Éveil d’un mouvement social
Nous sommes au milieu de l’automne 2018. La question du cout de l’énergie s’immisce déjà sur le devant de la scène politique. Vêtus de gilets jaunes, des milliers de Français se mobilisent pour protester contre la hausse des prix du carburant. On trouve parmi eux de nombreux « primo-manifestants ». Ils ne répondent à l’appel d’aucune organisation et n’ont encore jamais battu le pavé pour faire entendre leurs voix. Beaucoup sont issus des classes populaires ou des petites classes moyennes en cours de déclassement.
Des centaines de ronds-points sont occupés. Les Gilets jaunes y construisent des abris de fortune et les transforment en véritables lieux de vie. Parallèlement, des manifestations se déroulent chaque samedi à Paris et en province. La colère qui s’y exprime se structure autour de quelques grands axes : la démocratisation de la vie politique (via l’instauration d’un référendum d’initiative citoyenne, etc.), la lutte contre les inégalités économiques (via la restauration de l’impôt sur la fortune, etc.) mais aussi la dénonciation du mépris social et des « petites phrases » dont est coutumier le président de la République, Emmanuel Macron (« Je traverse la rue, je vous trouve du travail » ; « On met un pognon de dingue dans les minimas sociaux » ; « Les gens qui ne sont rien » ; etc.)1.
Libération de la parole éditorialiste
Ce dernier enjeu, de nature plus symbolique, se révèle d’autant plus sensible qu’un feu nourri de sermons se joint aux remontrances présidentielles. D’abord un brin condescendant à l’égard d’un mouvement « bon enfant », dont les revendications semblent transposables dans toutes les grammaires politiques (contre les « taxes », pour le « pouvoir d’achat », etc.), le discours médiatique devient plus lapidaire au fil des semaines.
Les violents affrontements entre forces de l’ordre et manifestants « libèrent » en quelque sorte la parole des éditorialistes. En dépit des images de manifestants éborgnés ou mutilés, des commentateurs appellent les policiers à sortir d’une « espèce d’inhibition » et à muscler leurs interventions. Quant aux acteurs du mouvement, les Gilets jaunes, ils sont perçus comme des « beaufs », des « abrutis », des « fainéants », des « décérébrés », identifiables à leur « grossièreté » et à leur « QI déficient »2. Animateurs, journalistes, philosophes, artistes, « experts » en maintien de l’ordre se succèdent sur les plateaux pour condamner leur « stupidité », leur « irresponsabilité », leur « irrationalité ». Certains suggèrent de leur fournir des cours d’économie. D’autres les renverraient plus volontiers sur les bancs de l’école pour y apprendre à parler et à écrire convenablement.
L’ethnocentrisme lettré
Quel crédit politique prêter aux revendications d’individus ne maitrisant pas l’orthographe et la syntaxe française ? C’était déjà la question soulevée par Bernard Lahire dans L’invention de l’illettrisme3. Dans ce livre, l’auteur observe, comme d’autres avant lui, l’existence d’inégalités considérables dans le rapport à l’écrit. Mais là n’est pas le cœur de son analyse. Il prend en effet pour objet d’étude, non pas la question de l’accès à l’écrit en tant que telle, mais la manière dont elle est formulée dans les discours publics à partir de la notion d’illettrisme. Or beaucoup de discours qui commencent par nous parler de difficultés de lecture ou d’écriture finissent irrémédiablement par dresser le portrait d’individus alcooliques, violents, irresponsables, incapables de maitriser leurs émotions et présentant par conséquent un danger majeur pour la collectivité. D’après Lahire, ce saut interprétatif ne repose sur aucune analyse digne de ce nom. Il ne nous dit dès lors rien des difficultés bien réelles que rencontrent les personnes illettrées dans leur vie quotidienne. En revanche, il constitue un excellent indicateur des représentations que se font les lettrés d’eux-mêmes. Estimer que l’on n’est « pas un citoyen à part entière sans une maitrise convenable de sa langue » ou que les enfants en difficulté avec la langue « seront moins humains que les autres », voilà une manière extrêmement rassurante pour un lettré de définir ce qu’est un citoyen honorable et un être humain vraiment humain.
On retrouve de tels sauts interprétatifs dans la couverture du mouvement des Gilets jaunes. Sur les réseaux sociaux, les erreurs orthographiques des « leaders » sont scrutées à la loupe. Dans une certaine presse écrite, on se gausse de l’irruption à l’avant-scène politique de « l’agriculteur analphabète ». On frémit aux « cris d’une foule privée de culture contre des hommes des bibliothèques ». Et au plus haut niveau de l’État, on s’indigne que la parole politique de « Jojo avec un gilet jaune [ait] le même statut qu’un ministre ou un député ». Les difficultés, réelles ou fantasmées, de maitrise de la langue standard deviennent un des principaux vecteurs de disqualification politique de la parole des Gilets jaunes, et des Gilets jaunes eux-mêmes. Dans l’espace médiatique se rejoue l’inépuisable opposition entre nature et culture : aux uns, supposément privés de ressources linguistiques, se voit attribué le monopole de la « violence », des « pulsions » et du « ressentiment » menant au « totalitarisme » ; aux autres, « hommes des bibliothèques », on prête plus volontiers le « sens des responsabilités », du « dialogue » et un gout pour le « débat » (de préférence grand et national) qui magnifie la démocratie.
De cet ethnocentrisme de classe, le traitement médiatique des Gilets jaunes offre une illustration un peu caricaturale, ne serait-ce qu’en raison du nombre élevé de commentaires qu’a suscité le mouvement dans un laps de temps assez court. Cela étant, d’autres recherches montrent bien que, dans les situations les plus banales de la vie quotidienne, la maitrise de la langue standard va souvent servir d’indicateur de moralité, en particulier dans le chef d’individus peu diplômés et dotés de peu de légitimité professionnelle. Par exemple, les quelques fautes d’orthographe commises par une femme de ménage dans un petit mot rédigé à la fin de son service, ou par un ouvrier à la recherche d’un emploi, sont perçues par des jeunes gens âgés d’une quinzaine d’années comme un manque de « politesse », de « respect », de « sérieux »4. À les entendre, il s’agirait de personnes à qui on « ne peut pas faire confiance ». On voit le décalage entre la nature de la « faute » (linguistique) et la lecture qui en est faite (en des termes qui n’ont plus rien de linguistique). Tout se passe comme si l’absence de maitrise de la langue standard entamait le crédit de l’individu fautif. Que ce soit d’un point de vue interpersonnel (Peut-on lui faire confiance ? Est-ce quelqu’un de sérieux ?), politique (Est-ce un citoyen à part entière ? Apte à prendre des décisions ? Pouvant légitimement intervenir dans le débat public ?) ou quasiment existentiel (Est-ce quelqu’un d’aussi humain que les autres ?).
Aux sources de la légitimité
Une meilleure maitrise du français standard suffirait-elle à légitimer l’accès des classes populaires à la parole publique ? La chose est loin d’être évidente, sauf à penser que les normes du débat public sont parfaitement rationnelles et qu’au terme de chaque discussion sera plébiscité le meilleur argument, celui qui aura été exprimé avec le plus de justesse ou d’éloquence.
Cette conception très idéaliste suppose que leurs « mauvaises » manières de s’exprimer sont la seule et véritable cause de la disqualification du discours des Gilets jaunes, de la femme de ménage et de l’ouvrier à la recherche d’un emploi. On peut pourtant en douter. La façon de parler, d’écrire, mais aussi de se vêtir ou de se tenir constituent, au même titre qu’un prénom ou que les expressions d’un visage, des marqueurs sociaux, des indicateurs de classe si l’on préfère, à partir desquels se forme un jugement social total. On se fait une idée générale de la personne, et de sa légitimité à s’exprimer publiquement, à partir de l’ensemble des informations se trouvant à disposition. Entrent donc aussi en considération le statut professionnel du locuteur, son niveau de diplôme, sa religion, son genre, etc. La liste n’est jamais exhaustive. Autrement dit, la manière de nous exprimer n’est jamais dissociable des autres marqueurs de notre identité sociale.
Capacité technique et capacité statutaire
Dans les termes de Pierre Bourdieu5, la légitimité d’un locuteur à s’exprimer publiquement dépend tout à la fois de sa capacité technique et de sa capacité statutaire6.
Par capacité technique, Bourdieu fait référence à la forme du discours : les mots utilisés, l’intonation, l’agencement des arguments, etc. Sachant bien entendu que dans chaque contexte de parole (chaque marché linguistique) peuvent prévaloir des normes distinctes. On ne s’exprime pas indifféremment à l’oral et à l’écrit, dans un débat sur France Culture et sur CNews, et ainsi de suite.
Quant à la capacité statutaire, elle ne dépend pas de la forme du discours mais de l’autorité de celui qui le met en forme. Les origines de la capacité statutaire d’un locuteur sont donc à chercher hors du langage. Le locuteur importe dans son discours une légitimité dont il jouissait préalablement et qu’il va pouvoir mobiliser pour se légitimer, de manière à être écouté, entendu, pris au sérieux. Sachant, là aussi, qu’un même statut peut conférer un niveau de légitimité différent en fonction du contexte de parole. On peut ainsi être doté d’une certaine légitimité à tenir un discours scientifique (en tant que physicien) et en être complètement dépourvu pour commander un bataillon d’infanterie. Notons quand même que, pour ce qui relève du politique, à savoir la manière d’organiser collectivement la vie en société, le principe démocratique suppose, en théorie, l’égale légitimité de tous et toutes à intervenir dans le débat public et dans les mécanismes de décision.
D’un point de vue conceptuel, capacité technique et capacité statutaire renvoient donc à des processus de légitimation très différents. On légitime ce qu’on dit, d’un côté par la manière de le dire, de l’autre par le fait d’en imposer par son statut social.
Dans les faits, cependant, ces deux mécanismes tendent à se renforcer mutuellement. C’est d’ailleurs là un des privilèges symboliques majeurs dont jouissent les classes dominantes. La capacité statutaire du locuteur influe considérablement sur la réception de ses propos. Ainsi, dans le cas du mouvement des Gilets jaunes, les déclarations « complotistes » de certaines figures du mouvement leur valurent une exclusion quasiment immédiate des plateaux de télévision. Alors que des propos au moins aussi condamnables furent accueillis avec bien plus de mansuétude lorsqu’ils émanaient du président de la République ou d’un journaliste vedette de la télévision française7. Quant au cas de la femme de ménage et du chercheur d’emploi évoqué plus haut, le mécanisme n’est pas fondamentalement différent. Les jeunes gens qui estimaient impolies ou irrespectueuses les quelques phrases qui leur avaient été soumises se sont révélés eux aussi en grande difficulté au moment de passer le test d’orthographe proposé par l’enquêtrice. Même s’il faudrait prendre le temps d’affiner l’analyse dans le cas d’espèce8, on peut faire l’hypothèse que le cours de la faute d’orthographe (sur le marché linguistique évoqué précédemment) varie significativement quand elle est commise par un scripteur légitime (on pourra penser qu’il a été distrait et on ne mettra pas nécessairement en doute sa compétence pour d’autres tâches) ou par un scripteur dépourvu de capacité statutaire.
Un passage à la télévision
Le cercle vertueux pour les uns devient vicieux pour les autres. Ainsi, du fait de leur faible capacité statutaire, les classes populaires n’ont souvent accès à l’espace médiatique que dans des conditions détériorées9. Ce n’est pas la moindre des injustices : les locuteurs moins familiers avec les normes d’expression en vigueur, ceux-là mêmes qui devraient donc bénéficier d’une écoute particulièrement attentive, qui devraient être soutenus du geste et du regard au moment d’intervenir10, sont en réalité souvent enjoints à « faire court », à se limiter à une brève question ou à un témoignage qui les cantonne une fois encore dans le registre de l’émotion (versusla raison).
Pour illustrer cela, quittons un instant les frontières de l’Hexagone et revenons en Belgique. Le 15 novembre 2020, RTL-TVI organisait un débat sur les origines de la Première Guerre mondiale dans le cadre de l’émission C’est pas tous les jours dimanche. Le plateau accueillait de nombreux intervenants. Parmi eux, un Gilet jaune namurois invité à intervenir en duplex11. Coupé sèchement au bout de 30 secondes de parole, il la récupéra en fin d’émission, sommé de revenir « en une phrase » sur les enjeux industriels sous-jacents au déclenchement de cette guerre. Que chacun s’essaie à l’exercice. Il constatera combien il est difficile dans ces conditions d’avancer une ou (au grand maximum) deux idées sur le sujet. Quant à l’espoir de proposer une lecture moins orthodoxe, comme a tenté de le faire ce jour-là le Gilet jaune, il est probable que, soumis à un dispositif de parole identique, un intervenant chevronné ne serait pas parvenu à bien meilleur résultat.
Penser l’émancipation
Ce qui précède ne doit pas donner à penser que les pratiques langagières populaires ne peuvent être lues que sous le prisme d’implacables processus de domination.
Ainsi, le mouvement des Gilets jaunes a aussi vu un intérimaire, un commerçant, une aide-soignante, un chauffeur routier, pour ne citer qu’eux, forcer l’accès à l’espace médiatique et s’y exprimer dans des conditions un peu meilleures que de coutume. Lors de certains débats télévisés, on a pu réaliser, par contraste, à quel point ces visages, ces tonalités de voix et les idées qu’elles portaient étaient invisibilisées le reste du temps. Le reconnaitre ne contraint pas à idéaliser ces interventions. Leur diversité était à l’image d’un mouvement traversé de tensions. Et les raccourcis ou les procès d’intention qui en ressortaient parfois traduisaient assez bien l’inexpérience politique de manifestants dont les analyses pouvaient évoluer significativement d’un mois à l’autre.
Il serait en outre particulièrement injuste de réduire la parole des Gilets jaunes à son écho médiatique. L’essentiel du mouvement s’est joué ailleurs, sur les ronds-points, loin des caméras et des plateaux télévisés. Espaces de socialisation politique et d’organisation de la lutte, les cabanes ont aussi été des points de rencontre où l’on s’attablait pour « vider son sac » et briser l’isolement. À tel point d’ailleurs que la présence sur le rond-point pouvait parfois devenir une fin en soi.
À l’aide d’observations ethnographiques et d’entretiens, des chercheurs ont étudié la manière dont s’est construit un mouvement réunissant des individus de sensibilité politique aussi hétérogène12. Leurs travaux sont instructifs pour celles et ceux qui s’intéressent aux rapports de pouvoir qui se jouent à travers le langage. Certains groupes de Gilets jaunes y ont d’ailleurs prêté beaucoup d’attention. Que l’on pense à l’appel collectif des Gilets jaunes de Commercy13, se passant la parole à tour de rôle, dans le but d’échapper aux effets de personnalisation que produit la désignation d’un porte-parole.
En réalité, cet enjeu de la délégation du pouvoir a hanté les Gilets jaunes dès les premières semaines : qui peut légitimement s’exprimer au nom du groupe ? Sous quelles conditions ? Dans quels espaces de parole ? La visibilité médiatique de certains Gilets jaunes, bénéficiant d’une notoriété croissante à mesure de leur présence régulière sur les plateaux de télévision, a rendu encore plus délicates ces questions. En définitive, la sensibilité du mouvement à ces enjeux aura été un précieux révélateur tout à la fois de sa vitalité politique et de sa difficulté à définir des stratégies de lutte communes.
- Pour une première approche des enjeux soulevés par le mouvement, voir : Laurent JEANPIERRE, In Girum. Les leçons politiques des ronds-points, La Découverte, 2019.
- On trouvera toutes les références et de nombreuses autres illustrations dans : Jean-Louis SIROUX, Qu’ils se servent de leurs armes. Le traitement médiatique des Gilets jaunes, Éditions du Croquant, 2020.
- Bernard LAHIRE, L’invention de l’illettrisme. Rhétorique publique, éthique et stigmate, La Découverte, 1999.
- Carine LEPORCQ, Jean-Louis SIROUX, Hugues DRAELANTS, Pratiques et représentations juvéniles de l’écriture à l’ère d’internet, Les Cahiers de recherche du Girsef, n°94, juin 2013, https://dial.uclouvain.be/pr/boreal/object/boreal:130175
- Pierre BOURDIEU, Ce que parler veut dire. L’économie des échanges linguistiques, Fayard, 1982.
- Il est peut-être nécessaire de rappeler qu’il n’y a aucun jugement de valeur derrière cette conceptualisation. Le propos n’est pas prescriptif (pour être légitime, un discours doit comporter telles caractéristiques) mais descriptif (on observe que telles caractéristiques rendent un discours légitime).
- Pour de plus amples développements, je renvoie une nouvelle fois à Qu’ils se servent de leurs armes. Le traitement médiatique des Gilets jaunes, op. cit.
- Notamment parce qu’il ne s’agit pas du même type d’erreurs orthographiques et du même contexte d’interaction.
- La multiplication des moyens de production et de diffusion de l’information sur internet change assez radicalement les règles du jeu. La diversité des canaux d’information donne une visibilité à ce qui n’est pas ou peu relayé à la télévision, à la radio et dans la presse écrite. Ce fut exemplairement le cas des violences policières lors des premiers mois du mouvement des Gilets jaunes. Pour autant, les médias traditionnels conservent une audience importante, en ce compris lorsque leurs contenus sont relayés et consultés via les réseaux sociaux.
- Voir : Pierre BOURDIEU, Analyse d’un passage à l’antenne, in Le Monde diplomatique, avril 1996, p. 25, www.monde-diplomatique.fr/1996/04/BOURDIEU/5425
- Le lecteur pourrait s’étonner de la présence sur le plateau d’un Gilet jaune. L’invitation faisait suite au tagage d’un monument aux morts à Namur. À tort ou à raison, l’action a été attribuée au groupe local de Gilets jaunes. J’ai tâché d’analyser les enjeux du traitement médiatique de ce non-évènement dans un article intitulé Les profanes et le sacré paru dans La Revue Nouvelle début 2021 (n°2, pp. 7-10).
- C’est le cas en France mais aussi en Belgique, comme en témoigne ce bel ouvrage collectif : Sophie BÉROUD, Anne DUFRESNE, Corinne GOBIN, Marc ZUNE (sous la dir. de), Sur le terrain avec les Gilets jaunes. Approche interdisciplinaire du mouvement en France et en Belgique, Presses universitaires de Lyon, 2022.
- Pour visionner leur appel : www.youtube.com/watch?v=dfLIYpJHir4