« On pose comme évident un ‘français normal’, dont on peut se demander en quoi il est précisément plus normal qu’un autre… si ce n’est que les gens qui l’utilisent sont en général mieux considérés. » (Éveline Charmeux1). Qu’est-ce que le « français normal » ? Une langue d’enseignement réduite à des expressions stéréotypées qui contribuent à ce que chacun·e reste bien dans le rôle attendu ? Soit une langue qui enferme et reproduit les discriminations en tous genres. S’il n’y a pas de « français normal », face à cette immensité de possibles que constitue une langue, comment choisir en tant que formateur·rice les contenus qui seront objets d’apprentissage ? Quels contenus de la langue française travailler pour qu’elle soit un réel moyen pour les personnes en formation de prendre leur place, d’être écoutées et entendues ? Soit une langue qui émancipe. Cet article donnera quelques pistes de réflexions autour de la question des normes du français et partagera un exemple de situation vécue dans un groupe débutant en alphabétisation.

Quel français oral apprendre pour une alphabétisation émancipatrice ?

Aurélie Audemar, formatrice au Collectif Alpha

En quels termes se pose le problème du choix de quel français oral enseigner ?

Du point de vue du ou de la formateur·rice, la langue se matérialise par des choix didactiques, « un syllabus » tenant compte des contraintes de temps, de lieu et de matériaux réduits par rapport aux éléments dont ils sont abstraits et tenant compte des désirs, projets, besoins des apprenant·e·s.

Du point de vue des apprenant·e·s, la langue se matérialise par un système évolutif de savoirs et de savoir-faire appelé « interlangue ».

En tant que formateur·rice, le français choisi comme contenu d’apprentissage, bien que tendant vers le code commun (voir ci-après), reste une représentation que je me fais de la norme et de celle de l’institution dans laquelle je travaille. Comment sortir des pleins pouvoirs que j’ai/je pourrais avoir, en tant que formatrice, sur la langue ? Est-ce possible ? Souhaitable ?

Hervé Adami dans son texte La « maitrise de la langue »1 nous éclaire sur cette question et nous montre la grandeur de la tâche pour le, la formateur·rice. Il y explicite tout d’abord les deux visions extrêmes qui peuvent paraitre caricaturales mais qui, selon les contextes et institutions, font loi : celle d’une vision simpliste de la langue avec, à son opposé, la remise en question radicale de toute norme.

La vision simpliste fait de la langue « un code qui possède des règles gravées dans le marbre académique que tout locuteur doit connaitre et appliquer ». Il s’agit d’un français scolaire, avec comme référence, l’écrit. Le français n’est, dans cette vision, plus qu’une discipline alors qu’il est d’abord une langue. Historiquement, le français scolaire s’est construit autour de la littérature et de la grammaire. La norme linguistique est un repère intangible et sécurisant, elle s’applique. Les productions orales et écrites qui sont considérées comme non conformes à la norme sont ignorées ou stigmatisées.

La remise en question radicale de la norme montre, elle, que la norme linguistique n’est que construction sociale instituée et imposée par les classes socialement et culturellement dominantes. « Ce qu’on appelle la ‘norme’ est en réalité la décision sociale de prendre en compte tel fonctionnement linguistique comme signe d’appartenance à un groupe donné, et comme indicateur de rejet pour les indéfrisables à ce groupe, et cela à des fins de reconnaissance, d’élimination, d’affirmation de pouvoir », nous dit Éveline Charmeux. Elle ajoute : « Même si les exigences d’un groupe social portent sur le ‘linguistique’, la légitimité de ces exigences n’est pas d’ordre linguistique, elle est d’ordre politique et social. » Une telle analyse sociologique est indispensable pour comprendre l’importance de la langue dans la reproduction des inégalités. Cependant, une fois ce constat posé, le, la pédagogue se retrouve noyé dans le champ des possibles. Et si on s’intéresse particulièrement au français parlé, tel est mon cas, ayant en charge des groupes débutants à l’oral, il n’y a pas deux apprenant·e·s qui le parlent de la même manière.

Comme toute langue, le français est multiple. Il est un système de communication, objet de valeurs affectives, politiques, culturelles avec d’innombrables variations à travers le temps et l’espace. Les variations peuvent faire l’objet de descriptions – on observe alors les usages – ou de prescriptions – on dicte l’usage qui doit être retenu.

Au fil de l’histoire, la création d’outils normatifs comme les grammaires, les dictionnaires et la mise en place d’institutions qui ont la mission de les produire vont participer à une confusion entre le code commun et le bon usage. Le code commun est ce qui permet de distinguer le français de toute autre langue, alors que le bon usage correspond aux choix langagiers des couches hégémoniques d’une population. Lorsque code commun et bon usage sont confondus, la norme devient « une idéalisation des usages linguistiques des groupes dominants (…), et devient par essence impossible à atteindre par quelque locuteur que ce soit »2. C’est ainsi qu’en tant que pédagogue, il ne s’agira pas de choisir une variété ou une autre de la langue par principe, selon nos convictions propres ou notre manière de parler, mais bien de reconnaitre que :

  • le code commun ne doit pas être confondu avec le code dominant ;
  • plus un message emprunte au code commun, plus il a de chances d’être compris.

Mais, qu’est-ce que le code commun ?

Depuis la prononciation jusqu’à l’organisation discursive d’un récit, tout peut être lieu de variations (dans des proportions inégales). Pour qu’il y ait variation, il faut que quelque chose au moins ne varie pas : « le noyau dur » de la langue, « le code commun » selon la formule du linguiste Claude Hagège. Il s’agit donc d’un ensemble de traits propres au français, sur lesquels on ne peut agir et sans lesquels un énoncé n’est pas ressenti comme « français ». À titre d’exemple : la plupart des énoncés standards sont de type SVO (sujet-verbe-objet nominal). Autres exemples de constantes dans le domaine grammatical : la place du déterminant par rapport au nom, la place de l’auxiliaire et de la négation (quand il y en a une) par rapport au participe dans une forme composée du verbe, etc.

Faire état d’une objectivation didactique des traits de la langue française ne suffit pas pour poser des choix sur les contenus de la langue à travailler en formation. Il nous faut aussi prendre en compte les différentes composantes de la compétence de communication comme la composante socioculturelle (pratiques culturelles et sociales, références culturelles, connaissance du monde…), la composante discursive-pragmatique (connaissance et utilisation des différents types de discours à adapter selon les caractéristiques de la situation de communication, selon les partenaires et les projets), la composante socioaffective (pratiques langagières, engagement, plaisir, émotions, sens et utilité, repré-sentations, valeurs…), etc.

Un autre aspect, essentiel, que nous avons à prendre en compte est ce en quoi la formation en alphabétisation va participer aux projets de vie et d’apprentissages du groupe, ce que les personnes cherchent à transformer, quels sont leurs désirs mais aussi quels sont leurs usages actuels et souhaités de la langue, et les situations où la pratique a lieu et/ou elle est nécessaire. Toute langue est foncièrement sociale et totalement individuelle. C’est alors que savoir quoi enseigner demande de retracer les parcours sociolangagiers des participant·e·s, en lien avec leurs représentations, pratiques, rencontres avec la langue française3.

Il n’est donc pas question d’un repli sur la norme de l’institution où on travaille, ni sur la sienne propre en tant que formateur·rice, encore moins d’enfermer les participant·e·s dans leurs représenta-tions ou leurs pratiques existantes. Il s’agit bien de croiser les nécessités d’un code commun avec la variété de situations et du coup de langues auxquelles les participant·e·s sont et/ou seront confronté·e·s dans leurs contextes de vie présents et souhaités. Pour revenir à Hervé Adami et pour reprendre ses mots, « il ne sagit pas de substituer une variété à une autre, il sagit daller vers un plurilinguisme social, assumé, équilibré et efficace », sans quoi la langue sera non pas un outil d’émancipation mais bien de soumission.

Des réponses inattendues et de réels enjeux : faire face aux discours dominants

« La façon de parler est un facteur plus révélateur de la classe sociale des interlocuteurs que les vêtements ou les apparences de train de vie. Cest aussi pourquoi lenseignement de la langue et des manières de sen servir est tellement important» (Éveline Charmeux).

Dans ce Journal de l’alpha sur les langages qui discriminent ou qui émancipent, pour illustrer la question des choix didactiques décrits ci-avant et leurs effets reproducteurs d’inégalités ou émancipateurs, un exemple tiré d’une expérience vécue cette année en tant que formatrice m’apparait particulièrement pertinent parce qu’il met en exergue la question de l’exercice des droits, de la participation citoyenne et des enjeux démocratiques. En effet, un autre domaine de la langue orale dont j’ai tout à fait conscience dans ma vie de citoyenne m’a échappé lors de ce travail avec les participant·e·s. J’ai ignoré la spécificité des discours politiques, pourtant particulièrement importante à travailler lorsqu’on est engagé·e dans des actions d’alphabétisation qui visent l’émancipation collective et la participation de tou·te·s. Comment ces discours discriminent-ils ou émancipent-ils ?

Au premier semestre 2022, un groupe du centre de Forest du Collectif Alpha avait écrit une lettre à destination des bourgmestres des communes bruxelloises pour revendiquer la réouverture de guichets dans les administrations et autres lieux de services4. Le collègue en charge du groupe nous avait lu la lettre en réunion. Son contenu résonnait avec ce qu’on entend régulièrement de la part des apprenant·e·s en difficultés de lecture et d’écriture mais aussi avec ce que nous vivons, formateur·rice·s lettré·e·s. Cette lettre, nous devions la partager avec l’ensemble des participant·e·s à nos formations et inviter ceux et celles qui le souhaitaient à la signer. C’est ainsi qu’elle s’est transformée en pétition.

Dans le groupe du centre de Molenbeek dont j’ai la charge et dont il est question ici, les personnes ne savent ni lire ni écrire. En cette fin d’année académique 2022, elles avaient, de manière globale, acquis une compréhension plus étendue et se faisaient comprendre dans des situations de communication courantes. C’est ainsi que le premier travail a été de comprendre la lettre, c’est-à-dire de lui donner de la chair en la faisant résonner avec des exemples émergeant du groupe. Ils n’ont pas été difficiles à trouver. La mise en mots d’anecdotes tirées de quotidiens faits d’attente de rendez-vous, de rendez-vous impossibles à prendre face à des machines a révélé le commun : un sentiment d’impuissance et de perte de droits face à la numérisation des services. Tou·te·s ont signé la lettre.

Peu de temps après, l’échevine de la Cohésion sociale de Molenbeek a souhaité rencontrer les apprenant·e·s du Collectif Alpha. Nous avons préparé cette rencontre à partir des idées de la lettre, en nous questionnant sur « comment allons-nous partager ces contenus ». Aussi au-delà de la question de la fermeture des guichets, nous allions nous saisir de l’occasion d’entrer en dialogue avec des représentants de la Commune pour penser « quels autres points nous souhaitions aborder », « quelles autres préoccupations nous voulions partager ». Ceci a impliqué non seulement un travail sur les contenus (« ce qui nous préoccupe »), sur la langue (choisir comment s’exprimer, arriver à se faire comprendre), mais aussi oser prendre la parole publiquement devant une autorité. Une fois d’accord sur les contenus et la manière de les dire, en s’approchant le plus de ce que précédemment nous avons nommé « le code commun », le groupe s’est réparti la prise de parole, chacun·e étant responsable d’un fragment d’idée, d’une question, d’une phrase, soutenu·e par un support imagé comme par la force de la parole collective. Les préoccupations qu’ils et elles allaient partager portaient sur la déshumanisation des services, l’accès à des logements décents, les lettres de candidature dans la recherche d’emploi qui restent sans réponse. Je n’ai jamais pensé préparer le groupe aux spécificités du discours politique. Ce fut une erreur de ma part d’ignorer, dans ce temps de préparation, les composantes discursives et référentielles des hommes et femmes politiques.

La rencontre avec une personne qui s’avéra finalement ne pas être l’échevine a provoqué une très grande déception et indignation de la part de tout le groupe : ses réponses les renvoyaient à leur responsabilité individuelle et, la plupart du temps, étaient formulées dans une langue difficilement accessible pour des non-francophones en apprentissage de la langue française. La représentante de l’échevine partie, un rire nerveux général a éclaté, accompagné de regards ahuris. Aussi il me fallait réagir vite et me saisir de la situation : quelle analyse en faire et quel travail pédagogique mettre en place lorsqu’on est confronté à un tel discours ?

Après coup, voici les mots que je mettrais sur la spécificité du discours entendu :

  • un débit de parole rapide malgré la demande répétée de parler lentement (qui est souvent confondu avec le fait de parler fort) ;
  • un jargon professionnel marqué ;
  • une capacité à ne pas donner de réponses claires aux questions tout en parlant beaucoup.

J’ai alors demandé à chacun·e de partager une chose qu’il, qu’elle avait comprise (les contenus) puis ce qu’il, elle en pensait, en retirait. Je prenais note après chaque prise de parole. Une des choses dites à plusieurs reprises ou mimées fut « bla bla bla ». C’est-à-dire que sans avoir la maitrise du français, le groupe avait tout à fait compris le principe de la langue de bois. Malgré le fait qu’ils maitrisaient peu ou maladroitement le français, avec l’aide de tou·te·s, nous avons fait une synthèse très claire du discours avec leurs propres mots : il n’y a pas de travail ; il n’y a pas d’argent dans la commune ; chacun doit se débrouiller ; je ne peux rien pour vous.

Les constats posés, la grande déception exprimée et sachant le temps que ce groupe peu à l’aise à l’oral avait passé à préparer la rencontre, nous ne pouvions en rester là. Comment transformer ce moment vécu comme injuste, méprisant en outil émancipateur ? Comment ne pas sombrer dans le fatalisme ? Comment dépasser une vision négative des représentants politiques et ne pas s’enfoncer dans le dégout déjà exprimé d’une démocratie représentative qui ne serait qu’un leurre ?

J’ai alors demandé : « Maintenant, qu’est-ce qu’on fait ? On se dit que c’est comme ça, c’est le monde politique [rester dans la fatalité] ou on réagit, on fait savoir ce qu’on en pense [croire encore en un dialogue et un changement possibles] ? » Le groupe a choisi la deuxième option. C’est là que la langue est revenue en force comme outil d’émancipation collectif. Nous avons mis en œuvre les composantes de la communication mentionnées dans la première partie de cet article. Sous la dictée (les personnes du groupe ne sachant pas écrire), j’ai rassemblé les idées de tou·te·s. Un autre groupe fit de même en parallèle et les deux lettres ont été fusionnées en une seule pour être envoyée au service de la Cohésion sociale de la Commune. Celle-ci faisait part des attentes déçues et réintroduisait les préoccupations du groupe. Elle était signée par les apprenant·e·s et les formateur·rice·s. Six mois plus tard, nous attendons toujours une réaction.

Passer d’idées exprimées maladroitement à l’oral à un courrier officiel fut aussi un exercice demandant de poser des choix didactiques : laisser les maladresses ou se saisir de la situation pour travailler la distinction entre le langage oral et le langage écrit, découvrir des formulations nouvelles et s’en emparer ? Nous, formateur·rice·s, avons fait le choix de travailler le texte de sorte qu’il soit le plus proche possible de ce qui nous semble être le code commun écrit dans ce type de situation, tout en respectant les idées du groupe et en ne reproduisant pas une langue de bois qui vide le discours de son sens. Nous visions à la fois à ce que le groupe soit entendu et à éviter d’éveiller un misérabilisme discriminant. Faire de la maitrise de la langue un moyen d’agir.

Madame,

Nous sommes des apprenants en alphabétisation au Collectif Alpha de Molenbeek. Une grande partie d’entre nous sommes des citoyens belges, d’autres européens ou encore venant d’autres pays et installés en Belgique depuis plus de 5 ans.

Vous avez voulu venir nous rencontrer le 17 mai. Nous sommes tristes et déçus quand nous entendons les réponses que vous avez données à nos questions sur la fermeture des guichets, le logement, l’emploi. On ne s’attendait pas à ça. Vous n’avez pas apporté de solutions, ni même de pistes de solutions que nous n’ayons déjà exploitées. N’est-ce pas pourtant le rôle des politiques ? Il n’y avait aucune place à un peu d’espoir dans vos réponses. On aurait aussi souhaité rencontrer l’échevine.

Lorsque nous prenions rendez-vous à la commune avant le corona, cela allait vite. Maintenant, on doit attendre 20 jours, un mois. C’est la même chose au CPAS, à tous les guichets, beaucoup sont fermés. Où sont les personnes ? Pourquoi il n’y a pas de remplacement quand quelqu’un est malade ? Nous aimerions que les administrations fonctionnent avec des personnes.

C’est la même chose pour le logement. Tout se passe par courrier. Les procédures de demandes se font par la poste. Or nous avons des difficultés en lecture et écriture. Nos demandes de logement sont sans réponses depuis de nombreuses années. Les familles monoparentales, les personnes porteuses de handicap ne devraient-elles pas être prioritaires ?

Nous ne nous sentons pas respectés. Sommes-nous des êtres humains ou des animaux ?

Des apprenants du Collectif Alpha ont adressé une lettre à toutes les communes de la Région bruxelloise concernant la fermeture des guichets. Pourquoi n’avons-nous pas eu de réponse de celle de Molenbeek ?

En espérant une prise en compte de notre courrier,
Cordialement,

Des apprenants du Collectif Alpha et leurs formateur·rice·s

Une version plus complète de cet article, Quel français oral apprendre pour une alphabétisation émancipatrice ? Des éléments théoriques et une rencontre d’apprenant·e·s avec une échevine, est disponible en ligne : www.cdoc-alpha.be/GED_BIZ/195008091328/quel_francais_oral_apprendre.pdf


  1. Idem : voir bibliographie ci-contre.
  2. Jean-Pierre CUQ, Une introduction à la didactique de la grammaire en français langue étrangère, Didier-Hatier, 1996, pp. 60-61 (cité dans l’ouvrage de Jean-Pierre Cuq et Isabelle Gruca repris dans la bibliographie p. 40).
  3. Voir : Aurélie AUDEMAR, La biographie langagière. Une mise en lumière des pratiques des langues, des savoirs et des identités, in Journal de l’alpha, n°207, 4e trimestre 2017, pp. 38-50, www.lire-et-ecrire.be/ja207
  4. À lire en ligne : www.collectif-alpha.be/IMG/pdf/lettre_des_participants.pdf