Cet article n’a nullement pour ambition de proposer des trucs tout faits pour donner un cours d’oral débutants. Il n’a pas non plus pour vocation de décrire de manière précise des séquences pédagogiques. Il s’agit plutôt du récit d’une rencontre, tout ce qu’il y a de plus humain, entre un groupe et son enseignante, chacun·e cherchant à établir un contact, dans sa langue, avec l’autre. Les difficultés décrites ci-dessous et les solutions auxquelles j’ai eu recours ne constituent pas une recette miracle. Par contre, les mécanismes décrits dans les Thérapies Orientées Solutions (TOS) pourraient être inspirants en cas de blocage pédagogique.

Récit d’un échange linguistique ou comment, en situation d’échec, j’ai adapté ma méthode

Sophie Zeoli, formatrice dans une école de Promotion sociale

Ce cours s’adressait à des adultes peu ou pas scolarisés dans leur langue maternelle. Il fut ouvert avec l’objectif de permettre à des étudiants ne parlant pas français de se familiariser avec notre langue, d’acquérir quelques savoirs langagiers « de base », de vivre une expérience positive de groupe dans un cours de langue. Le module devait durer trois mois. Les étudiants étaient originaires du Proche-Orient et d’Afrique du Nord, et parlaient des langues telles que le persan, l’arabe de Syrie ou le marocain.

Objectifs que j’ai établis pour le trimestre :

Début de module on ne peut plus « classique » d’un point de vue pédagogique

Les cours démarrent souvent par quelques exercices ludiques. La plupart du temps, les apprenant·e·s sont assi·se·s en cercle ou debout. Exemple : « Je m’appelle Sophie, et toi ? » Lorsque je dis « et toi ? », j’adresse un regard à la personne à ma droite, elle sait qu’elle peut reprendre la phrase à l’identique en donnant son prénom. Chacun·e prend le temps de se nommer en répétant cette petite phrase. Nous répétons l’opération sous diverses formes, notamment en nous lançant une petite balle. La phrase, elle, ne change pas, hormis le prénom. Dans le même ordre d’idée, et sans autres complications grammaticales, par la suite je proposerai au groupe de répéter d’autres phrases comme celles-ci : « J’habite à Bruxelles, et toi ? », « Je suis une femme, et toi ? », « Je suis professeure de français/je suis étudiante, et toi ? », « Je suis belge, et toi ? », « J’ai 34 ans, et toi ? », « J’habite dans un appartement/une maison, et toi ? », « J’aime le soleil, et toi ? ». Chaque phrase implique la mémorisation de nouveaux mots. Il s’agit plus, pour l’instant, d’apprendre à se présenter que d’apprendre réellement tous les nombres, toutes les nationalités au féminin et au masculin… Chaque exercice vient donc étoffer le lexique de chacun·e sans noyer la personne dans une série de considérations et nuances grammaticales.

Une fois le tour terminé, je me risque systématiquement à répéter quelques informations sur chacun·e de mémoire, à la troisième personne du singulier. Par exemple : « Elle s’appelle Saliha », « Il s’appelle Ahmad », « Il est syrien », « Elle est iranienne », « Elle a 36 ans », « Il a 43 ans ». Quelques étudiant·e·s embrayent et répètent à leur tour.

À ce stade, il y a une première prise de conscience des différences de formulation à la première personne et à la troisième personne du singulier, au féminin et au masculin. D’autres activités du même genre permettront à chacun de s’approprier ces différences.

Constat : en général, les étudiant·e·s formulent correctement les phrases. Cependant, plusieurs semblent dépassé·e·s par le nombre de phrases différentes et les confondent. Je me dis que la variété des exercices et des jeux autour de ce sujet devrait favoriser leur intégration.

Dans un deuxième temps, les exercices se complexifient avec la formulation de questions en lien avec les phrases travaillées précédemment : « Comment tu t’appelles ? », « Où habites-tu ? », « Quelle est ta nationalité ? », etc.

Constat : la majorité des étudiant·e·s éprouvent des difficultés à comprendre la différence entre la question et la réponse. Cela entraine beaucoup de confusion dans le groupe.

Nous pratiquons alors quelques exercices pour nous imprégner de la prosodie de la langue. Ces exercices, destinés à se familiariser avec les sons, les intonations, le rythme et la mélodie de la langue, sont notamment inspirés de La langue en mouvements1. Dans un autre style, je prends l’habitude de poser des questions liées à l’identité, uniquement en les frappant dans les mains. Le rythme et la durée du bruit induisent une question que les membres du groupe tentent de retrouver ou à laquelle ils tentent de répondre. Quelques-un·e·s s’approprient cet exercice en proposant à leur tour des questions frappées dans les mains. D’autres tentent de répondre par le même procédé. Je propose aussi des exercices où il faut se déplacer dans l’espace : par exemple, celles ou ceux qui posent des questions liées à l’identité sont debout à gauche du tableau, celles et ceux qui y répondent sont debout à droite du tableau. Les étudiant·e·s sont encouragé·e·s à bouger d’une place à l’autre.

Constat : au bout de quelques cours, je réalise que ça « ne prend pas ». La posture des étudiant·e·s m’interpelle : peu me regardent, plusieurs personnes ont l’air recroquevillées sur elles-mêmes, plusieurs n’enlèvent plus leur manteau. Je ressens une difficulté inhabituelle à entrer en contact avec le groupe.

Changement de cap

Je fais un petit exercice d’autocritique constructive… En psychologie, dans le courant historique des thérapies brèves stratégiques, il y a les Thérapies Orientées Solutions (TOS). Un de ses postulats de départ : face à un problème, nous mettons en œuvre un tas de solutions pour le résoudre. En réalité, nous puisons souvent, inconsciemment, dans les mêmes « classes de solutions », c’est-à-dire que nous refaisons plus ou moins toujours « les mêmes choses » pour résoudre un problème, qui n’est donc pas résolu. Les TOS amènent le patient-client à puiser dans d’autres catégories de solutions, souvent inattendues ou surprenantes.

« Comme les autres modèles de thérapie en temps court (…), la Thérapie Orientée vers les Solutions (TOS) est une approche constructiviste et systémique. Dans le sillage direct de l’école de Palo Alto, la TOS développée par Steve De Shazer quitte le regard posé sur le problème et les mécanismes interactionnels qui les maintiennent en se centrant et en développant la question des exceptions au problème. En TOS, l’intérêt se porte sur le spontané, sur ce que tout patient fait naturellement pour régler son problème. Idée nouvelle, la TOS permet au patient de prendre conscience de la constance du changement : ‘Tout change, tout bouge tout le temps, la seule chose qui ne change pas, c’est que tout change.’ Modèle marqué par ‘la traque’ de ce qui est différent, de ce qui peut être acté autrement, de petit et de bon pour le patient, la TOS autorise un éloignement des questions qui peuvent figer le consultant : ‘Quelle est la source de mon problème ?’ ou encore ‘Pourquoi… ?’. Pourvoyeuse de changements, la TOS s’appuie sur une idée forte de M.H. Erickson qui projette le patient dans le futur à un moment où le problème est résolu. Cette prédiction créatrice, ‘votre problème est résolu’, engage patient et thérapeute à voyager dans le monde des ressources et des exceptions. »2

Ceci m’amène à un repositionnement total et à chercher mon inspiration pédagogique dans de nouvelles catégories de solutions. Je puise dans ce qui intuitivement s’offre à moi…

Aux cours suivants, je m’installe parmi les étudiant·e·s et, aidée d’un logiciel de traduction, je donne mes consignes en « arabe ». Certain·e·s, enthousiastes, les répètent aux autres avec leurs différences linguistiques : je leur laisse le temps pour se mettre d’accord sur la formulation.

Constat : une petite lueur d’espoir et de curiosité apparait dans leurs regards. Et surtout, cette stratégie me permet enfin de me faire comprendre au niveau des consignes et de marquer la différence entre une question et une réponse lors des exercices. De fil en aiguille, ce sont les étudiant·e·s qui vont m’apprendre à me présenter en arabe.

Moi en tant qu’apprenante

Mon oreille me joue des tours : je ne perçois pas la plupart des sons, leur demande de répéter de nombreuses fois les phrases avant de les dire à mon tour, de manière très approximative. Ma mémoire ne vaut pas mieux que mes oreilles : lorsque les étudiant·e·s me répètent la même phrase pour la cinquième fois et que j’ai toujours l’impression que c’est la première fois que je l’entends, je suis peu fière. Et en même temps, cela me fait du bien de ressentir la difficulté immense que peuvent vivre certain·e·s étudiant·e·s en langue étrangère.

Face à mes erreurs de prosodie en arabe, le groupe se soude pour me proposer de petits « trucs » bien précieux. Certain·e·s font des gestes pour m’aider à entendre des sons ou tentent de reproduire tout à fait intuitivement ma manière d’enseigner lorsque j’utilise la méthode La langue en mouvements. Aussi, face à mon incompréhension totale de leurs consignes et de leur langue, les étudiant·e·s puisent au fond de leur mémoire pour me traduire certaines questions sur l’identité… en français ! En effet, il m’arrive de confondre les questions et les réponses, ce qui a le don de les faire rire.

Double victoire : les apprenant·e·s se servent spontanément du français et l’ambiance dans le groupe est très positive. Il y a un véritable climat de « travail » autour de nos langues respectives. Je vois des personnes se tenir beaucoup plus droites, prendre des initiatives… en français. Je les entends longuement discuter entre elles pour tenter de m’apprendre de nouveaux mots, pour me « challenger ». Certain·e·s tiennent à ce que je fasse la différence entre le persan et le marocain, par exemple, ce que je ne manque pas d’accepter.

Tout en jouissant de cette dynamique extraordinaire, je dois continuer à avancer dans le cours, les étudiant·e·s m’enseignent et je tente de tenir mon fil rouge. Ce que je ferai, tout en gardant ma posture d’apprenante. Je découvrirai donc, grâce au groupe, le vocabulaire de l’identité, des fruits, des légumes, je pourrai dire que je comprends ou ne comprends pas une question. Les étudiant·e·s profitent de ce « jeu », de cet échange linguistique pour s’imprégner du français dans un climat de réciprocité et de confiance mutuelle.

Quelques exemples de moments d’apprentissage :

  • Lors d’une activité de vocabulaire, je dispose sur les tables des photos de fruits et légumes que je nomme ensuite un par un en français. Les étudiant·e·s poursuivent l’exercice de la même manière en se déplaçant d’une photo à l’autre. Nous faisons appel à la mémoire collective pour aider les personnes en difficulté. Les étudiant·e·s s’entrainent ensuite deux par deux à mémoriser ce vocabulaire. La même activité a ensuite lieu en arabe sauf que, cette fois-ci, je suis la personne en situation d’apprentissage. Je triche quelque peu3 : je prends note phonétiquement des mots afin de m’en souvenir plus facilement. Plusieurs activités de vocabulaire se déroulent sur ce mode. Cela me permettra par la suite de montrer une photo au groupe, de la nommer en arabe et d’attendre de la part des étudiant·e·s la traduction en français.
  • Je propose au groupe de me poser des questions sur l’identité en français, je dois y répondre en arabe. Ensuite, nous inversons les rôles : je les interroge en arabe, les étudiant·e·s me répondent en français.
  • En cercle, chacun se présente en français. Quand vient mon tour, je le fais en arabe. Les étudiant·e·s m’aident, me corrigent. Le climat est bienveillant.
  • Je donne mes consignes en français, puis en arabe. Les étudiant·e·s me signifient en français s’ils et elles ont compris ou pas.

Pour terminer ce récit…

… je voudrais ajouter mon ressenti sur ce que c’est qu’apprendre une nouvelle langue. Je dirais que c’est un peu « se mettre à nu » : cela demande de la concentration, de la mémoire, du « répondant », mais aussi d’accepter que notre oreille et notre cerveau aient besoin de temps et de patience. Personnellement, j’avais souvent le réflexe d’aller chercher dans une autre langue latine une analogie qui m’aiderait à retrouver le mot arabe. Mais point de similitude avec une langue latine connue ! Quant à nos étudiant·e·s, pour la plupart analphabètes, pas de possibilité de se raccrocher à de petits copions phonétiques.

Quand on cherche à établir un contact avec un groupe et qu’il y a peu d’adjuvants (pas de possibilité de se référer à un syllabus ou à la langue écrite, pas de langue commune…), et que la mayonnaise ne prend pas lors de séances d’exercices « classiques », il n’est pas exclu de se sentir désemparé·e en tant qu’enseignant·e et de finir par craindre l’arrivée du prochain cours. On peut éventuellement se sentir « en échec » devant des activités qui « ne prennent pas » et finir par devenir nerveux·se. Ces ressentis ne facilitent pas l’émulation pédagogique en classe. C’est le principe du sentiment d’insécurité émotionnelle. Le contenu des cours et la manière avec laquelle j’ai mené les activités présentées dans cet article n’ont rien de révolutionnaire au niveau pédagogique. Ce que j’en retiendrai sera surtout la nécessité de chercher de nouvelles méthodes de travail, de sortir de sa zone de confort pour retrouver un sentiment de sécurité et créer une véritable relation d’apprentissage avec le groupe. En effet, j’ai toujours pensé que le lien avec les étudiant·e·s était la voie royale vers un potentiel apprentissage.


  1. Claire-ANDRÉ-FABER, La langue en mouvements. Méthode de sensibilisation à la phonologie du français, EME, 2015.
  2. Extrait de la présentation d’une formation sur le site www.imheb.be
  3. Je parle ici de « tricherie » car les étudiant·e·s peu ou pas alphabétisé·e·s dans leur langue maternelle n’ont pas cette stratégie à leur disposition.