvoir sur sa vie, son milieu et son environnement ; favorise une approche collective (…) ; privilégie la solidarité et l’autonomie, le développement de la confiance en soi et de l’esprit critique, la capacité d’affronter des situations nouvelles et de réaliser des projets (…)». Il s’agit d’apprendre, notamment « pour comprendre le monde dans lequel on vit, y prendre une part active, critique et solidaire… et participer à la transformation des rapports sociaux, économiques, politiques et culturels ».

2  Le cadre

Publié en décembre 2017, le cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire, Balises pour l’alphabétisation populaire19, se situe dans la suite « logique » de la charte de 2011. Il n’est en effet pas simple pour les formateurs de mettre en pratique les principes de l’alphabétisation populaire, tout comme il n’est pas simple d’articuler les processus d’éducation populaire et les processus d’acquisition des langages (oral, écrit, mathématique, numérique, artistiques…). Lire et Écrire a donc construit ses propres balises.

Dans ce cadre de référence, pas de parcours linéaire, pas de progression définie, pas d’objectifs déconnectés du réel, pas non plus de présentation de méthodes d’apprentissage et de fiches prêtes à l’emploi… mais :

  • une proposition d’articulation entre finalités, buts et acquisition des savoirs de base liés aux langages fondamentaux et compétences nécessaires pour exercer sa citoyenneté, conçue comme la participation et l’exercice d’un pouvoir social (oser et s’autoriser, comprendre le monde et s’y situer, réfléchir, questionner et développer ses capacités d’analyse et de pensée critique, construire ensemble dans la coopération et la confrontation, créer et agir dans la solidarité pour lutter contre les injustices et accéder à l’égalité…) ;
  • une présentation et explicitation de ces savoirs et compétences à acquérir ;
  • des balises pour soutenir la construction par les formateur·rices de leur action de formation, action qui sera différente de celle de leurs collègues puisqu’adaptée aux vécus, désirs, besoins, centres d’intérêts, questionnements des apprenants de leur groupe.

Pour représenter l’articulation des finalités et des enjeux de l’alphabétisation populaire avec les savoirs et compétences à acquérir, le groupe de travail Cadre de référence a conçu une grande Roue. En complément, une roue vierge, présentée sous forme de grille à compléter, permet au formateur, à la formatrice de travailler avec les apprenants sur l’articulation entre l’acquisition des langages fondamentaux et des savoirs qui y correspondent, l’accès à la réflexion, la compréhension et l’action… en lien avec la mise en œuvre d’un projet, d’une démarche pédagogique ou pour réaliser une évaluation20.

Une fois le fil déroulé, que peut-on en conclure ?

En Fédération Wallonie-Bruxelles, l’alphabétisation populaire trouve ses origines dans des pratiques associatives remontant aux années 1970 et au début des années 1980, qui sont allées chercher leur source d’inspiration chez Paulo Freire. Néanmoins, ce n’est pas cette filiation qui a été à la base du projet de Lire et Écrire à ses débuts. En effet, créée au moment où s’effectuait une prise de conscience de l’ampleur de l’analphabétisme dans les pays industrialisés à la faveur d’une crise économique, Lire et Écrire s’est alors attelée à tenter de répondre à des besoins dont l’ampleur était jusque-là insoupçonnée. Dans ce but, elle a lancé une vaste campagne d’alphabétisation et s’est efforcée de proposer une offre de proximité sur l’ensemble du territoire de la Fédération Wallonie-Bruxelles. Face à cette ampleur et à l’urgence, sa réponse a été dans un premier temps de recourir massivement à des bénévoles, encadrés par des travailleurs salariés pour la plupart inexpérimentés en alphabétisation, afin de pouvoir répondre aux nombreuses demandes qui allaient émerger et créer des outils pédagogiques fonctionnels et faciles d’utilisation pour ces nouveaux formateurs.

La rédaction d’une nouvelle charte, à laquelle s’est superposée la professionnalisation du secteur, rendue possible notamment grâce au soutien de l’Éducation permanente, a coïncidé avec le développement de la réflexion sur les enjeux de l’alphabétisation, de même que la recherche et le développement de nouvelles pratiques pédagogiques. Ainsi, si, dans ses premières années, l’important pour Lire et Écrire était de se démarquer de l’apprentissage scolaire et de développer une alphabétisation en phase avec les besoins des adultes (certains utilisaient le terme d’andragogie pour marquer cette prise de distance) et si l’alphabétisation fonctionnelle semblait apporter une réponse adéquate à ces besoins, peu à peu, dans le sillage notamment du Collectif Alpha, Lire et Écrire est allée chercher ses sources d’inspiration pédagogique chez ceux qui voulaient faire de l’apprentissage un moyen de lutte contre la reproduction des inégalités sociales et, plus largement, visaient la formation de citoyens critiques et responsables. À leur suite, Lire et Écrire s’orientera vers les pédagogies émancipatrices et mettra l’accent sur le « tous capables », la lecturisation21, l’auto-socio-construction des savoirs… En résultera un ancrage toujours plus important dans l’alphabétisation populaire qui, un peu plus tard, se concrétisera par la rédaction d’un cadre de référence pédagogique.

Tout comme il faut replacer les premières campagnes d’alphabétisation dans le contexte socioéoconomique du début des années 1980, on ne peut dissocier l’évolution qui a suivi de l’évolution de ce même contexte, soit la mise en place de l’État social actif à partir du début des années 2000. Ainsi, le cadre de référence pédagogique Balises pour l’alphabétisation populaire a vu le jour à un moment où les attentes et exigences des pouvoirs publics (en termes d’évaluation et de résultats notamment) s’exprimaient toujours davantage, tant à l’égard des apprenants que des associations, et ce dans un contexte de renforcement du libéralisme et d’augmentation des inégalités. À un moment où la plupart des référentiels existants, plutôt que de donner un cadre, des balises à l’apprentissage, soit servaient à positionner les publics par rapport à des niveaux de compétences, soit proposaient un apprentissage linéaire et des pédagogies de type pédagogie par objectifs22, c’est-à-dire l’exact opposé des pédagogies émancipatrices qui seules peuvent répondre aux enjeux de l’alphabétisation populaire. C’est dans ce contexte que Lire et Écrire a fait le choix de produire son propre référentiel, apportant ainsi sa propre réponse aux enjeux politiques actuels de l’alphabétisation des adultes. Gageons qu’il s’agisse aussi d’une voie royale pour redonner un nouveau souffle à l’alphabétisation populaire et au renouvèlement de l’engagement militant qui s’exerce aujourd’hui dans un cadre professionnalisé.

Deux autres projets associatifs d’alphabétisation populaire, celui du Gaffi et celui d’Alpha Mons-Borinage, sont présentés dans un second article, L’alpha populaire : des pratiques diversifiées mais une filiation commune, www.lire-et-ecrire.be/filiation


  1. Partie rédigée à partir de : Annie CROLOP, Catherine STERCQ et Anne LOONTJENS, L’alphabétisation des travailleurs immigrés en Belgique, in Les Cahiers du Fil Rouge, n°7-8, décembre 2007, pp. 40-49, ep.cfsasbl.be/IMG/pdf/cahier7et8.pdf ; Anne LOONTJENS, Le Collectif Alpha : 40 ans de recherches, de pratiques et de luttes pour une alphabétisation de qualité pour tous, 2013, www.collectif-alpha.be/IMG/pdf/Le_fil_des_40_ans.pdf
  2. Collectif d’Alphabétisation [de Paris], Parler, lire, écrire, lutter, vivre, François Maspero, 1972, p. 7.
  3. Année de publication du premier décret sur l’Éducation permanente.
  4. Partie rédigée à partir de : Bruno COUDER et Jean LECUIT, Maintenant lire n’est plus un problème pour moi. Du refus de l’illettrisme au métier : le Défi du Quart Monde, Éditions Science et Service, 1983.
  5. La suite du texte laissera de côté le volet formation professionnelle et se concentrera sur l’alphabétisation.
  6. ATD Quart Monde parle du « peuple du Quart Monde » pour désigner la population sous-prolétaire.
  7. Rencontres entre personnes du Quart Monde venant de différentes implantations du mouvement. Ces rencontres, préparées en comités locaux, sont basées sur l’échange des vécus autour d’une thématique commune. Des citoyens « alliés du mouvement » ainsi que des experts peuvent y participer afin de « se mettre à l’école des plus pauvres ».
  8. Les enfants du Pivot culturel de Noisy-le-Grand, Et surtout qu’on dort pas à la rue !, Éditions Quart Monde, 1976.
  9. Partie rédigée à partir de : Catherine KESTELYN, La campagne d’alphabétisation dans la Communauté française de Belgique, in Alpha 88. Recherches en alphabétisation, 1988, pp. 157-173 ; Sylvie-Anne GOFFINET et Dirk VAN DAMME, Analphabétisme fonctionnel en Belgique, Fondation Roi Baudouin/Institut de l’Unesco pour l’Éducation, 1990, pp. 108-146, biblio.helmo.be/opac_css/doc_num.php?explnum_id=2014 ; Lire et Écrire, Journal de l’alpha, n°2, octobre 1983 ; Journal de l’alpha, n°21, septembre 1985.
  10. Fondée en 1983 par quatre organismes régionaux actifs dans le domaine de la formation continue et de l’insertion socioprofessionnelle : DEFIS (à Bruxelles), Canal Emploi (à Liège), la FUNOC (à Charleroi) et RTA (à Namur), tous quatre proches des mouvements ouvriers socialiste et chrétien.
  11. Alors dénommée Communauté française.
  12. En extrapolant les données de l’armée (tests passés par les miliciens) et celles des taux (officiels) d’analphabétisme dans les pays d’origine des migrants, Lire et Écrire estimait qu’il y avait, en Communauté française, de 200 à 300.000 adultes ne maitrisant pas suffisamment l’écrit au regard des nécessités de la vie quotidienne, ce qui correspondait à une fourchette de 4,7 à 7,1% de la population adulte (Catherine KESTELYN, op. cit., p. 163).
  13. Par la création de régionales dans les zones non encore couvertes : au Brabant wallon, en province de Luxembourg, au Hainaut occidental et dans la région du Centre-Borinage, Verviers faisant à ce moment-là partie de la régionale de Liège (Lire et Écrire Verviers sera créée plus tardivement, en 1991).
  14. Il s’agit bien ici de ce qui était proposé à un niveau général, c’est-à-dire au niveau du mouvement Lire et Écrire, « l’ensemblier » comme on disait alors. Ce qui est dit ici ne rend dès lors pas compte des disparités régionales et/ou locales, chaque entité s’emparant diversement des outils produits au niveau communautaire.
  15. Voir par exemple la reproduction d’une fiche du dossier Prendre un train, dans Sylvie-Anne GOFFINET et Dirk VAN DAMME, op. cit., pp. 138-140. Dans cette fiche, il s’agit de faire correspondre des pictogrammes avec leurs significations écrites.
  16. La démarche est reproduite dans Sylvie-Anne GOFFINET et Dirk VAN DAMME, op. cit.,
    pp. 141-143.
  17. Partie rédigée à partir de : La Charte politique de Lire et Écrire asbl, 1994 (document
    interne) ; Charte de Lire et Écrire, 2011, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/charte_de_lire_et_ecrire.pdf ; AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf ; Catherine STERCQ, Pour articuler finalités, buts et acquisition des savoirs de base. La grande Roue de Lire et Écrire, in Journal de l’alpha, n°202, 3e trimestre 2016, pp. 44-56, www.lire-et-ecrire.be/ja202
  18. Alain LEDUC, Mais où va l’alpha ? (édito), in Journal de l’alpha, n°78, mars-avril 1993, www.lire-et-ecrire.be/ja78
  19. Ce cadre est le fruit d’un processus de quatre ans mené par un groupe de travail à partir de recherches documentaires, de l’analyse de référentiels existants, de l’expérience-expertise de ses membres et des apports de formateur·rices de Lire et Écrire (voir références en note 17).
  20. Les outils du cadre de référence sont téléchargeables sur le site de Lire et Écrire : www.lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire. Des présentations et utilisations de la Roue se trouvent dans différents numéros du Journal de l’alpha : n°202, 3e trimestre 2016, pp. 44-68 ; n°208, 1er trimestre 2018, pp. 30-31 ; n°216, 1er trimestre 2020, pp. 75-80 ; n°217, 2e trimestre 2020, pp. 29-32 et pp. 36-47. Téléchargeables à la page : www.lire-et-ecrire.be/journal.alpha
  21. La lecture comme production de sens et comme outil de pensée.
  22. La pédagogie par objectifs consiste à découper un objectif en une série de sous-objectifs opérationnels dont la réalisation peut être évaluée de manière objectivée.