Prendre la parole en public dans des espaces tels que des colloques, pour faire part à d’autres de ses savoirs sur un sujet donné, requiert certains codes que les conférenciers expérimentés maitrisent tout à fait. Quand des personnes de statuts et de milieux culturels différents s’y retrouvent ensemble, que se passe-t-il ? On fait comme d’habitude ? Cet article est une invitation à s’interroger sur la place des « apprenants » en alpha dans ce type de dispositif.

« Apprendre des apprenants » dans un colloque : cap ou pas cap ?

Aurélie Audemar, chargée d’appui pédagogique
à Lire et Écrire Communauté française
Actuellement formatrice au Collectif Alpha et en charge de réalisations pédagogiques pour son centre de documentation

Les colloques, conférences, séminaires rassemblent généralement des lettrés, c’est-à-dire, pour ce qui concerne notre secteur, des professionnels en lien avec le monde de l’alphabétisation, toutes institutions et fonctions confondues, et des chercheurs issus du milieu académique. Lors de ces moments basés sur des présentations prises en charge dans un temps défini par un seul locuteur à destination d’une assemblée à son écoute – qui aura ensuite la possibilité, durant quelques minutes, de poser des questions –, il est de coutume, de s’appuyer sur des PowerPoint composés d’écrits, d’employer un langage soutenu et un lexique spécifique à son domaine de recherche ou d’action, de s’exprimer dans un style proche de celui de l’écrit, même s’il s’agit d’une intervention orale. Pour illustrer ses propos, l’un ou l’autre intervenant fera peut-être appel à des témoignages, extraits sonores ou vidéos dont certains seront des paroles d’ « apprenants », c’est-à-dire des personnes qui participent aux formations en alphabétisation, les destinataires des propos étant ces lettrés décrits précédemment. Ce type de dispositif (fonctionnant selon un modèle descendant) vise une transmission rapide du savoir. Issu du monde scolaire traditionnel, il accorde au professeur et au langage écrit une place centrale. Il présuppose que l’orateur et le public à son écoute partagent la même culture de l’écrit, de l’école ou de l’université, ainsi que le même univers de vocabulaire.

Il arrive parfois que des « apprenants » en alpha soient présents en chair et en os, qu’ils soient invités à participer à ce type de dispositif. La question est alors : qu’en est-il des pratiques et savoirs issus des différentes cultures en présence ?

Cultures, savoirs et pouvoir – le cœur et la raison

En alphabétisation populaire, nous posons le postulat de l’égalité des intelligences et nous menons nos actions avec comme finalité le changement social pour un monde plus égalitaire. Les points de départ de nos formations sont les désirs, questions, insatisfactions des apprenants. Nous questionnons savoir et pouvoir. « Nous envisageons la dimension culturelle de l’individu et des groupes comme l’entend l’éducation populaire, c’est-à-dire, pour reprendre les mots de Jean-Pierre Nossent, comme ‘un outil de dignité pour les peuples’. La culture est construction humaine, œuvre collective. Dans cette acception, la culture est ‘une façon de se comporter avec soi-même, ses semblables, la nature : elle n’est pas seulement un domaine qu’il convient de démocratiser, mais (…) une démocratie à mettre en marche’ (…). Cette vision de la culture interroge les rapports de pouvoir entre les groupes dominants et les groupes dominés et combat l’idée d’un modèle culturel imposant ses codes au reste de l’humanité. »1

Quel modèle culturel proposons-nous en invitant des personnes présentées comme apprenantes à des colloques de professionnels reconnus ? Quels sont les savoirs et les rapports de pouvoir en jeu ?

Avec l’éducation populaire pour but et visée de nos formations en alphabétisation, certaines situations vécues lors de colloques peuvent heurter :

  • situations où on laisse un bref instant la parole à un « apprenant
     en alpha » pour légitimer les propos du « professeur de », « docteur en », « chargé de », c’est-à-dire l’intervenant principal, alors que le reste du temps le fait que des participants aient des difficultés en lecture et écriture et soient issus d’un autre univers culturel est ignoré (référence à de nombreux écrits, jargon professionnel…) ;
  • situations où la parole de l’ « apprenant » a valeur de témoignage et est catégorisée comme un apport de l’ordre de l’émotion (et non du savoir) : la personne est présentée comme un « apprenant », nommée avec son seul prénom et racontera « son » expérience, avec « ses » mots. La maladresse dans l’expression fait partie des attentes et du moment fort. Le décalage avec le style académique de l’orateur principal provoquera alors l’émotion face à un « témoignage très touchant », puis la présentation du PowerPoint reprendra ;
  • situations où une personne de l’assemblée qui s’avère être un participant aux formations en alpha s’autorise à dire « vous parlez trop vite », l’intervenant se contentant de répondre « oui, c’est vrai, on a tendance à parler trop vite » et le colloque reprend ensuite à la même vitesse car le temps presse et il reste peu de temps pour arriver au bout de ce qui est programmé. Ce qui renvoie à d’autres contextes, particulièrement des contextes administratifs, où des personnes, ne sachant pas lire, face à des documents écrits à devoir remplir, déclarent avoir oublié leurs lunettes, de peur du regard de l’autre2.

Ces quelques situations nous ont poussés, des collègues formateurs et moi-même, à nous demander : comment faire autrement ? Comment dépasser des dispositifs faisant de groupes sociaux des caricatures ? Certains poussés à incarner le cœur (l’émotion) et d’autres la raison (le savoir) ? Comment sortir des carcans « apprenants = experts du vécu », « académiciens et chercheurs = experts de domaines de savoirs » ? Comment réenvisager les rapports de pouvoir et la relation au savoir des uns et des autres dans des assemblées faites par et pour des lettrés, dans lesquelles des personnes au statut de « non lettré » sont conviées ?

Adaptation/transformation – duel au soleil

L’éducation populaire/permanente est traversée par la tension entre l’adaptation au contexte (se faire une place dans la société pour exister aux yeux de lois explicites ou implicites) et la transformation du contexte vers plus de justice sociale. Au cœur de ces tensions, nous avons tenté des expériences à la croisée de ces visées d’intégration à des espaces existants et d’émancipation du modèle dominant.

L’infiltration des fous du roi

Avec Par Chemins, association française dont nous partageons valeurs et pratiques d’alphabétisation populaire3, nous avons mené un travail commun sur la problématique de l’école comme fabrique de l’illettrisme, basé sur le principe du croisement des savoirs. Dans un dispositif de formation appelé Regards croisés regroupant professionnels de l’alpha (surtout des formateurs) et des apprenants, que nous avons longuement raconté dans un Journal de l’alpha précédent4, nous avons questionné le fonctionnement et la culture de l’école, la non prise en compte des cultures populaires pour construire nos propres revendications à travers différentes formes d’expression.

Dans ce cadre, l’animatrice du groupe Par Chemins et moi-même avons été conviées à Reims à un colloque organisé par l’association française Initiales, ayant pour intitulé : Apprentissage du français et dialogue interculturel5. L’objectif était de relater en tant que professionnelles certaines des expériences que nous avions menées, avec comme angle de réflexion : Familles, écoles, vers une culture commune. Ce n’est pas parce qu’on parle la même langue qu’on a la même culture. Comment se comprendre ? Suite à cette invitation, ma collègue française a eu l’idée de ne pas se contenter de faire un récit au nom de tous mais de proposer aussi de participer ensemble et autrement avec une partie du groupe Regards Croisés. Peu habitués à ce type de prise de parole en public, les participants, particulièrement ceux au statut d’apprenants dans des formations en alpha, auraient été mis en difficulté s’ils avaient dû employer les codes culturels de la traditionnelle conférence. Leurs expériences scolaires leur ayant fait perdre confiance en eux, ils n’allaient pas en quelques jours acquérir les codes et les années d’expérience nécessaires pour se sentir à l’aise, c’est-à-dire à leur place, ou encore reconnus dans ce type de dispositif.

La culture comme « un outil de dignité pour les peuples », comme dit Jean-Pierre Nossent. Nous avons alors fait appel à un autre moyen d’expression qui allait offrir à chacun la possibilité de se sentir autorisé à prendre la parole, à savoir le théâtre d’objets. « Dans le théâtre d’objets, les personnages principaux ne sont pas des figures (humaines ou sous forme de marionnettes) mais bel et bien des objets. Ce sont en général des objets à l’état brut, non transformés pour le spectacle et utilisés comme des personnages (un jouet d’enfant, un tube de dentifrice, un crayon, une vieille théière, un post-it, etc.). Donner une seconde vie à des objets manufacturés produits en masse et délaissés par les consommateurs est (…) une des fonctions du théâtre d’objets. Ce décalage avec l’utilisation quotidienne des objets créant alors souvent des situations poétiques et humoristiques propices à l’imaginaire du spectateur. »6

Juste avant la date du colloque, nous avons donc créé collectivement, pendant trois jours, avec l’aide de la Compagnie Buissonnière, compagnie belge de théâtre-action, des scènes de théâtre d’objets reprenant les idées phares du travail mené dans la formation. Quatre scènes de théâtre de quelques minutes chacune ont ainsi été créées et jouées. Elles ont ponctué la journée de colloque. Dans cette expérience, il n’était plus question de « formateurs » ou « d’apprenants » mais d’un « tous comédiens » nommés, pour l’occasion, Les invisibles ont des choses à dire7. Jouer dans un colloque, hors des lieux connus et familiers du quotidien de l’alphabétisation, visait à faire entendre un autre point de vue, avec un autre mode d’expression, à vivre l’interculturel et non seulement à « parler sur ».

Comment ces interventions inhabituelles ont-elles été perçues par l’assemblée et les autres intervenants ? Avons-nous joué les fous du roi ?

Ce que les autres ont appris de ces moments, nous ne pouvons pas le savoir. Le public a applaudi. Ce sont les conventions quand une prestation se termine. Nous ne sommes pas allés chercher dans les boites crâniennes ni dans les cœurs ce que nous avons pu transformer, toucher, car, comme tous, à la fin, nous sommes rentrés chez nous. Mais, nous, participants-comédiens, avons été fiers de ce que nous avions réalisé. Dans un lieu de discours, nous avons apporté le théâtre, grâce aussi à l’association Initiales qui a eu confiance en notre proposition et en ce qu’elle pourrait apporter. Nous nous sentions un groupe, un collectif, regardé, entendu, écouté. Forts de cette expérience, certains du groupe, participant à un colloque pour la première fois, ont ensuite osé poser des questions de contenu pour mieux comprendre les interventions des chercheurs ou professionnels invités.

On casse les codes

Nous avons alors continué. Nous voulions faire connaitre la formation Regards croisés, donner envie à d’autres d’y participer. Le groupe de participants, accompagné par deux animatrices, a construit et coanimé un dispositif à destination du grand public visant à faire part des savoirs développés dans cette formation : savoirs didactiques et pédagogiques (comment construire des savoirs entre des personnes aux statuts inégaux dans la société) et des savoirs sur l’école dans ses dimensions historiques, politiques et organisationnelles.

Ce dispositif mêlait des éléments :

  • de type conférence : il s’agissait d’une matinée à destination de toute personne intéressée par ces savoirs qu’on proposait de partager, professionnels du secteur mais aussi, pour une fois, un grand nombre de participants à des formations en alpha ;
  • de type formation : nous avons fait vivre des extraits de démarches animées précédemment en formation pour les relier à des savoirs sur le monde de l’école.

Ce moment que nous avons appelé Présentation a clôturé un long processus de coconstruction de savoirs. Nous avons beaucoup travaillé à cette construction avec tout ce que cela implique de recherches, de temps, d’essais, d’erreurs, de conflits, y compris sociocognitifs. Nous avons tous tellement appris les uns avec les autres durant les temps de formation, avec grand sérieux, mais aussi avec des coups de gueule, parfois des larmes et des éclats de rire. Ce « nous » est un « tous apprenants », postulant l’égalité des intelligences et le tous capables.

Alors, cap ou pas cap ? Tous capables d’apprendre « des apprenants » !?


  1. Aurélie AUDEMAR, Cécile BULENS et Claire KUYPERS, Toi, moi et tous les autres. Tissons le vivre ensemble, 9e mallette pédagogique de la série Bienvenue en Belgique, Lire et Écrire Communauté française, Livret annexe, p. 10, https://lire-et-ecrire.be/Toi-moi-et-tous-les-autres-Tissons-le-vivre-ensemble
  2. Ces situations sont similaires même si l’une concerne le langage oral et l’autre l’écrit. L’apprenant ne dit pas « je ne comprends pas ce que vous dites ; les mots que vous employez, le manière donc vous vous exprimez me sont étrangers », comme il ne dit pas « je ne connais pas assez le code écrit pour remplir ce document ». Dans les deux situations, il va se baser sur un fait qui peut arriver à tous, analphabètes ou lettrés, « j’ai oublié mes lunettes » ou « vous parlez trop vite ». Ce n’est alors pas l’apprenant lui-même et son éventuel manque qui s’expose publiquement mais un fait qui lui est extérieur : un objet manquant (des lunettes) ou une attitude inadaptée du locuteur (un débit de parole trop rapide).
  3. Voir : Charlotte FAURE, Un laboratoire de formation non formelle mis en place avec les apprenants, in Journal de l’alpha, n°199, 4e trimestre 2015, pp. 61-71, www.lire-et-ecrire.
    be/ja199
  4. Regards croisés. Une formation mixte (ex-)apprenants-travailleurs, Journal de l’alpha, n°216, 1er trimestre 2020, www.lire-et-ecrire.be/ja216
  5. https://issuu.com/media08105152/docs/programme_colloque_2017_initiales_v
  6. www.linflux.com/arts-vivants/theatre-dobjets-lobsolescence-au-programme
  7. https://lire-et-ecrire.be/Les-invisibles-ont-des-choses-a-dire