Entre les printemps 2021 et 2022, les associations constituant le Réseau des Créfad se sont mises au travail pour se donner des mots qui les relient et fassent sens commun. Des mots pour discuter, interroger, transformer, interpréter, se disputer aussi. C’est le risque des mots. Se donner des mots, c’est déjà lever le nez de nos actions, de notre quotidien. C’est risquer l’incertitude, laisser s’infiltrer des questions, ouvrir une brèche pour penser plus large que nos actions. « Questionner les évidences qui peuplent notre quotidien et auxquelles nous ne prenons pas garde ». C’est l’une des phrases du texte – fruit de ces multiples échanges et mises en écriture frottées aux points de vue des un·e·s et des autres –, intitulé Faire mouvement, faire réseau2.
Le Réseau des Créfad est une émanation d’associations actives et ancrées dans de multiples contextes, qui œuvrent de diverses manières pour construire et agir ensemble, mais aussi dans et par un interassociatif3 solidaire. Elles se réfèrent collectivement au Manifeste de Peuple et Culture de 19444, héritage fondateur, en particulier dans son invitation à résister aux habitudes, aux préjugés, aux idées reçues, aux dominations que l’on subit et exerce… Cet héritage, dont celui de l’entrainement mental (voir encadré), se transforme aujourd’hui au fil du cheminement des associations et par la rencontre avec d’autres sources, d’autres références, d’autres cultures.
L’entrainement mental est un cheminement, une culture méthodologique visant la liberté de pensée et d’action et l’articulation féconde de la pratique et de la théorie dans un même mouvement (faits/idées/actes). Il ne s’enseigne pas, il se transmet par une pratique en groupe. L’entrainement mental n’a pas de contenu « politique » ou n’est pas un référent politique en soi, mais proposer cette méthodologie comme pratique est politique, dans la mesure où elle soutient la cocréation, l’émancipation, la lucidité et l’autonomie de pensée et d’action.
C’est une pratique qui s’adresse à toutes et tous, sur la seule base de la curiosité et de l’envie de changer ses habitudes, avec l’aide des autres, puisqu’il s’agit de se repérer dans ses chemins de pensée, de croiser des savoirs ordinaires et des savoirs savants en donnant une place aux non-savoirs (opinions, intuitions, rapprochements, ignorances…).
L’entrainement mental mobilise trois aspects (non ordonnés et non hiérarchisés) :
- l’articulation logique, dans le raisonnement, de petites opérations mentales indispensables à l’organisation pratique de la pensée couplée à l’action ;
- l’approche dialectique des incertitudes, des ambivalences, des oppositions, des contradictions sur lesquelles on bute lorsqu’on est impatient de cohérence, de maitrise, de consensus ;
- la délibération éthique, enfin, à saine distance du jugement moraliste, pour affronter la question du sens, de la valeur et donc de la responsabilité.5
Ainsi l’entrainement mental se pratique à partir d’une situation concrète qu’une personne ou un groupe de personnes souhaite transformer car jugée insatisfaisante ou difficile. Par le raisonnement logique, il s’agira de préciser de quoi il s’agit (déplier les faits), d’en construire les problèmes (points de vue, aspects et contradictions), d’identifier des explications et d’en tirer des pistes d’action. Tout au long de ce déroulement qui n’est en réalité pas linéaire, des questions éthiques, de dialectique, de contradictions, de symbolique viennent à la fois complexifier et éclairer des aspects de la situation.
« Attentif aux conditions sociales d’exercice du travail intellectuel et aux inégalités culturelles, l’entrainement mental tente de susciter le désir et la capacité d’autoformation individuelle et collective. » (Joffre Dumazedier6,1987)
« Nous refusons le monde tel qu’il est, présenté comme un état de fait : l’autoritarisme normatif, la marchandisation et l’artificialisation de nos vies. Mais refuser n’est pas suffisant, nous voulons prendre part à sa transformation. Nous installons notre action dans et par l’éducation populaire. Nous tentons de lier en permanence la pratique et la théorie, le manuel et l’intellectuel, l’individu et le collectif. Nous tentons de nous situer dans le vivant, dans du plus large que nos vies humaines. »7
C’est du boulot et ça passe par du concret.
Ces finalités nous engagent à prendre des initiatives et des responsabilités, individuellement et collectivement. Parce que nous rencontrons telle difficulté, subissons telle injustice, nous nous mettons en route pour comprendre et agir. Pour soutenir l’agir, rester lucides sur ce que nous fabriquons, il nous semble utile de proposer des espaces où chacun·e et collectivement pouvons interroger nos actions, partager des difficultés, construire des savoirs issus de l’expérience, les croiser avec d’autres connaissances, transmettre… au regard de nos finalités et principes. C’est aussi se donner des moyens pour ne pas subir les dominations qui s’exercent et s’autoriser à penser et agir, à faire des choix, exercer et entrainer notre esprit critique.
Pour poursuivre, nous présenterons trois espaces :
- l’un « interne » : l’espace d’analyse collective de situations de responsables avec l’entrainement mental ;
- un deuxième « semi-ouvert » : le groupe des passeur·e·s de l’entrainement mental ;
- et un dernier « ouvert » : les comités d’études et de propositions.
Que faire face à sa responsabilité ?
Étymologiquement, responsabilité vient du latin respondere : « répondre de, se porter garant » pour signifier répondre de ses actes. Respondere est apparenté à sponsio, « la promesse solennelle ». Dans nos associations, au-delà des statuts (administrateur·ice, salarié·e…) et fonctions (formation, accompagnement, animation, coordination, gestion…) par lesquels nous pouvons agir, nous sommes, chacun·e, responsables et contributeur·rice·s du projet associatif. Chacun·e a sa manière, a sa couleur, s’appuyant sur ses savoirs et expériences, ses désirs. Se voir confier une responsabilité et l’accepter, la prendre en charge, c’est accepter une place particulière dans le collectif associatif. Si l’on reprend l’étymologie, une sorte de promesse est échangée dont il faudra répondre par nos actes.
Comment chacun·e se débrouille alors avec ce à quoi il ou elle doit répondre ? Comment il ou elle ne s’isole pas dans sa prise de responsabilité ?
À la demande, le Réseau organise (trouve un lieu, fixe une date) un espace ouvert aux personnes impliquées dans les associations-membres et en situation de responsabilité (à chacun·e de déterminer cette situation, par exemple : responsable d’équipe, membre du bureau, responsable d’une activité ou d’un secteur d’activité…). Il s’agit d’analyser collectivement des situations problématiques vécues par ces personnes, ces associations et d’avancer vers de l’agir. Cet espace est animé sous forme coopérative en référence à notre culture méthodologique commune qu’est l’entrainement mental. L’initiative peut venir aussi bien d’une association que du Réseau. Des rencontres bi- ou trilatérales par affinités existent aussi, en complément.
Il n’y a pas de rencontre-type puisqu’à chaque fois les personnes peuvent être différentes et, surtout, les situations sont toujours nouvelles. Mais force est de constater que ces espaces sont sollicités régulièrement, probablement en complément de ce qui peut se vivre dans chaque équipe associative. Concrètement, suite à la sollicitation d’une personne, l’invitation est élargie à l’ensemble des membres du Réseau et selon les agendas et les géographies, une date (en général, une journée) et un lieu sont fixés. Nous ne limitons pas le nombre de participant·e·s mais il s’avère que nous n’avons jamais dépassé huit à dix personnes. C’est un espace entre « pairs » qui ne sont pas pour autant collègues au quotidien. Il offre une distance et une proximité assouplissant l’analyse de la situation apportée par telle ou tel. Si deux personnes de la même association souhaitent participer, nous échangeons pour en vérifier l’adéquation pour chacun·e. Les participant·e·s apportent une situation insatisfaisante à travailler (par exemple : « je me sens démunie face aux difficultés financières de l’association », « je ne trouve pas ma place dans l’équipe »…) mais, à chaque fois, certain·e·s ne viennent que pour soutenir l’analyse. Sur une journée, nous étudions deux ou trois situations au maximum pour nous laisser le temps de les déplier et de ne pas aller trop vite aux solutions. Plusieurs précautions sont prises : ne pas se mettre à la place de l’autre (ne pas projeter sur lui ses propres représentations), ne pas décider à sa place des solutions opportunes. Toutes vigilances méthodologiques et éthiques directement issues de la culture de l’entrainement mental.
Il s’agit d’autoriser une parole libre sur sa responsabilité et les difficultés rencontrées dans un espace organisé et avec une méthodologie partagée.
Transmettre l’entrainement mental, levier vivant pour penser et agir dans la complexité
Depuis la création du Réseau des Créfad au début des années 2000, la diffusion de l’entrainement mental est l’un de nos axes de travail prioritaire. D’ailleurs, nous avons décidé de le travailler collectivement, notamment au sein du groupe Passeur·e·s de l’entrainement mental, né en 2003. C’est un espace dans lequel nous coordonnons ensemble la programmation des formations dans les associations du réseau et celles conduites pour ou avec d’autres structures. Cet espace est aussi un groupe d’autoformation collective qui nous permet de continuer à travailler nos ressorts pédagogiques (lecture-écriture, place du corps, expérimentation…), l’entrainement mental, son contenu, ses liens avec d’autres méthodologies et sa transmission. Ce groupe forme de nouveaux « passeur·e·s » issu·e·s de nos associations ou de structures partenaires. Aujourd’hui, une quinzaine de formations sont proposées chaque année et près d’une trentaine de formateur·rice·s peuvent animer une session dans une de nos associations ou à l’occasion d’une sollicitation.
Nous nous sommes donné quelques appuis pour faciliter un travail réflexif sur la méthode comme sur nos pratiques de transmission : pour chaque session de formation, les formateur·rice·s écrivent un texte qui leur permet de partager des regards sur le déroulement de la session (contexte, groupe, programme, déroulé…) mais aussi sur des thématiques plus précises sur lesquelles les passeur·e·s souhaitent approfondir une analyse ou une approche. Récemment, un travail a été mené sur la notion de symbolique8 pour vérifier la cohérence, l’articulation avec les autres notions développées dans l’entrainement mental, mais aussi pour réfléchir aux propositions pédagogiques qui permettent de transmettre, autant de points intéressants à verser au pot commun. Cet écrit en fin de session est l’occasion pour chacun·e de prendre du recul (parfois avec beaucoup d’attention, parfois avec plus de légèreté) et lors des rencontres du groupe des passeur·e·s (deux fois trois jours chaque année), nous lisons, commentons, interrogeons, tirons collectivement des fils des écrits issus de ces formations.
Croiser les regards
Les Comités d’Études et de Propositions (CEP) actifs au sein du Réseau sont des espaces de réflexions et d’échanges où nous souhaitons confronter nos intuitions, interrogations, pratiques, etc. avec d’autres personnes œuvrant sur des problématiques similaires mais depuis des points de vue différents.
Les CEP sont nés au début des années 1980 d’une demande formulée par l’association Peuple et Culture Isère. Cette association souhaitait relancer une activité d’intervention et d’animation en milieu rural. Pour cela, les responsables du secteur rural de l’association avaient décidé de réunir un certain nombre « d’expert·e·s »9 intervenant en milieu rural, dans le cadre d’un CEP rural, chargé de réfléchir à de nouvelles formes d’action. Leur réflexion partait du constat suivant : des exploitations agricoles de petite taille et situées dans des zones montagneuses permettaient à des agriculteur·rice·s de dégager un revenu décent, alors même qu’elles « auraient dû » disparaitre selon les normes dominantes en vigueur. Ils et elles ont alors cherché, à partir des expériences concrètes des agriculteur·rice·s, à comprendre ensemble pourquoi « ça ne se passait pas comme prévu », notamment par les pouvoirs publics. À partir de là, ils et elles ont dégagé des solutions susceptibles d’être reproduites de façon à freiner le processus de désertification dans les zones en difficultés économiques, sociales, démographiques, par exemple en développant la pluriactivité (agriculture et guide de montagne) ou des activités complémentaires à partir de l’activité agricole (transformation, accueil social ou touristique). Au sein du groupe, le rôle des chercheur·e·s a été d’accompagner les participant·e·s dans une montée en généralité, de théoriser, à partir des expériences individuelles, des formes d’agriculture différentes obéissant à d’autres règles et fondées sur d’autres compétences.10
Par la suite, le groupe initial, centré sur l’Isère, a essaimé dans plusieurs régions françaises en prenant appui sur l’Union Peuple et Culture11 pour former d’autres CEP locaux, d’une part, et un certain nombre de réseaux nationaux d’animation rurale comme Relier12 ou Accueil paysan13, d’autre part. Et dans cette même culture, ces associations ont pu participer à l’impulsion d’autres initiatives autonomes sur la forêt et sur le foncier agricole.
Au cours des années 2000, le Réseau des Créfad a relancé des CEP. En partenariat avec d’autres associations, un CEP rural sur le Massif central a ainsi été initié dans le cadre d’un projet interassociatif autour des questions de pauvreté et de création d’activités en milieu rural entre 2007 et 2010. Des professionnel·le·s engagé·e·s dans des structures de développement de la zone Massif central ont participé aux rencontres organisées par ces associations.
Mais force est de constater que, depuis une dizaine d’années, nous ne trouvons plus les moyens de porter et animer des CEP. Les logiques de gestion sous couvert d’efficacité et d’efficience qui nous sont imposées par les pouvoirs publics, tant en termes de temps que d’allocation de moyens financiers, prédominent et repoussent très loin dans les priorités les espaces offrant les conditions d’interconnaissance des points de vue, d’une prise de recul, d’analyse partagée, d’élaboration collective. Ce qui, in fine, revient à abandonner des espaces de démocratie concrète.
Questionner les évidences, vraiment ?
Questionner les évidences qui peuplent notre quotidien et auxquelles nous ne prenons garde n’est donc pas une fin en soi mais c’est essentiel pour faire vivre des projets associatifs d’éducation populaire et pour alimenter les pratiques des personnes qui y contribuent. Ce n’est pas une démarche spontanée. Elle demande de l’organisation, des moyens, du temps et de la résistance aux injonctions incessantes à l’efficacité, la flexibilité, la rationalité managériale. Nous avons vu que dans le cadre d’un réseau associatif comme celui des Créfad, partager la culture méthodologique de l’entrainement mental est un appui à la fois d’invitation permanente à organiser sa pensée et son action au cœur de la complexité du monde, qu’il s’agisse de penser pour et par soi-même et/ou à plusieurs, à l’intérieur d’un groupe ou d’une organisation.
Alors comment garantir un accès pour toutes et tous à cette culture méthodologique et plus largement à la formation tout au long de la vie à visée émancipatrice dans un monde où la formation est réduite à l’acquisition immédiate de savoirs ou de compétences dans une perspective stricte d’employabilité ou d’injonction à « réussir sa vie » ? Interroger collectivement nos places de responsabilité est nécessaire, mais comment ne pas tomber dans le piège de l’individualisation et de la psychologisation à tout va ?
Nous avons vu aussi que des principes guident notre action associative avec l’exemple du CEP rural : lien théorie/pratique, pluralité des points de vue et des aspects, construire des solutions sur la base des faits et d’une analyse, non-hiérarchisation des savoirs. Ces principes se vivent plus qu’ils ne s’énoncent, mais parfois il est utile de faire l’effort de les nommer et de les mettre en débat dans les espaces collectifs. Et de toujours revenir au concret, à l’agir. C’est participer d’une culture démocratique qui ne peut se résumer à l’acte de voter et qui elle aussi nécessite des moyens et du temps pour être mise en œuvre. Elle s’inscrit dans un rapport au temps long.
Enfin se pose la question de qui porte cette intention d’interroger ses pratiques. Parfois nous nous la posons à nous-mêmes, parfois nous la posons à d’autres, et parfois nous incorporons pour nous-mêmes cette question portée par d’autres. Doit-on (toujours) y répondre et selon quelles modalités, discutées ou non ? S’expliciter « qui pose la question » constitue une étape incontournable pour tenir à distance toute instrumentalisation.
« Tenter, risquer, se tromper, essayer encore, avec une détermination joyeuse. »
- https://reseaucrefad.org
- https://reseaucrefad.org/wp-content/uploads/2023/11/Plaquette_ReseauDesCrefad_
2022_VD.pdf - Il faut entendre l’interassociatif comme un choix politique de se coordonner sur du temps long avec d’autres associations aux pratiques et méthodes proches mais parfois différentes, pour agir ensemble ou pas, mutualiser ou pas. C’est faire le pari de la coopération entre acteurs associatifs d’un même secteur ou d’un même territoire.
- Texte du Manifeste : https://reseaucrefad.org/wp-content/uploads/2021/05/ManifestePeupleEtCulture1945.pdf
- Pour en savoir plus, voir : http://entrainement-mental.info
- L’un des fondateurs de Peuple et Culture, de ceux qui ont œuvré à la formalisation de l’entrainement mental.
- Extrait de Faire mouvement, faire réseau cité précédemment.
- Les passeur·es qui le souhaitaient ont pu l’intégrer dans les sessions de formation qu’ils ou elles animent.
- Le terme « expert·e·s » concerne des personnes de toutes expertises, sans hiérarchie des savoirs ou des connaissances, que ces expertises soient issues de l’expérience de terrain, de l’action ou de la recherche académique. Le CEP a en effet la caractéristique de poser une égalité des expertises, quel que soit le statut de chacun.e, et c’est précisément cette rencontre, son animation et ses conditions matérielles d’existence qui en font la puissance et l’intérêt.
- Cette explication des CEP est tirée de : Pierre MULLER, De la naissance de l’analyse des politiques publiques à la recherche-action en milieu rural. Souvenirs d’un chercheur au CERAT (1974-1988).
- https://peuple-et-culture.org
- www.reseau-relier.org
- www.accueil-paysan.com/fr