Rosemarie Nossaint est formatrice à Charleroi. Elle a rencontré, accompagné, formé, animé une grande variété de groupes, que ce soit lors de ses années de travail au sein de la FUNOC, notamment auprès de détenus à la prison de Jamioulx, puis à Lire et Écrire. Dans cet article, elle nous raconte son quotidien de formatrice et ponctue son récit d’exemples de démarches. Avec l’authenticité qui la caractérise, elle nous partage ce qu’elle considère comme les éléments essentiels de son métier et, par procuration, nous fait vivre des moments de formation

WhatsApp en automne, cèleris-raves et ferme bio sur un lit de fondamentaux. Récit d’une formatrice en alphabétisation populaire (2)

Entretien avec Rosemarie Nossaint,
Lire et Écrire Charleroi-Sud Hainaut
Propos récoltés et mis en forme par Aurélie Audemar,
Lire et Écrire Communauté française

Des fondamentaux

À partir du moment où on part de ce que les gens amènent, de leurs besoins, de leurs demandes, de ce qu’ils savent déjà, qu’on travaille avec eux de sorte qu’ils construisent ensemble leurs savoirs, le travail de formateur est principalement celui d’accompagnateur. Notre rôle est de mettre des balises pour que les choses se passent bien, que l’apprentissage se fasse, que tout le monde y trouve son compte. Le cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire1 et l’accompagnement des formateurs mis en place autour de ce cadre a fait prendre conscience de la légitimité et de la spécificité d’une démarche en alpha populaire. Beaucoup étaient persuadés que l’alphabétisation se résumait à apprendre à lire et à écrire dans des groupes les plus homogènes possible, à partir de séquences d’apprentissages toutes faites que les apprenants doivent suivre absolument. Or ce n’est pas ça du tout. C’est une question de posture du formateur.

Nous, formateurs, comme les apprenants, sommes des adultes, avec des vies d’adultes. Ce que nous avons qu’ils n’ont pas, ce sont les savoirs de l’école. Nous nous en servons, non pas pour nous valoriser par rapport à eux mais, au contraire, pour les aider à évoluer dans leurs apprentissages. Quand on est fier en tant que formateur, ce n’est pas de nous-mêmes mais c’est de pouvoir expliquer le travail des apprenants, leur cheminement, ce à quoi ils sont arrivés.

Les groupes avec lesquels je travaille sont hétérogènes en termes de parcours, d’origines, de niveaux. Je constate que mélanger des personnes débutantes à l’oral avec des francophones les fait progresser beaucoup plus vite en français. Aussi, avoir dans un même groupe des apprenants qui ont appris à se poser des questions, à analyser ce qu’ils font et d’autres qui ont connu une approche scolaire traditionnelle fait avancer tout le groupe dans les apprentissages et sur la vision de ce qu’est apprendre. Entendre, vivre d’autres manières de travailler fait réfléchir autrement. Les apprenants qui réclament dictées et exercices se rendent compte que, dans un cadre très formel d’apprentissage orienté vers des activités de ce type, ça va tout seul mais qu’ils ne peuvent pas s’exprimer à l’oral ou écrire un texte. Ceux qui connaissent notre approche depuis plus longtemps rassurent les autres : « Tu vas appre-ndre, tu vas t’habituer, tu verras, tu feras beaucoup de progrès. »

De manière générale, tous les projets commencent ainsi : je prends au vol tout ce que les gens disent. Je relève : « Ça, c’est intéressant, c’est une bonne question, on va y réfléchir. »

Comme dans cette histoire de cèleris-raves…

Les cèleris-raves

Un jour, un apprenant arrive avec quatre, cinq, cèleris-raves, les met sur une table en annonçant :

  • C’est pour ceux qui veulent.

Voyant que personne ne les prend, je m’étonne :

  • Ça n’intéresse personne ?
  • On ne sait pas ce que c’est.
  • C’est un légume.
  • Comment ça ?

L’apprenant précise :

  • Ce sont des cèleris-raves qu’un fermier m’a donnés mais j’en ai trop.
  • Ça se mange comment ?, demandent les autres.

Alors je propose :

  • Vous ne connaissez pas ? On va faire des recherches sur internet pour trouver des recettes.

On est allés dans le local informatique. Sur un moteur de recherche, des apprenants ont tapé les mots-clés : « céleri-rave recette ». Parmi l’ensemble des propositions, il fallait faire un choix. Ils se sont décidés pour une soupe, une purée, une salade, des beignets. On a imprimé les quatre recettes.

Je leur ai demandé :

  • Qu’est-ce qu’on fait maintenant ?

Comme on a la chance d’avoir une cuisine dans notre local de formation, ils ont proposé qu’on teste les recettes.

Ils étaient quinze, je les ai invités à se répartir en quatre groupes, un par recette.

Chaque groupe a dû lire sa recette pour déterminer la liste des ingrédients dont il avait besoin et que j’achèterais pour le lendemain : ils ont dû les noter ainsi que la quantité souhaitée.

Le lendemain, je suis arrivée avec le nécessaire. Chaque groupe a cuisiné son cèleri-rave, puis a expliqué oralement aux autres participants la recette qu’il avait suivie et tous ont gouté les différentes préparations. Ils ont tellement aimé qu’ils ont demandé à l’apprenant qui leur avait fait découvrir ce légume s’ils pouvaient en avoir d’autres pour le cuisiner à la maison. Tout le monde a reçu les quatre recettes par écrit pour pouvoir les refaire chez soi.

Tous les exercices de français et de maths que je propose suite à ce genre d’activités sont en lien avec les difficultés que j’ai repérées en lecture, en écriture et à l’oral pendant les activités. On sort ainsi de l’idée de « matière » et de celle d’un apprentissage de la lecture et de l’écriture qui consisterait à apprendre les règles d’orthographe. En travaillant de la sorte, d’abord, nous faisons quelque chose ensemble et, pour le mener à bien, nous avons besoin de lire, d’écrire et de faire des maths. Nous partons de ce que les apprenants savent faire et identifions ce qu’ils ne savent pas : « Pourquoi ça s’écrit comme ça ? », « Je ne comprends pas »… C’est sur ces éléments de langue qu’on travaillera plus en profondeur, qu’on découvrira des règles de grammaire, de conjugaison, des raisonnements mathématiques… Ensuite, nous faisons des évaluations de type formatif, ce qui est bien explicité dans le cadre de référence.

Retour aux fondamentaux

J’ai pu constater que le terme « évaluation » peut effrayer certains formateurs ou apprenants car, bien souvent, il est entendu uniquement dans une vision sommative. Dans les groupes que j’anime, ce sont les apprenants qui font les évaluations. Et ça ne pose pas de difficultés, les apprenants n’ont pas d’appréhension. Après une séquence, j’annonce toujours : « Maintenant, on fait un temps d’évaluation. » Puis je leur demande : « Comment vous avez appris ? Qu’est-ce que vous avez appris ? Est-ce qu’il y a des choses à mémoriser ? Lesquelles ? Comment vous allez faire pour les apprendre par cœur ? Qu’est-ce que vous allez mettre en place ? … »

Quand je leur dis que, la semaine suivante, on fera une évaluation sur ce qu’ils ont travaillé pendant la semaine en cours, ils savent que ce sera pour faire un point sur ce qu’ils ont retenu, ce qu’ils savent faire, que c’est eux qui seront à la manœuvre et qu’ils en seront les bénéficiaires. C’est très stimulant pour eux. Ils analysent eux-mêmes leur progression et peuvent se rendre compte de leurs progrès. Quand il y a de nouveaux apprenants dans le groupe, au début, ils sont perplexes, puis ils me disent : « C’est bien ça ! C’est moi qui dis ce que je sais, ce que je ne sais pas. »

Les apprenants mettent des mots sur comment ils apprennent, ce qu’ils mettent en place pour parvenir à un résultat. Ils analysent ce qui a marché, chez l’un et pas chez l’autre, et ainsi se rendent mieux compte qu’on n’apprend pas tous de la même façon, de comment chacun fonctionne, comment il réfléchit. Aussi, ils se rendent compte qu’ils peuvent mettre en place des stratégies pour leur apprentissage mais aussi pour leurs enfants, leurs proches car, au-delà de leur propre apprentissage de la lecture et de l’écriture, il y a leur famille, leurs enfants, leur vie. C’est l’apprentissage de l’autonomie car, petit à petit, que le formateur soit là ou pas, ils vont pouvoir faire seuls certaines choses.

Ce que les apprenants font pendant la formation, ils peuvent en garder trace dans leur portfolio Mes chemins d’apprentissages2. Chaque mois, ils y ajoutent ce qu’ils sont fiers d’avoir appris durant le mois écoulé. Je les invite à regarder dans leur farde et à choisir des exercices, activités, productions qu’ils ont aimé faire, ont réussi, qui leur ont permis d’avancer. Je les photocopie. Je leur demande pourquoi ils ont choisi ce document et pas un autre, et leur réponse est notée dans le portfolio. Par exemple, ce peut être une feuille où, pour moi, il n’y a pas grand-chose mais au sujet de laquelle l’apprenante me répond : « Je n’ai pas écrit beaucoup mais j’ai écrit toute seule ! » Je note « j’ai écrit seule » sur la trace d’apprentissage qu’elle a choisie, ainsi que la date.

Ce qui est dans le portfolio d’évaluation Mes chemins d’apprentissages doit avoir du sens pour l’apprenant. La référence n’est pas le formateur.

La ferme bio

Des discussions sur les produits bio ont fait suite au travail réalisé à partir des cèleris-raves. Nous sommes alors allés visiter une ferme bio. Les apprenants ont pu voir les prix et ont constaté que ce n’était pas plus cher qu’au supermarché, contrairement à ce qu’ils croyaient. Aussi, le fermier était particulièrement sympa, il nous a permis d’aller dans le champ et de remplir nos coffres de voitures. Les apprenants étaient enchantés, ils ont vu des fromages de ferme de la région deux fois plus grands que ceux des grandes surfaces et pour un meilleur prix : ils ont vu les produits, rencontré la personne qui les fabrique et celle qui fait pousser les légumes. C’est une autre démarche que de dire « manger bio, c’est meilleur pour la santé et pour la planète ». Ils découvrent par eux-mêmes les tenants et aboutissants d’une question de société. Ils découvrent la chaine de production et de distribution, les métiers qui y sont liés, comparent les différents lieux de vente et peuvent agir en fonction de leur réalité.

Autre expérience quelques mois plus tard, quand Rosemarie propose de faire face au contexte covid ambiant tout en ne plongeant pas dans la morosité… Nous sommes alors à la veille du deuxième confinement.

WhatsApp en automne

À la rentrée de septembre 2020, nous avions vécu un premier confinement de mars à juin. J’ai demandé aux apprenants : « S’il y avait un reconfinement, que pourrait-on trouver pour communiquer facilement entre nous et que ça ne nous coute rien ? »

Quelqu’un a proposé d’utiliser WhatsApp. J’ai témoigné que, moi aussi, je m’en servais avec mes enfants parce qu’on peut s’envoyer des photos, etc.

Les autres étaient curieux :

  • C’est quoi ? On ne connait pas. C’est compliqué ?
  • Non !, j’ai répondu, parce que, si moi j’ai réussi à m’en servir, vous le pouvez aussi ! Pourquoi n’essaieriez-vous pas ?

J’ai alors demandé à un apprenant qui avait WhatsApp sur son GSM de montrer l’icône aux autres et comment il avait téléchargé cette application. Ça a commencé comme ça.

Pour apprendre à s’envoyer des fichiers, je les ai incités à sortir du local. Je leur ai demandé de se promener et de faire deux ou trois photos d’automne pendant cette marche, puis de me les envoyer. Avant de partir, ceux qui ne savaient pas comment faire ont demandé aux autres des explications.

La formatrice bénévole avec qui je partage l’animation du groupe avait en charge la séance du lendemain et, comme elle ne connaissait pas non plus l’application, j’ai proposé qu’elle demande aux apprenants de lui apprendre. C’est ce qu’ils ont fait et ça nous a permis de rester tous en contact pendant le deuxième confinement. Ce ne sont pas nécessairement nous, les formateurs, qui devons apporter un savoir, les apprenants peuvent aussi s’apprendre mutuellement plein de choses et nous en apprendre.

Pour la séance suivante, j’ai imprimé les photos d’automne que les apprenants m’avaient envoyées et j’ai proposé un atelier d’écriture à partir de ce matériau. Ils ont écrit de beaux textes mais, dans le contexte global de pandémie, peu optimistes, d’autant plus que les photos étaient elles aussi un peu tristes (le jour où ils les avaient prises, il y avait du vent et il faisait gris).

Je leur ai alors demandé d’aller ramasser des feuilles d’automne à partir desquelles nous allions faire un atelier dessin en lien avec les textes. Ils étaient fiers du résultat, si bien qu’une participante a dit : « C’est beau ce qu’on fait, on pourrait le partager avec d’autres groupes, on pourrait faire un livre ! »

J’ai ensuite envoyé leurs textes à un collègue qui propose des ateliers sur les styles d’écriture en lui demandant que les apprenants de son groupe transforment les écrits que nous avions produits dans un style différent.

Aujourd’hui3, le projet continue…

Un atelier créatif à partir de feuilles d’automne…

En introduisant des ateliers créatifs, l’idée était d’insuffler un peu de légèreté dans cette période sombre, de se vider la tête et, en même temps, comme nous étions à une semaine des congés de la Toussaint et que les possibilités de sortie étaient réduites à cause de la pandémie, cela pouvait donner aux apprenants des idées d’activités à faire avec leurs enfants.

Un dernier fondamental pour conclure

En alphabétisation populaire, l’écoute est centrale et fait la différence. Pour cela, il faut des espaces. Les apprenants se rendent vite compte quand ils sont face à des formateurs qui pensent détenir la vérité et qu’il n’y a pas d’espace pour leur vision du monde, leurs savoirs… Dans ce cas, ils ne disent rien : « On ne nous écoute pas, on n’a rien à dire. » Le cadre de référence pédagogique a bien mis en évidence que l’alpha populaire va à l’encontre d’une approche scolaire préformatée. Si un apprenant vient avec une question, une idée, un problème, on l’écoute, on l’accueille : c’est l’aspect humain qui est fondamental.

À lire ou à relire, une autre démarche animée par Rosemarie Nossaint :

Faire tourner la roue. Une application au projet « Charleroi, notre ville », in Journal de l’alpha, n°202, 3e trimestre 2016, pp. 57-68, www.lire-et-ecrire.be/ja202


  1. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf. Lors de la construction de ce cadre de référence, la riche expérience de Rosemarie a été précieuse dans le groupe de travail
    qui en avait la charge, et qu’elle contribue, toujours aujourd’hui, à alimenter.
  2. L’enjeu de ce portfolio, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/mes_chemins_d_apprentissage.pdf, est de permettre aux apprenants de maitriser leur parcours de formation dans une optique d’évaluation formative. Voir également : Aurélie AUDEMAR, À la croisée des normes, le portfolio « Mes chemins d’apprentissages », in Journal de l’alpha, n°215, 4e trimestre 2019, pp. 112-120, www.lire-et-ecrire.be/ja215
  3. Nous sommes le 22 octobre 2020.