S’il est clair qu’une recherche-action a des conséquences sur la connaissance du sujet étudié, qu’en est-il sur ceux qui y participent ? Et si tout ce travail de recherche, toutes ces interrogations, ces hypothèses, ces mises en lumière avaient un impact conscient ou inconscient sur les participants ? Et si une des conséquences de ce type de recherche était justement un changement de point de vue de la part du travailleur social sur son propre rôle, sur la manière dont il perçoit son métier ? Rencontre avec deux régionales de Lire et Écrire (Wallonie picarde et Centre-Mons-Borinage) qui ont modifié leur parcours d’accueil suite à cette recherche-action.

Nos métiers à travers les yeux des apprenants

Maude Bertrand et Justine Duchesne, Lire et Écrire en Wallonie

Ce texte tire son origine de la recherche-action menée à partir de 2011 par un groupe de travail de Lire et Écrire en collaboration avec un chercheur universitaire, Étienne Bourgeois. Ce groupe de travail, sous la direction de Sabine Denghien et de Benoît Lemaire, a réuni des agents d’accueil, d’orientation et de guidance, ainsi que des coordinateurs pédagogiques des régionales wallonnes de Lire et Écrire.

La volonté : se pencher sur des questions liées aux processus d’accueil des apprenants, à l’analyse de leur demande et de leurs besoins en matière de formation : qu’est-ce qui amène une personne adulte en situation d’illettrisme à franchir un jour la porte d’un centre de formation en alphabétisation ? Que vient-elle réellement chercher dans cette formation ? Quels sont ensuite les effets – cognitifs, émotionnels, identitaires – réellement produits par la formation sur l’ «apprenant » ? Quels sont les facteurs qui facilitent ou, au contraire, font obstacle à son engagement et à sa réussite dans la formation ?

Cette recherche-action s’est déroulée en cinq grandes phases :

1 La réalisation de onze longs entretiens d’apprenants, choisis dans un souci de représentativité des différents profils couramment rencontrés en formation.

2 Ces entretiens ont été soumis au regard des différentes régionales de Lire et Écrire en Wallonie.

3 Les données – celles issues des entretiens et celles venant des discussions des différentes équipes autour de ces entretiens – ont été analysées par un groupe de professionnels de Lire et Écrire, accompagné par Étienne Bourgeois.

4 Ces analyses ont été présentées dans un rapport, discuté par la suite lors de focus groupes mêlant professionnels et apprenants issus des régionales wallonnes.

5 Sur base de ces analyses, un groupe mixte réunissant douze apprenants, cinq formateurs, cinq agents d’accueil et deux coordinateurs pédagogiques se sont réunis pendant trois jours pour un atelier d’écriture animé par une écrivaine, Christine Van Acker.

Enfin, tout ce travail s’est prolongé autour d’une réflexion avec des acteurs de secteurs extérieurs dans une volonté de croiser les regards et les disciplines. L’ensemble (l’analyse préalable ainsi que le regard de personnalités externes à Lire et Écrire) a ensuite été retranscrit dans un livre (voir référence en fin de texte).

On ne voit rien. Pourtant, heure après heure, jour après jour, tout change. Au fil de la recherche-action, des rencontres, des échanges de points de vue entre apprenants et travailleurs, les regards sur nos métiers, sur nos rôles basculent. Tel un caillou qu’on jette dans l’eau, ce travail de recherche produit des ronds de réflexion qui nous amènent petit à petit à revoir nos pratiques, doucement sans forcément crier gare, sans faire de grandes vagues. Et tout comme les cercles qui s’espacent, qui finissent par s’entremêler et perdre le lien avec le caillou du début, les dispositifs d’accueil ont évolué dans certaines régionales de Lire et Écrire, sans pour autant qu’on sache exactement quel a été l’élément déclencheur, ni les étapes par lesquelles la réflexion est passée.

Est-ce effectivement cette recherche qui a suscité ces changements ? Le processus est diffus et long, indique-t-on dans les régionales de Wallonie picarde (LEE Wapi) et du Centre-Mons-Borinage (LEE CMB). On a oublié le caillou. Personne ne le sait vraiment mais tout le monde se doute que ces rencontres qui se sont succédé, cette possibilité de prendre la place de l’autre le temps de quelques heures et ce travail de recherche à proprement parler ont profondément marqué les travailleurs et leur ont permis aujourd’hui d’ « avoir le sentiment de mieux faire leur travail » (Benoît Lemaire).

Ces modifications minimes et constantes, presque impercep-tibles mais pourtant essentielles, progressent sans bruit, sans se faire remarquer et, « un beau jour », le résultat saute aux yeux : « On pensait que l’accueil n’était qu’une goutte d’eau alors qu’en fait, c’est super important aux yeux des apprenants. On doit les ramener au cœur du dispositif. C’est un tout, on est là ensemble, avec eux, à côté d’eux et dès le départ. C’est important qu’ils le ressentent. Aujourd’hui, à la fin du processus, les gens sont contents, on le ressent et d’autres nous le disent clairement. » (Delphine Hanotiau, LEE Wapi).

Quitter mon village est inimaginable.

Cela va être difficile. Je crois que je perds pied. Je perds mes repères.

Cela me fait peur.

Cela doit faire du sens pour moi. Je dois aimer ce que je fais.

Rencontrer d’autres personnes, échanger, partager les idées, les points de vue.

Je dois y trouver du plaisir.

Cela doit être utile pour moi. Cela doit me servir à quelque chose.

Je dois oser le faire…

Je dois m’écouter, me remettre en question, être bien entourée, soutenue.

J’ai besoin d’être comprise, d’être reconnue, d’être rassurée.

Je ne dois pas oublier mon but, le pourquoi je fais les choses.

Voir le chemin parcouru, m’arrêter, me poser des questions.

Production de l’atelier d’écriture lors de la phase 5 de la recherche-action

Comment ne l’avons-nous pas remarqué avant ? Sur le coup, nous voilà pantois : nous voyons soudain ce qui était là, évident, et pourtant échappant à notre regard, ou en tout cas, pas complètement visible.

À partir de ce constat, et de ce qu’Étienne Bourgeois appelle « les transformations silencieuses », replongeons-nous un moment dans le processus qui a permis à la recherche-action Se former et se transformer en alpha d’éclore. Mais cette fois-ci sous un angle différent. Celui des changements que cette recherche-action, et plus particulièrement les interactions avec les apprenants au travers de cette dernière, a pu amener sur le regard que les travailleurs de Lire et Écrire portent sur leurs métiers, et des changements que cela a entrainés.

Lire et Écrire s’est toujours positionnée dans une dynamique d’éducation permanente, de remise en question de ses pédagogies et de ses manières de travailler, pour être au plus près des besoins des apprenants. Mais finalement, rares sont les moments où les travailleurs peuvent se mettre au même niveau que les apprenants, devenir eux-mêmes des apprenants parmi les apprenants. C’est notamment au travers de ce processus de recherche que les occasions se sont créées. Focus groupes, ateliers d’écriture mêlant apprenants et travailleurs, les opportunités de créer la rencontre n’ont pas manqué : « On travaillait vraiment ensemble. On parlait de notre boulot comme avec des collègues. On n’avait plus trop de retenue par rapport à ce qu’on faisait, les difficultés qu’on peut avoir alors que notre boulot, normalement, ce n’est pas de nous livrer aux apprenants. On a changé de côté. Les apprenants ont l’habitude de se mettre à nu comme ça, nous pas. Il y a eu un retour des apprenants, des collègues. Ça a permis de se rendre compte qu’on n’avait pas tous la même vision de la fonction d’agent d’accueil. Je me souviens d’une apprenante qui a dit : ‘Je ne savais pas que vous faisiez tout ça.’ » (Delphine Hanotiau et Sabine Denghien, LEE Wapi).

Une chose est certaine : participer à cette recherche-action a soudé un peu plus les travailleurs de Lire et Écrire et les apprenants. Ces moments partagés, tant dans les ateliers que dans les échanges informels, ont créé des liens qui jouent, encore aujourd’hui, sur la motivation des travailleurs. « Ça donne plus de sens à notre travail. Quand on reçoit la personne en entretien et qu’on voit sur le visage un apaisement – ‘On ne me remballe pas, on m’écoute et quelque chose va se passer dans ma vie’ –, on a envie de faire au mieux dans son intérêt et dans l’intérêt de nos collègues formateurs. » (Delphine Hanotiau et Félix Bertholet, LEE Wapi). « Je pense que les personnes, quand elles viennent à Lire et Écrire apprécient vraiment qu’on prenne le temps de les recevoir, de les laisser parler, de leur offrir une tasse de café, un verre d’eau. À chaque fois, elles le soulignent. On voit que c’est quelque chose à quoi elles tiennent et qui est important pour elles. Lors des ateliers, les apprenants ont beaucoup souligné l’importance de la bienveillance, de l’écoute de l’agent de guidance. Heureusement qu’on cette fonction chez Lire et Écrire. » (Nathalie Rozza, LEE CMB).

Est-ce un des cercles dans l’eau qui, en grandissant, a fait démarrer la réflexion sur le changement du processus d’accueil ? Peut-être. Surement. Mais pas seulement. On peut supposer qu’il s’agit d’un croisement de plusieurs ronds qui se sont rapprochés pour finir par n’en faire plus qu’un.

Un de ces autres cercles amène la dimension « équipe » : « Par rapport à la recherche-action, et par rapport aux apprenants, ce qui m’a marquée, c’est que ça a créé une nouvelle dynamique de travail aussi au sein de l’équipe. Ça nous a fait réinterroger notre façon de travailler. On reparlait de ce que les apprenants avaient dit. Suite à ça, il y a eu plein de petits changements au niveau de l’accueil. On a vraiment voulu remettre en lumière tout ce qui concerne la motivation, les freins. On est beaucoup plus attentif à leurs besoins. On a d’ailleurs plusieurs fois changé le dispositif en fonction des besoins des personnes et on le changera encore. » (Nathalie Rozza, LEE CMB).

Le résultat de ces différents cheminements a amené tant la régionale du CMB que celle du Wapi à revoir leur processus d’accueil.

Au CMB : « Maintenant l’accueil est en cinq étapes. On a d’abord un premier contact par téléphone. Grâce à ça, on invite les personnes à un accueil collectif pour leur montrer qu’elles ne sont pas toutes seules. Ensuite, la personne peut avoir un entretien individuel avec moi où on va plus dans les détails du pourquoi elle souhaite entrer en formation, quelles sont les ressources qu’elle a autour d’elle, quels sont les freins potentiels… Et donc on ne fait plus du tout d’administratif à ce moment-là. Ensuite, c’est la liste d’attente… Mais ça, ça ne va pas parce qu’on perd des gens. Ensuite, c’est la petite rentrée administrative, et enfin, la dernière étape c’est le moment où la personne entre vraiment en formation. » (Nathalie Rozza, LEE CMB).

On retrouve un processus assez semblable au Wapi : « On avait déjà observé que le moment de l’entrée, de l’accueil est un moment décisif, pivot. La recherche n’a fait que confirmer des ressentis qu’on avait au préalable. Tous ces échanges, ce travail, ce processus de recherche nous ont permis de sentir qu’il était temps de modifier les choses. » (Félix Bertholet, LEE Wapi). « Les focus groupes ont vraiment mis en évidence l’importance du premier contact et de l’entrée en formation. Je trouve que ça a fait émerger une vision plus globale de l’accueil. Maintenant, on a créé plusieurs moments : l’accueil, la séance collective, l’entrée en formation… C’est un ensemble sur lequel on ne peut pas se louper si on ne veut pas perdre des gens en cours de route. » (Sabine Denghien de LEE Wapi).

Est-ce que ces nouveaux dispositifs fonctionnent bien ? On peut le croire : « L’année dernière, j’ai reçu une dame qui savait depuis trois, quatre ans que la formation existait mais elle n’osait pas s’inscrire. Elle m’a dit que la première rencontre a été fort importante pour elle. Sans cette première bonne impression, elle ne serait pas revenue. » (Delphine Hanotiau, LEE Wapi).

Nous voilà donc revenues à notre constat initial : l’importance de la place de l’accueil et les enjeux de l’accrochage du public. Mais la réflexion ne s’arrête pas là : « Je ne sais pas si c’est la recherche, ou plus particulièrement les ateliers d’écriture, mais je me suis rendu compte qu’aller vers un modèle plus horizontal, c’est plus intéressant pour moi et pour les apprenants. C’est porteur pour moi, et je pense pour les apprenants aussi, de se sentir à égalité. Je pense que c’est aussi une des volontés de la régionale d’aller vers une organisation plus horizontale. » (Félix Bertholet, LEE Wapi). « Toutes ces réflexions, ces échanges et ces changements ont donné plus de sens à notre travail. On n’est pas là pour faire une inscription, on est là pour connaitre les besoins des apprenants et voir si ce qu’on leur propose peut leur convenir. » (Delphine Hanotiau, LEE Wapi). « On n’arrive plus maintenant avec notre savoir et on ne fait plus comme si, eux, ils ne savent rien. On part d’eux, de ce qu’ils veulent. Et les apprenants le disent tous maintenant : ‘On se sent sur le même pied d’égalité que toi, Marie-Christine.’ Cette réflexion m’a fait beaucoup réfléchir. » (Marie-Christine Wattelet, LEE CMB).

Si les dispositifs ont évolué, c’est également la posture des travailleurs, agents de guidance et formateurs, qui s’est transformée pour tendre, le plus possible, vers un positionnement proche des apprenants : les placer au cœur des réflexions et des changements initiés au sein des régionales, tout autant qu’au centre des échanges et de la dynamique formative.

À la recherche de la motivation perdue

Après des heures, des jours et des nuits à rechercher la motivation, on la cherche encore.

Certains disent qu’ils l’ont aperçue du côté du pont des Trous à Tournai. D’autres ont même fait appel à un hypnotiseur pour la localiser. D’ailleurs, ils l’ont approchée de très près sans pouvoir la saisir.

Un médecin retraité a dit l’avoir vue accompagnée de sa copine « la passion ».

Son absence laisse un grand vide à un bon nombre de personnes.

Suite aux témoignages des form’alpha et des chats l’heureux, les enquêteurs suspectent le manque d’argent, les propriétaires véreux, la pénurie de crèches et l’absence d’emplois de l’avoir kidnappée
et séquestrée au plus profond de chacun.

Ils ont différentes pistes pour la récupérer : faire des choses que l’on aime, se changer les idées, être entouré, faire de nouvelles expériences, rencontrer de nouvelles personnes.

Ils concluent l’enquête en recommandant à chacun de suivre la piste qui lui correspond le mieux.

Production de l’atelier d’écriture lors de la phase 5 de la recherche-action

L’eau commence-t-elle à redevenir calme, les ronds s’estompent-ils complètement ? Pas certain. Voilà qu’une autre onde vient troubler la surface : « Il me semble qu’un des constats de la recherche-action, et c’est une problématique qu’on vit encore très fort pour le moment, c’est que normalement les personnes qui viennent à Lire et Écrire doivent s’autonomiser et s’émanciper. Le problème c’est que comme elles se retrouvent comme dans une famille, qu’elles se sentent bien, en sécurité, valorisées, elles ont du mal à partir. Un des ateliers durant la recherche-action était consacré à ce constat et c’est une problématique qu’on vit encore aujourd’hui. On se dit donc qu’on doit toujours travailler, dès le départ, la sortie de formation avec les apprenants. » (Nathalie Rozza, LEE CMB).

Un nouveau changement est-il en prévision ? L’eau, bien que calme en apparence, est en continuel mouvement. Est-ce que ce sont encore des effets directs du caillou « recherche-action » initial ? Peut-être. Peut-être pas. On peut en tout cas penser qu’il a lancé le mouvement, et que les ondes se nourrissent de ce qui se passe tous les jours. « Cette recherche nous a vraiment permis de travailler sur plein de choses. Toutes ces réflexions et ces changements, j’ai l’impression que c’est une suite logique. Ça évolue petit à petit. Ce n’est pas un changement qui est arrivé à un
moment ‘t’ mais c’est comme un caillou qu’on jette dans l’eau.
 » (Nathalie Rozza, LEE CMB).


Étienne BOURGEOIS, Sabine DENGHIEN et Benoît LEMAIRE (sous la dir. de), Alphabétisation d’adultes. Se former, se transformer, L’Harmattan, 2021