Sur base de nos expériences en tant que formatrices bénévoles, voici nos réflexions sur ce qui complique l’apprentissage à plusieurs niveaux et comment nous tâchons de réduire l’impact de ces obstacles.

Quelques réflexions et pistes d’action relatives aux obstacles aux apprentissages. Echos de deux formatrices bénévoles

Marleen De Poortere et Thérèse Suys
Formatrices bénévoles en alphabétisation CIEP Hainaut Centre

Prépensionnée de l’enseignement, Marleen voulait continuer à être active. Le CIEP1 recherchait des formateurs et formatrices pour les cours d’alphabétisation et de français langue étrangère. Le contact avec des personnes de cultures différentes est très enrichissant. C’est un véritable échange de savoirs.

Thérèse, sans formation d’enseignante, a 72 ans. Elle ne pouvait plus se contenter de râler contre la politique migratoire de la Belgique et voulait être active à petite échelle dans ce domaine. Elle a toujours apprécié les échanges avec des femmes d’autres langues et cultures.

Nos groupes sont composés majoritairement de femmes, il y a plus rarement quelques hommes. Cette année, par exemple, il n’y en a pas. Entre autres raisons, ceux qui ont obtenu un permis de séjour provisoire doivent absolument trouver un travail sous peine de ne pas voir ce permis renouvelé. D’autres n’aimeraient pas perdre la face devant une majorité de femmes. D’autres encore s’intègrent très bien, travaillent beaucoup et ont de bonnes relations avec le groupe. Dans la suite de cet exposé, nous parlerons uniquement des apprenantes, ce n’est bien sûr pas pour exclure les apprenants !

Ces femmes ne sont pas ou peu scolarisées dans leur pays d’origine : elles viennent surtout du Maghreb mais aussi d’Afrique centrale ou, plus rarement, d’ailleurs. Certaines sont arrivées en Belgique très jeunes et sont restées chez elles pour élever leurs enfants. Elles pratiquent très peu le français oral et comptent sur leurs enfants pour tout ce qui est écrit, même au téléphone ! Certains de leurs enfants devenus adultes les ont encouragées à sortir de la maison et à suivre des cours de français. Ces femmes-là ont donc commencé assez tard, vers quarante ou cinquante ans et recherchent principalement plus d’autonomie dans leur vie quotidienne.

Les plus jeunes apprenantes, quant à elles, ont besoin du français de base pour suivre une formation ou trouver un emploi.

Pour toutes, c’est une occasion unique de nouer des contacts et de se socialiser dans une ambiance accueillante. C’est très important ! Nous voyons ces femmes évoluer et, progressivement, oser parler devant les autres.

Des obstacles dans les apprentissages 

A l’oral, leur prononciation du français dépend des sons appris il y a des années dans leur langue maternelle. Les difficultés les plus fréquentes concernent donc la prononciation des sons. Par exemple, pour elles, le « é » est souvent difficile à distinguer du « e », le « i » du « u », etc. Ces difficultés varient d’une langue maternelle à l’autre. Par exemple : un bateau et un bâton se confondent pour des arabophones ; une farde devient un phare pour celle qui parle le lingala.  

Les personnes plus âgées, résidant depuis plus longtemps en Belgique, pratiquent beaucoup moins le français car elles se retrouvent davantage entre elles. Ce que nous avons constaté, c’est en général qu’elles sont assez volubiles et cherchent avant tout à dire vite, n’importe comment, ce qu’elles ont à dire. Pour ce faire, elles ont mis en place des automatismes : pas ou peu de conjugaison, pas d’article, « faire » remplace tous les verbes (« Je faire le cours français »). Les plus jeunes ont une meilleure mémoire, elles progressent souvent mieux. Elles sont souvent plus en contact avec le monde extérieur, ont souvent aussi besoin de se débrouiller dans les administrations, au téléphone, au travail… Au niveau de la lecture, comme elles parlent abondamment, elles tâchent avant tout de deviner les mots sur base de ceux qu’elles connaissent. Elles ont du mal à lire les lettres dans l’ordre, à découper les mots en sons plus accessibles. 

En ce qui concerne l’écriture, copier est le plus souvent facile même si certaines ne se repèrent pas bien dans le texte à copier, même court. Elles aiment s’exercer à copier ! C’est valorisant : réussir à copier proprement un mot ou une phrase est une source de fierté et ça laisse une trace qu’elles peuvent montrer à leur entourage, une preuve qu’elles apprennent quelque chose.  

Sous tous ces angles, la faiblesse de la mémoire de certaines est grande, soit par manque d’entrainement, soit en raison de l’âge, soit pour des raisons expliquées ci-dessous.

Les obstacles sont aussi sociaux…

Être sans papiers, et donc sans travail légal, sans ressources, sans nouvelles des proches, parfois même de tout jeunes enfants restés quelque part, engendre certainement des difficultés de concentration, de mémoire dus au manque de sommeil, au froid, à une nourriture insuffisante ou mal équilibrée…

La peur des autorités, des administrations, du propriétaire… reste à l’avant-plan des pensées et empêche de se détendre suffisamment afin de pouvoir écouter autre chose.

Ces femmes ont très souvent des difficultés de déplacement. Soit elles n’ont pas d’argent pour prendre le bus, soit il n’y a pas de bus dans leur coin… Elles doivent donc attendre que quelqu’un ait le temps de les conduire au cours, ou bien faire de longs trajets à pied. Elles courent souvent d’un cours de français langue étrangère à un autre et certaines passent des heures en trajets pour accumuler assez d’heures pour le « parcours d’intégration »2.         

Une fois rentrées chez elles, la plupart de ces femmes sont à la tête d’une famille et n’ont plus un moment à elles, encore moins pour revoir ce qu’elles ont appris. Elles n’arrivent qu’exceptionnellement à se faire aider en français par leurs enfants, qui n’en ont pas toujours le temps ou la patience. 

Si, en plus, leur santé ou celle d’un de leurs proches est fragile, on peut bien imaginer que toutes ces difficultés sont un obstacle à la régularité face aux activités d’apprentissage.

…ou psychologiques

Nous avons parlé de la peur qui peut paralyser la concentration et polluer toutes les pensées de nombreuses apprenantes. Cette peur se mélange à la tristesse et à l’inquiétude énormes d’être loin des siens, au découragement parce que la situation ne se débloque pas, à la fatigue due aux exigences administratives, à l’incompréhension des démarches et documents…

La honte de mal faire, de se tromper dans la formulation des sons, des mots, des idées disparait assez rapidement chez les nouvelles en cours d’année grâce au soutien réciproque et à l’humour présents au sein du groupe…

L’épidémie engendre des obstacles supplémentaires

Afin de respecter les consignes sanitaires, les groupes ont été multipliés. Par conséquent, les activités de formation qui étaient organisées à raison de trois heures deux fois par semaine, ont été réduites à une séance de deux heures par semaine. La précieuse pause-café où l’on apprend à mieux se connaitre n’a plus eu lieu. Des sorties – visites de villes, cinéma, expositions… – qui étaient régulièrement prévues ; et qui étaient aussi une occasion de parler d’autre chose, de se rencontrer autrement – n’ont plus eu lieu non plus.

Par la suite, à deux reprises et pendant plusieurs semaines, les cours ont été, par prudence, totalement supprimés. Ces personnes sont souvent fragiles et nous, bénévoles, sommes pour la plupart âgés ou avons des personnes fragiles dans notre entourage proche.

Marleen reste en contact fréquent par téléphone avec les apprenantes. Pour Thérèse, le contact avec son groupe est plus difficile. Les débutantes ne maitrisent pas suffisamment l’écrit pour communiquer par mail ou par sms. Souvent, et encore faut-il qu’elles puissent répondre elles-mêmes, leur crainte de parler le français au téléphone les rend fort laconiques. C’est très frustrant…

Il nous semble que continuer l’apprentissage par téléphone ou un autre moyen comme la visioconférence n’est pas possible : la famille est présente, le bébé pleure, le son n’est pas précis… Et quand nous les appelons pour prendre des nouvelles, nous n’avons pas envie de les corriger ; c’est d’abord le contact qui compte.

Quelques pistes d’action…

Nous tâchons, comme les autres formatrices et formateurs, de créer autour des apprenantes une ambiance chaleureuse. Nous essayons d’être à l’écoute, attentives à chacune, avec humour et simplicité. Elles-mêmes tiennent à entretenir cette ambiance rassurante. Bien souvent, nous nous sentons tellement baignées dans cette atmosphère d’écoute, de gentillesse, d’entraide et d’encouragement que nous n’avons qu’à nous laisser porter et à veiller à ce que chacune en ait sa part.

Lors de chaque séance, il y a un moment où toutes nous exprimons à tour de rôle notre avis sur un thème choisi (en essayant de bien parler). C’est souvent une occasion précieuse d’échange d’expériences et d’écoute intense. En septembre 2019, Marleen a suivi une courte formation en « phonomimie3 ». C’est une méthode gestuelle qui fait correspondre chaque son à un geste. Par exemple, les personnes qui n’entendent pas bien la différence entre un « e » et un « é » l’écrivent souvent mal ; le geste correct aide à choisir la lettre correspondante. Cela fonctionne assez bien chez certaines.

Par ailleurs, nous avons l’habitude de varier suffisamment souvent les activités : lecture, écriture – en copiant ou de mémoire -, petite dictée ou échanges sur la vie quotidienne. Ces différentes activités font du bien à tout le monde, en permettant de nous détendre un peu et d’utiliser pour chacune le mode de mémorisation qui lui convient le mieux.

Les années précédentes, afin d’aider les apprenantes dans leurs difficultés administratives, nous tâchions, durant les pauses, d’expliquer certains documents qu’elles nous apportaient ainsi que les démarches à faire dans ce cadre. Il pouvait s’agir d’une convocation au Forem ou ailleurs, d’une proposition ou d’un rappel de rendez-vous à l’hôpital, de papiers à remplir pour l’école, d’une demande de logement social, d’un formulaire pour obtenir une carte de réduction pour les transports en commun, d’une lettre à écrire à un propriétaire, et bien d’autres écrits encore. Cette année, c’est une autre personne du groupe de formateurs qui s’en occupe particulièrement. 

Notre public rencontre de multiples obstacles impactant les apprentissages et le suivi des activités de formation. Réfléchir et prendre en compte ces obstacles est important afin d’aider les apprenantes à les surmonter et à faire en sorte que chacune progresse dans ses apprentissages. Malheureusement tout a été très vite interrompu suite au 2ème confinement Nous aspirons à reprendre au plus vite !


  1. Centre d’information et d’éducation populaire Hainaut Centre (du Mouvement Ouvrier Chrétien – MOC). Voir : ciep-hainautcentre.be/index.php/accueil/qui-sommes-nous
  2. Le parcours d’intégration s’adresse aux primo-arrivants, c’est-à-dire les étrangers majeurs, de moins de 65 ans qui séjournent légalement en Belgique depuis moins de trois ans et qui disposent d’un titre de séjour de plus de trois mois. En Belgique francophone, les premières bases légales pour l’instauration d’un tel parcours ont vu le jour en 2013 et évoluent depuis lors. Il se compose d’un module d’accueil, d’un bilan social (notamment la connaissance du pays d’accueil) et d’un bilan linguistique. Si le bilan social et le bilan linguistique ont mis en évidence des besoins en termes de formation spécifique, les personnes accèdent à des cours de français et à des formations à la citoyenneté. Les modalités diffèrent en Wallonie (voir : parcoursintegration.be/fr/) et en Région bruxelloise (voir : www.vivreenbelgique.be/sejour-en-belgique/accueil-et-integration-des-primo-arrivants).
  3. Cette formation a été donnée par Brigitte Marlier de l’association « La boite à lettres ». Pour plus d’infos sur la phonomimie et son fondateur Auguste Gosselin : lire-ecrire-chanter.com/2017/04/14/qui-est-augustin-grosselin/