Lors d’une rencontre précédente, Karyne nous avait raconté comment elle en était venue à s’intéresser à la gestion mentale1 : « J’ai suivi une formation dans l’idée qu’elle allait m’apporter de nouvelles réponses à la question que je me pose depuis toujours : comment on apprend ? La gestion mentale me paraissait particulièrement intéressante du fait que les gestes mentaux sont schématisés de telle manière qu’on peut les partager avec les apprenants. J’ai alors enchainé avec d’autres modules dont un sur ‘gestion mentale et lecture’, avant d’expérimenter sur le terrain. »

Qu’est-ce que lire ? Un cycle d’ateliers basé sur la gestion mentale

Rencontre avec Karyne Wattiaux, conseillère pédagogique à Lire et Écrire Bruxelles
Propos recueillis et mis en forme par Sylvie-Anne Goffinet, Lire et Écrire Communauté française

Ce Journal de l’alpha sur les méthodes pédagogiques est l’occasion d’en savoir un peu plus sur la gestion mentale. J’envoie un message à Karyne qui accepte une interview : « Je propose de parler d’un cycle d’ateliers que j’ai animé à la Chôm’Hier dans un groupe hétérogène, de débutant à niveau 3 en lecture, d’une quinzaine de personnes. L’atelier avait comme question de départ : qu’est-ce que lire ? Cet atelier s’est concrétisé sous forme d’un parcours en huit séances à partir d’activités autour des albums jeunesse pour découvrir tout ce qui se passe dans la tête quand on lit. » Karyne ajoute : « Je pourrais t’envoyer les notes que j’ai prises, prépas et commentaires pendant les ateliers. Ce pourrait être une base d’interview. »

Un rendez-vous est rapidement fixé… Avec enthousiasme, Karyne m’y partage son vécu et celui des apprenants…

Selon toi, la gestion mentale est-elle une méthode, un outil ou autre chose ?

C’est une pédagogie dans toute son entièreté, une véritable démarche, pas une technique. C’est tout autant un cadre de référence, des concepts, des outils que des processus. Et, comme le dit Antoine de la Garanderie, le fondateur de la gestion mentale, c’est « une pédagogie, au-delà de toute idéologie restrictive, qui est également au service de tout l’homme et de tout homme »2. Le formateur a pour fonction de mettre en place des modalités de travail et de questionnement pour amener la personne en formation à prendre conscience de ce qui se passe dans sa tête et à élargir
les processus mentaux qu’elle utilise habituellement. Pendant 40 ans, de la Garanderie s’est penché sur les gestes mentaux que nous mobilisons. Ces gestes sont au nombre de cinq : l’attention, la mémorisation, la compréhension, la réflexion et l’imagination. C’est l’articulation entre ces différents gestes qui permet à n’importe qui de poser un acte de pensée sur n’importe quoi. Ce qui est intéressant en gestion mentale, c’est qu’on part de situations de réussite, de ce qu’elles révèlent comme « manières de faire dans sa tête », pour s’en servir ensuite dans des domaines où la personne est en difficulté. C’est en interrogeant sur les réussites que l’on fait émerger les ressources réutilisables dans tous les domaines. Ce qui est aussi intéressant pour nous dans la gestion mentale, c’est que la conceptualisation des gestes mentaux est tout à fait partageable avec des apprenants en alpha.

Concernant l’expérience –ou plutôt l’expérimentation puisqu’il s’agissait d’une première expérience de pratique de la gestion mentale en alpha – que tu as menée à la Chôm’Hier, quel était ton projet en termes de liens entre la gestion mentale et la lecture ?

Souvent, les participants pensent que lire, c’est lire des mots et les comprendre. À travers les ateliers, mon projet était qu’ils découvrent que lire, c’est beaucoup plus large que ça. Que lire, c’est faire « du lien » entre le texte et soi, entre soi et le texte. Je voulais qu’ils prennent conscience de ce qui se passe dans leur tête lorsqu’ils lisent : des questions qui surgissent, des évocations (images, sons, odeurs…) qui passent, des souvenirs qui reviennent, des émotions qui apparaissent. Que lire, c’est formuler des hypothèses, imaginer, mémoriser, réfléchir pour comprendre, et que ces différents « gestes » sont activés durant la lecture. Mon projet était qu’ils expérimentent la lecture différemment et qu’ils se rendent compte que comprendre un texte, c’est nécessairement le « traduire », le prendre avec soi, le rendre vivant dans sa tête. Je voulais les mettre dans des situations où ces prises de conscience pourraient avoir lieu.

Comme je souhaitais qu’ils puissent gouter à la lecture sans être arrêtés par les difficultés du code, du déchiffrement, j’ai décidé que je lirais les textes à haute voix en quatre étapes. J’ai souvent utilisé cette manière de faire et elle a toujours porté ses fruits3. À la première lecture, je donne la consigne d’écouter sans m’arrêter ; lors de la deuxième lecture, ils peuvent m’arrêter dès qu’ils ne comprennent pas un mot pour qu’on l’explique ensemble ; à la troisième lecture, ils peuvent m’arrêter mais, tous les mots étant connus, ils en viennent à poser des questions plus globales de relation entre différents éléments du texte ; et, pour la quatrième lecture, je leur pose la question : « Qu’est-ce qui se passe dans votre tête lorsque vous écoutez le texte ? » Chaque lecture a son projet : d’abord recevoir le texte globalement ; ensuite travailler le vocabulaire pour que tous les mots soient compris ; puis établir des liens entre différents éléments du texte ; enfin se mettre soi en relation avec le texte.

Dernier point : suite à une formation « lecture et albums de jeunesse » avec Anne Moinet4, j’ai choisi d’utiliser ce format de livres pour cette expérience autour de la gestion mentale. Je voulais aussi emmener les apprenants au CLA pour qu’ils découvrent la richesse de cette Collection de Livres d’Artistes5. Ces deux choix me semblaient être une manière d’élargir leurs représentations de ce qu’est un livre et de peut-être leur donner des idées pour leurs carnets de bord (voir Cinquième invariant, pp. 44-51).

Quelles étaient tes hypothèses de travail ?

Ce que je voulais faire, c’était travailler avec eux autour de « qu’est-ce que lire ? ». Je voulais qu’ils aient l’occasion d’y réfléchir et de comprendre les mécanismes de la lecture. À travers les ateliers que nous allions vivre ensemble, je voulais vérifier qu’il était possible de créer les conditions qui leur permettraient de prendre conscience de tout ce qui se passe dans la tête quand on lit, en dehors du déchiffrage, d’y réfléchir ensemble pour pouvoir s’en servir en dehors des moments de formation. J’étais vraiment curieuse de voir comment ça allait se passer…

Quand je fais un projet, il y a des choses dont je suis certaine parce que je les ai déjà expérimentées lors de projets précédents et d’autres qui sont des hypothèses que je mets en expérience. Ici, mes hypothèses portaient sur le travail d’évocation et sur la mise en œuvre des gestes mentaux.

À partir de là, comment as-tu préparé les ateliers ?

Au départ, j’avais mille-et-une idées et je les ai listées sans trop réfléchir, puis je n’ai gardé que ce qui me semblait le plus judicieux pour le projet. Ensuite, j’ai créé des articulations pour avoir un scénario à dérouler sur huit séances, de trois heures chacune. Donc, avant de commencer, j’avais imaginé les grandes lignes mais c’est au fil de l’avancement des ateliers, et en fonction de ce qui s’était passé lors des ateliers précédents, que j’ai progressivement régulé les choses.

Quel que soit le projet, mes préparations sont très précises et je m’y tiens. Tout en sachant que j’ai presque certainement trop préparé. Avant de commencer, je réfléchis à ce que je laisserai tomber si je vois que je n’ai pas assez de temps pour tout faire. En cours d’atelier, si je me rends compte que ce que je demande est trop complexe, j’aménage les choses en me référant à mes pistes de travail et à mon plan de départ. Ce sont mes balises, elles me permettent de faire des choix tout en gardant le cap. Dans ce projet, comme souvent, j’avais prévu trop d’activités, j’ai donc dû faire des choix dès la première séance. J’ai gardé ce qui me semblait faire le plus de sens au fil de l’évolution des séances.

Comment as-tu présenté la démarche aux apprenants ?

Quand je conçois une première séance, je pense à me présenter, à dire pourquoi je viens, à expliquer mon but. Je place aussi des repères pour les séances suivantes et je parle des traces. C’est important, avant de commencer, de donner aux apprenants le fil rouge de ce qu’on va travailler ensemble et qu’ils soient au courant de comment ça va se passer.

Ainsi, je suis arrivée dans le groupe de la Chôm’Hier en disant : « J’ai fait une formation sur ‘qu’est-ce que lire ?’ et je trouve que c’est intéressant de travailler là-dessus avec vous. J’ai longtemps été formatrice, aujourd’hui je forme les formateurs mais, pour moi, le moteur de mon métier reste de travailler avec des personnes qui apprennent à lire et à écrire. Je vais venir animer un atelier autour de la lecture chaque semaine pour qu’on découvre ensemble ce qui se passe dans notre tête quand on lit. » Puis, je leur ai demandé de raconter un bon ou un mauvais souvenir qu’ils avaient en rapport avec la lecture. Je leur ai dit que j’en raconterais un moi aussi. C’était parti, le travail était lancé…

Quel est le schéma opérationnel de la démarche que tu as mise en place ?

J’ai articulé les huit ateliers autour d’une série d’invariants.

Premier invariant : la malle remplie d’albums jeunesse. Avec cette malle, mon idée était que les apprenants découvrent des albums jeunesse en menant tout un travail de réflexion et de formulation d’hypothèses à partir du titre et de deux pages de chaque livre.

J’avais choisi 18 livres de même gabarit pour ne pas donner d’indices relatifs à la taille des livres. J’ai réparti les apprenants en quatre sous-groupes. Deux sous-groupes ont reçu les mêmes éléments, c’est-à-dire les mêmes titres et les mêmes pages, provenant de 9 albums, et les deux autres sous-groupes les mêmes éléments mais provenant des 9 autres albums. Chaque sous-groupe a donc reçu 18 photocopies et 9 titres. La consigne était d’apparier deux illustrations et un titre. Nous avons ensuite comparé leurs « puzzles » et écouté leurs arguments, chaque sous-groupe devant expliquer pourquoi il pensait que telles illustrations et tel titre provenaient du même livre. Les groupes qui n’avaient pas reçu le même jeu de photocopies avaient alors l’occasion de réagir par rapport aux propositions. Le livre servait ensuite à départager les avis. Puisque le fil des ateliers, c’était « qu’est-ce que lire ? », à la fin de chaque moment de travail de ce type, je demandais : « Comment vous avez fait ? », « Qu’est-ce se passe dans la tête pour qu’on arrive à associer des illustrations et un titre ? »

Un exemple. Pour l’appariement avec le titre Loup noir6, les deux sous-groupes n’avaient pas choisi les mêmes illustrations. Un groupe avait choisi une illustration de forêt parce que l’on y trouve des loups et que les deux illustrations se ressemblaient, et l’autre groupe avait choisi la petite fille dansant avec une corde faite de saucisses parce que l’animal au bout de la corde avait les mêmes yeux blancs que le loup.

Deuxième invariant : la découverte de l’album. C’est autour de la découverte de l’album Comment j’ai appris la Géographie7 que  s’est articulé le travail de réflexion collective sur « qu’est-ce que lire ? ». Nous y avons travaillé du 2e au dernier atelier. Les apprenants ont seulement découvert les illustrations de l’auteur au 5e atelier. Je ne les leur avais pas montrées jusque-là pour leur permettre d’imaginer dans leur tête. Quand ils les ont enfin vues, ça a fusé de toutes parts : « Waouh, c’est beau ! »

 Travail autour de Comment j’ai appris la Géographie lors du 3e atelier

1. On se souvient du début

Un petit temps individuel est donné à chacun pour qu’il se souvienne de l’histoire dans sa tête. Ensuite, on la raconte ensemble et tout revient facilement. Y compris quand je leur demande s’ils se souviennent de ce qui se passait dans leur tête pendant que je lisais. Parfois, ils se souviennent même de ce qu’un autre a dit. Par exemple, cette évocation qui a marqué tout le monde, tant elle était forte : « Quand j’ai entendu le texte, j’ai vu une grande main fermée en noir et rouge sang avec le bruit des bombes et les odeurs de sang, c’est la tristesse, la tristesse de la guerre. »

2. Suite de la lecture à haute voix, partage des évocations

Je lis à haute voix une page. Je ne montre pas les illustrations pour que chacun puisse voir, entendre, ressentir… l’histoire à sa manière.

Nous avons partagé une petite chambre
avec un couple que nous ne connaissions pas.
Nous dormions par terre.
Je n’avais pas de jouet ni de livre.
Mais pire que tout, j’avais faim tout le temps.

3. Qu’est-ce qui s’est passé dans votre tête pendant que je lisais ?

Certains ont vu la chambre avec cinq personnes dont deux couples, l’un avec deux enfants et l’autre un.

Quelqu’un dit : « J’ai pensé aux maisons au Maroc où on vit à beaucoup. »

Un autre conteste : « Ce n’est pas la même chose. »

Je rappelle qu’on accepte tout ce qui se passe dans la tête de l’autre.

  • C’est la même chose parce qu’au Maroc, ils sont beaucoup dans une maison et, dans le livre, ils sont beaucoup dans une pièce.
  • C’est triste, très triste. Je ressens la tristesse de la maman.
  • Dans ma tête, je suis dans l’histoire.
  • Moi, je peux pas aller dedans, c’est trop triste mais je suis là juste à côté.
  • Moi, je pense tout le temps : ça ne va pas deux couples dans une même pièce, ça ne va pas.
  • Ça me fait comme tous les malheurs du monde, je sens le monde qui va mal dans mon cœur.
  • Est-ce que c’est une histoire vraie ?

Je dis : « Non… euh… », pensant qu’il sera encore temps de le savoir quand on sera à la dernière page du livre où l’auteur explique que c’est sa propre histoire. Je ne veux pas non plus ajouter de l’émotion à celle déjà très présente.

  • Moi, je suis la maman et je pense : on va trouver une solution, ce n’est pas possible comme ça pour le petit.

Je suis très émue de ce qu’ils partagent de leurs ressentis, de leurs savoirs sur les choses, et d’entendre à quel point ils sont touchés.

Troisième invariant : les nouveaux mots, mémorisation et transfert dans la vie de tous les jours. À la première séance, en lien avec le travail sur les albums de la malle, j’ai amené les mots : auteur, illustrateur, couverture… C’étaient nos premiers nouveaux mots. À partir de la séance suivante, à chaque découverte de nouvelles pages de l’album Comment j’ai appris la Géographie, après la deuxième lecture, je listais sur une affiche les mots que l’on s’était expliqués. Je notais à côté du mot la phrase qu’ils proposaient pour en retenir le sens et les mots de la même famille que nous avions trouvés. Chacun choisissait alors trois nouveaux mots qu’il voulait mémoriser et allait utiliser pendant la semaine. L’atelier suivant commençait par une évocation des nouveaux mots appris et un moment de partage où chacun racontait comment il les avait utilisés.

Quatrième invariant : les affiches, construire peu à peu des savoirs ensemble. Tout au long des ateliers, j’ai consigné ce qu’ils disaient sur des affiches. Ça permettait de garder des traces du travail collectif et de voir l’évolution au fil des séances. Par exemple, si on compare l’affiche sur « qu’est-ce qui se passe dans la tête quand on lit ? » du premier et du dernier atelier, la différence est tout simplement colossale.

Au terme de la démarche, les apprenants avaient découvert que lire, c’est laisser venir à soi des images, des sons, des films, des odeurs, des couleurs, des sensations tactiles… en lien avec le texte, et aussi que lire nécessite de se concentrer, de faire appel à des connaissances, de formuler des hypothèses et de les vérifier, d’opérer des comparaisons, etc.

Cinquième invariant : le carnet de bord. Dès la conception du projet, je voulais qu’il y ait une production personnelle qui permettrait à chacun de prendre le temps de se poser, de revenir à sa manière sur le travail réalisé au cours de la matinée. Ce serait sous forme de carnet de bord – en forme d’accordéon – où chacun écrirait et illustrerait sur une double page ce qui avait compté pour lui ce jour-là. Une nouvelle double page était ajoutée à chaque séance. Ainsi, au terme de la démarche, chacun avait un carnet de bord correspondant aux nombres de séances auxquelles il avait participé ; son carnet était complet, sans pages blanches à la fin. Et, au bout du processus, c’était vraiment un livre.

Sixième et dernier invariant : la confrontation entre la pratique et la théorie. Au départ, je ne savais pas ce que je pourrais apporter aux apprenants en termes de théorie en rapport avec ce qui allait se passer au cours des ateliers. Mon idée était de leur expliquer qu’il y a des pédagogues qui ont réfléchi à la question du « qu’est-ce que lire ? » et de leur dire : « Voilà ce que ces pédagogues disent… » Au 7e atelier, quand on a fait l’évocation de trois nouveaux mots appris lors de l’atelier précédent, la liste était si complète que je leur ai dessiné le schéma « perception, évocation, production » en leur disant que ce schéma venait de la gestion mentale. Autre exemple. À propos des évocations, je leur ai dit : « Madame Giasson8 dit que lire, c’est faire des liens. » Puis on a beaucoup échangé. Je voulais leur permettre de confronter leur expérimentation individuelle et collective avec l’avancement de la théorie sur les gestes mentaux et leur mise en œuvre. Je voulais qu’ils se rendent compte que leur expérience et leur prise de conscience correspondaient à ce que disent les pédagogues.

Peux-tu raconter une anecdote ou une réaction particulièrement inattendue ?

Parfois ce sont de vrais cadeaux qu’on reçoit ! Au 8e atelier, on a travaillé sur la note de l’auteur qui se trouvait à la fin du livre. Les participants ont reçu les trois illustrations qui accompagnent le texte et ils ont fait des hypothèses avant que je lise le texte à voix haute. Ensuite, ils ont analysé les illustrations. Certains regardaient vraiment en détail, surtout la dernière illustration.

Un apprenant a commencé par dire : « C’est au Maroc, il y a une mosquée et des habits comme chez nous, une place de marché. » Un autre : « Non, ils n’ont pas des chapeaux comme ça chez nous. » J’ai relancé : « Où est-ce que cela pourrait être alors ? » Les hypothèses fusaient de toutes parts : « Oh ! Une mosquée, il y en a partout dans le monde. » « Mais pas des maisons en terre. » « C’est peut-être le Kazakhstan où il [le héros de l’histoire] a vécu, ça ressemble à ce qu’on a lu. » « Non, il y a un chameau, regarde. Il ne peut pas y avoir de chameau par là, il fait trop froid ! » « Il y a aussi un voleur et un homme qui n’a qu’une chaussure. » « Il y a des choses écrites sur deux maisons. » J’ai demandé : « C’est écrit dans quelle langue ? » « Du russe peut-être… » C’était incroyable de les voir réfléchir ainsi à partir d’indices pris sur une petite illustration. Le travail qu’on avait fait ensemble avait vraiment aiguisé leur attention et suscité la formulation d’hypothèses. Je n’avais pas imaginé un tel foisonnement !

Quels ont été les impacts sur la lecture ?

Je vais répondre par deux exemples.

Le premier vient du 6e atelier. Après avoir travaillé sur un nouvel épisode de Comment j’ai appris la Géographie, j’ai mis tous les livres de la malle sur la table et j’en ai ajouté quelques autres pour qu’il y ait du choix. J’ai demandé à chacun d’en choisir un qu’il emmènerait chez lui et viendrait raconter au groupe deux semaines plus tard. Ça a été le succès immédiat ! Au bout de cinq-dix minutes, tout le monde avait choisi un livre. Deux semaines plus tard, au dernier atelier, on a vu que tous s’étaient entrainés, même le monsieur qui parlait peu le français et ne savait pas lire. Ce monsieur travaillait chez un poissonnier. Il avait choisi un livre racontant l’histoire d’un poisson qui suivait le cycle de l’eau. Il n’avait pas tout compris mais il avait reconnu les poissons qu’il vendait et nous les a nommés en français : le mérou, le rouget, l’espadon… Tout aussi incroyable : quelqu’un avait emprunté Le petit barbare9, un livre sans texte, pas simple du tout. La dernière illustration remettait en cause toutes les pages précédentes. Il nous a raconté l’histoire tout en gardant le suspens. Il avait vraiment compris le livre. Une autre avait choisi Plein soleil10 en disant : « Ce livre est si beau ! » C’était le premier livre qu’elle lisait. Elle nous l’a d’abord montré, puis nous l’a raconté avec ses mots et quelques nouveaux mots qu’elle avait découverts durant sa lecture. « Aveuglant » pour qualifier le soleil, par exemple. À un moment, elle a dit : « Et qu’est-ce qui va se passer ? Je me le suis demandé quand je suis arrivée à cette page-là. » Elle avait intégré la formulation d’hypothèses à sa lecture.

Le deuxième exemple concerne l’intérêt pour les livres que l’atelier a suscité. Parmi les 18 livres qui étaient dans la malle, il y en avait trois que les participants aimaient vraiment beaucoup. Comme ils étaient devenus introuvables dans le commerce, j’en ai fait des photocopies de bonne qualité et je les ai reliées. Ça a été le départ d’une bibliothèque dans la classe. Au terme des huit ateliers, les deux formateurs ont poursuivi le travail autour des albums jeunesse. Ils avaient découvert le potentiel de ce type de travail et y avaient pris gout eux aussi.

Tu viens des ateliers d’écriture11. Est-ce que tu imagines un jour utiliser la gestion mentale en atelier d’écriture ?

Il y a un lien entre gestion mentale et écriture, c’est sûr ! Je suis en recherche d’une articulation entre mon expérience des ateliers d’écriture et la gestion mentale. Je participe d’ailleurs à un petit groupe de travail sur l’écriture initié par IF Belgique. Je prends aussi le temps de réfléchir et d’expérimenter avec des formateurs de Lire et Écrire Bruxelles et, l’année prochaine, j’aimerais tenter un projet avec des apprenants. On verra ce que ça donnera. Il y a encore plein de choses à investiguer avec l’éclairage de la gestion mentale…


Deux ouvrages conseillés par Karyne à ceux qui voudraient s’initier à la gestion mentale :

Hélène DELVAUX, Anne MOINET et al., Mener le dialogue pédagogique en gestion mentale. Regards sur des pratiques, Chronique Sociale, 2018
Guy SONNOIS, Accompagner le travail des adolescents avec la pédagogie des gestes mentaux, Chronique Sociale, 2009 Et un site : www.ifbelgique.be

  1. S’émanciper, c’est être ouvert à ce qui se présente et tenter de relever le défi, in Journal de l’alpha, n°220, 1er trimestre 2021, lire-et-ecrire.be/wattiaux220
  2. Antoine de la GARANDERIE, Réussir, ça s’apprend, Bayard Compact, 2013, p. 408.
  3. Voir : Karyne WATTIAUX, C’est comment chez vous ? Ateliers d’écriture et d’arts plastiques en formation d’adultes, Lire et Écrire Bruxelles, 2013, encadré pp. 59-60.
  4. Anne Moinet est de longue date praticienne de la gestion mentale et active au sein de l’asbl IF Belgique Gestion Mentale.
  5. Implantée dans les locaux de la bibliothèque communale de Watermael-Boitsfort, cette bibliothèque un peu particulière est un lieu de projets et propose plus de 2.500 livres d’artistes, réalisés à la croisée du monde des arts plastiques et du livre.
  6. Antoine GUILLOPPÉ, Casterman, 2004.
  7. Uri SHULEVITZ, Éditions Kaléidoscope, 2008.
  8. Docteure en sciences de l’éducation et maitre en psychologie, auteure de La compréhension en lecture (De Boeck, 2008) et de La lecture : de la théorie à la pratique (De Boeck, 2013).
  9. Renato MORICONI, Didier Jeunesse, 2016.
  10. Antoine GUILLOPPÉ, Éditions Gautier Languereau, 2011.   
  11. Voir article référencé en note 1.