La campagne de sensibilisation 2021 de Lire et Écrire, pensée en pleine crise covid, avait comme point de départ deux questions posées aux apprenants : « Que n’avez-vous pas pu faire ces derniers mois dans une société qui s’est rapidement numérisée ? » et « Que rêveriez-vous de pouvoir faire demain pour y vivre pleinement ? » Que nous apprennent les témoignages recueillis dont une partie seulement a été exploitée dans le cadre de notre campagne ? Pas mal de choses relatives aux savoirs et aux pratiques des apprenants. Et aussi les questions essentielles qui les traversent et qui nous concernent tous quant à l’avenir de notre humanité dans cet univers ultranumérisé.

Campagne 2021 de Lire et Écrire : et si nous revenions sur ce qui a été coupé au montage ?

Cécilia Locmant, Lire et Écrire Communauté française

Cela fait plusieurs années déjà que nos campagnes de sensibilisation s’appuient sur les contenus et récits construits avec les apprenants en formation à Lire et Écrire. Ce processus, nous l’avons longuement décrit, commenté, interrogé à travers plusieurs articles du Journal de l’alpha1. Nous avons parlé de la manière dont les apprenants s’impliquaient dans cette construction, à titre individuel ou collectif, au sein d’actions d’interpellation, de prises de parole, d’animations. Nous avons analysé sa genèse, ses freins, ses enjeux. L’objet de ce nouvel article est d’en parler une fois encore mais pour se pencher sur tout ce qui n’a pas pu être exploité à travers les supports de notre dernière campagne dont le format très court (capsules vidéos2) empêche une analyse fine des récits des apprenants. Cette fois, ce que nous voulons montrer, c’est cette matière brute qui a été « coupée au montage » et qui, selon nous, recèle beaucoup d’intérêt. Au détour ou en amont des questions posées, on découvre les pratiques culturelles présentes et déjà bien ancrées avant le covid, le quotidien des familles confinées et toutes leurs réflexions sur l’impact de cette situation, les solutions B mises en place, et puis de vraies questions de type philosophique concernant la société que ces personnes veulent pour demain, pour elles et pour leurs enfants…

Rétroactes

Est-il besoin de le rappeler, la crise sanitaire a plongé toute une partie de la population dans de très grandes difficultés d’accès à des services de base (syndicat, commune, école, santé, CPAS, Forem/Actiris…) et dans l’isolement social. L’absence de services de première ligne correctement accessibles a été une difficulté majeure constatée par les régionales de Lire et Écrire depuis mars 2020. C’est ce constat qui a été à la base de notre campagne 2020 Les oubliés du numérique3 qui a rencontré un large écho médiatique.

En 2021, nous avons décidé de poursuivre cette campagne avec comme objectif d’aller un pas plus loin : montrer les retombées concrètes (des tarifications élevées, sanctions, voire exclusions dans une série de services essentiels), et dépasser le stade des constats, effectivement très sombres, pour y greffer un autre volet, le besoin de perspectives pour ces mêmes personnes. Et si on leur donnait la parole, quelle serait la société numérique dans laquelle elles se sentiraient pouvoir vivre ? Notre campagne s’intitulerait cette fois Les oubliés du numérique : Delete ou Enter ?

Pour la réaliser, nous avons posé deux questions à différents groupes au sein de toutes les régionales de Lire et Écrire entre mai et juin 2021. Retranscrites bout à bout, leurs réponses totalisaient presque 40 pages. Pour travailler avec notre partenaire RTA (Réalisation Téléformation Animation) qui allait scénariser ces réponses, nous ne pouvions en retenir que de courts extraits.

Pour vous faire découvrir ce qui a été dit par les apprenantes et apprenants mais qui n’a pas été valorisé dans le cadre de notre campagne, je me suis replongée dans ces 40 pages pour identifier les éléments qui revenaient le plus souvent dans leurs propos et semblaient faire écho à des préoccupations partagées par d’autres dans différents groupes en formation. Pour ce faire, mon parti pris a été de les classer en les regroupant par catégories. Autre filtre que j’ai introduit : privilégier les réponses qui permettent de comprendre le contexte de vie de la personne et qui correspondent à une prise de parole personnelle. Les réponses sous forme de listes d’items (résultats du travail dans des groupes plus débutants) – « Ce que je n’ai pas su faire c’est : prendre le bus, aller chez le médecin, suivre ma formation, etc. » – n’apparaitront donc pas ici.

« Qu’est-ce que vous n’avez pas pu faire ou qui vous a posé problème ces derniers mois dans une société qui s’est rapidement numérisée ? »

Vivre tout simplement

Que nous apprennent les personnes interrogées sur ce qu’elles n’ont pas pu faire pendant le confinement ? La première catégorie que j’ai identifiée, je l’ai appelée Vivre tout simplement. Elle rassemble des paroles qui concernent la sphère privée des apprenants et qui, jugées peut-être peu significatives de leurs réalités propres, n’ont pas été relevées dans le cadre de nos constats de campagne. Et c’est justement cela qu’il me semble intéressant de mettre en avant dans cet article : ce ressenti presque universel d’avoir été empêchés de vivre durant la pandémie.

Je prendrai quatre témoignages pour illustrer leur vécu :

  • « Avant, on était libres, on sortait comme on voulait, on allait partout, faire les courses avec les enfants, on voyait les amis et on partait en vacances. »
  • « Les contacts me manquent, les moments où on reste ensemble. On ressent de l’isolement. »
  • « Au début du confinement, on a eu une sensation de repos, la chance de pouvoir faire d’autres choses, à la maison, mais on s’est vite sentis en prison et là, on ne rigole plus, c’est terrible, on devient fatigués, on se sent dans le trou et déprimés. »
  • « Mes enfants sont devenus gros, leurs vêtements sont devenus trop petits. Ils s’ennuyaient et compensaient avec la nourriture. Moi, par contre, cela m’a carrément coupé l’appétit. »

La privation de liberté est vécue comme une claque par les apprenantes et apprenants et n’est pas sans conséquences sur leur santé mentale. On perçoit aussi leur inquiétude par rapport au désœuvrement dans lequel leurs enfants ont été plongés. Nous voyons aussi – comme nous le verrons dans d’autres domaines – ce qu’ils faisaient avant le confinement et qui ne correspond pas nécessairement aux représentations que nous avons habituellement de leurs pratiques sociales : sortir, voir des amis, partir en vacances…

Suivre la scolarité des enfants, mettre des limites dans leur usage du numérique

Dans le prolongement de la première catégorie, une seconde nous permet de faire un temps d’arrêt sur les inquiétudes et constats des apprenants par rapport à l’usage addictif d’internet par leurs enfants. Ici aussi, on retrouve des difficultés vécues par pas mal de parents, analphabètes… ou pas :

  • « Le numérique, ça va trop vite et pour les enfants, comme pour nous, c’est traumatisant. C’est nouveau, je n’étais pas habituée. »
  • « Mon fils de 13 ans a son ordinateur dans sa chambre et il descend rarement sauf quand il a faim. Je me dis que c’est trop, il devient esclave du numérique. Et moi, comment puis-je savoir le temps qu’il passe réellement à travailler pour l’école et le temps sur autre chose ? »
  • « J’ai du mal à mettre les limites. Je suis veuve, mon fils n’a plus de papa et quand il insiste pour aller sur l’ordinateur, parfois je cède car j’ai peur de lui faire de la peine. »
  • « Les enfants ont dû travailler les cours sur smartphone ou ordinateur mais on se rend compte qu’ils se sont habitués et qu’ils sont tout le temps dessus. Presque sans arrêt et parfois ça dérape car ils ont vu des choses qu’il ne fallait pas. C’est dangereux. Ma petite de 8 ans s’est beaucoup ennuyée pendant le confinement et elle était tout le temps avec sa tablette. »
  • « On n’est plus comme avant, tout le monde est sur son téléphone et quand je dis à mes enfants ‘À table, on mange’, j’entends ‘Attends, attends…’ »

À travers ces propos, nous apprenons à quel point les personnes interrogées sont inquiètes par rapport à la place prédominante que le numérique prend dans la vie des jeunes. Les parents analphabètes, comme tous les autres parents (et peut-être plus que les autres parents), ont peu de prise sur le phénomène et l’on perçoit ici leur désarroi. Leurs enfants se réfugient dans ce monde numérisé et leur échappent ; les contacts familiaux se délitent ; les usages numériques de leurs enfants deviennent incontrôlables. Au-delà, ils s’interrogent sur les changements inéluctables introduits par cet outil dans l’équilibre familial, la famille étant un repère essentiel pour la plupart des personnes interrogées.

Utiliser internet

Une autre série de difficultés, plus concrètes, ont été relevées à travers les témoignages des apprenants. Ils ont été empêchés de faire pas mal de choses : faire des achats en ligne, aller au contrôle technique, remplir leur déclaration d’impôt, etc.

Certains ont cependant franchi le cap du numérique avec des résultats parfois mitigés… ou ont décidé de ne pas le franchir pour des raisons clairement affichées de protection de la vie privée ou de risques d’arnaque bien réels :

  • « J’ai été obligée de faire mes courses sur internet et comme je voulais partir en vacances, je me suis débrouillée pour acheter mes billets d’avion. »
  • « Je n’ai pas pu acheter un billet d’avion par internet, non seulement c’est difficile pour moi, mais aussi je ne veux pas exposer mes données bancaires sur internet. Je n’ai pas confiance. »
  • « Quand on commande des pièces sur internet pour la voiture, si ce n’est pas la bonne pièce, il faut recommencer et retourner pour échanger la pièce. Il faut reprendre rendez-vous et c’est difficile, je me suis déjà trompé. »
  • « Pour le contrôle technique, avant c’était facile pour les rendez-vous par téléphone et maintenant c’est difficile, on ne comprend pas toujours ce qui se passe. Avant on avait le papier direct et on se présentait, mais maintenant on doit prendre rendez-vous par internet et c’est très compliqué. »
  • « J’ai beaucoup de problèmes avec les formulaires. En plus, je me suis déjà fait arnaquer deux fois. Une fois pour des billets d’avion que je n’ai jamais eus et une fois pour mon visa pour aller au Canada. »

Au-delà de ces inquiétudes légitimes, on voit aussi en filigrane la perte d’autonomie engendrée par ce tout numérique. Cette perte d’autonomie est omniprésente ; on la retrouve dans bon nombre d’autres activités (prendre un rendez-vous en ligne, aller à l’hôpital, se faire vacciner, renouveler son abonnement de transport). Et elle a comme corolaire une mise à nu parfois rude et douloureuse du statut de non-lettré comme le décrivent certains apprenants :

  • « On doit prouver aux contributions qu’on ne sait pas lire et écrire et on se sent mal. Les gens nous disent qu’on parle super bien, ils ne se rendent pas compte qu’on a un handicap pour écrire et ils ne nous croient pas. »
  • « Depuis le virus, tout est devenu trop compliqué et on se sent handicapé pour beaucoup de choses. Beaucoup de gens nous jugent et ne comprennent pas ce qu’on vit. »

Se former

Parmi les témoignages recueillis apparait aussi cette autre mauvaise nouvelle pour les personnes en formation : l’arrêt des cours en présentiel. Une partie des apprenantes et apprenants qui disposaient de matériel ou ont été équipés par les centres de formation ont accepté la proposition de cours à distance. Pour eux, c’était important de garder le contact, de se reconnecter au groupe, de sortir de l’isolement :

  • « Les formations en présentiel m’ont manqué car on ne voyait plus personne. Je ne savais plus discuter avec les gens comme avant. Se connecter en ligne, heureusement, on a pu le faire, mais ce n’est pas facile… »
  • « Le numérique, c’est bon car on a pu toujours continuer les cours et ça me tenait à cœur, vraiment… »

Quelques rares personnes diront que le distanciel, c’est pratique car ils habitent loin du lieu de formation. D’autres identifieront très vite les limites de cette pédagogie à distance : « Avec Zoom, les mots partir, restent pas dans la tête. »

D’autres se montreront très enthousiastes – souvent ceux qui sont déjà à un niveau plus avancé dans leurs apprentissages linguistiques – et parleront, au-delà de l’opportunité de garder le contact avec le groupe, de leur montée en compétences :

  • « J’ai beaucoup travaillé la lecture avec les enregistrements vocaux de notre professeur et cela m’a permis de continuer à bien progresser. »
  • « On a appris beaucoup de choses avec le smartphone, des choses qu’on ne savait pas faire avant, comme envoyer des documents sur WhatsApp. »

Une apprenante explique que c’est grâce à cette nouvelle maitrise des outils numériques qu’elle a par exemple pu se faire envoyer une ordonnance destinée à sa mère qui habite à l’autre bout de la Belgique et ainsi aller très vite chercher les médicaments nécessaires. Une autre personne qui suivait des cours de Zumba a pu s’organiser après le confinement pour trouver un covoiturage et ainsi rallier une salle plus éloignée de son domicile, gagnant par ce fait une nouvelle autonomie : « Comme je n’ai pas de moyen de locomotion, j’ai laissé un message sur Messenger à ceux du groupe de danse, demandant si quelqu’un pouvait me prendre à la gare de Charleroi pour aller à Loverval et j’attends une réponse. Avant, je ne savais pas faire ça. »

Certains apprenants diront aussi que, grâce à WhatsApp, YouTube, etc., ils ont pu aller plus loin dans la découverte, l’appropriation de certaines compétences liées à leurs centres d’intérêt, leurs loisirs :

  • « J’aime coudre et j’ai regardé des vidéos sur YouTube et grâce à cela, j’ai pu réaliser mon canapé moi-même. J’ai cousu tous les coussins, j’ai mis de la mousse dans le tissu et je suis très fière de pouvoir dire que mon salon, je l’ai fait moi-même. »
  • « Avec les enfants, on mettait des vidéos de gymnastique et chaque jour, ensemble, on suivait le cours et on riait beaucoup. »
  • « J’utilise WhatsApp avec mon formateur et, à la maison, je regarde beaucoup YouTube. J’aime bien la mécanique et je regarde beaucoup comment on répare les voitures. »
  • « Je n’utilise que le clavier en français, ça m’oblige à écrire et à lire pour continuer à apprendre le français. »

Ces pratiques, la sociologue Dominique Pasquier – que nous avions invitée en 2019 lors d’un séminaire pour présenter son enquête sur les usages d’internet en milieu populaire4 – les avait elle-même relevées. À travers différents exemples, elle avait montré le rôle qu’internet joue dans l’acquisition de techniques concernant les hobbys des personnes interrogées : bricolage, construction de sa maison, jardinage…

Tout comme elle l’avait également découvert, des apprenants de Lire et Écrire disent utiliser Google pour mieux comprendre certaines problématiques liées à la santé :

  • « Grâce au numérique, j’ai pu comprendre beaucoup de choses sur les problèmes de langage de ma fille. Elle ne parle pas bien et en regardant des vidéos sur internet, j’ai compris pourquoi certains enfants ont difficile à parler. »
  • « J’ai un problème et mon médecin a dit que ça venait probablement de mon nez. Il a dit ‘les végétations’ et comme je ne comprenais pas, j’ai écrit ce mot sur Google et avec une vidéo, j’ai tout compris. »

« Quelle serait la société numérique dans laquelle je sentirais que je peux vraiment exister et vivre ? »

Passons maintenant aux réflexions et désirs exprimés par les apprenants suite à la deuxième question posée. Ce que nous avons constaté et répercuté à travers notre spot de campagne, c’est cette volonté, pour une grande partie des personnes interrogées, de participer à cette société numérique, mais sous certaines conditions, notamment la réduction des couts liés à internet, le maintien de guichets dans les services publics, la prise en compte des personnes illettrées, etc. En gros, les apprenants et apprenantes tentent de s’accrocher au train du numérique, mais ils sentent qu’outre la question de l’accès financier, leur rapport difficile à l’écrit complique les choses et renforce les pièges tendus et leur invisibilité. Il faut néanmoins le souligner, dans plusieurs régionales de Lire et Écrire, cette deuxième question n’a pas pu être travaillée au sein des groupes car les personnes avaient beaucoup de difficultés à se projeter dans cet avenir-là. Une régionale a même analysé ces réticences plus en profondeur avec son groupe et nous a transmis son analyse. Ce qui en est ressorti, c’est que se projeter sans le numérique, c’est déjà compliqué mais que ce l’est encore davantage avec le numérique. Les personnes sont dans un besoin criant de communication verbale, de contacts humains et non d’écrans. Ce qui nous amène naturellement à présenter la catégorie suivante.

S’expliquer en face à face

Une grande partie des personnes interrogées comprennent qu’on ne pourra pas revenir en arrière et parlent du stress et de la peur qui les taraudent à chaque fois qu’elles doivent entrer en communication à distance avec les services publics, les administrations, les employeurs. Cette marche forcée ébranle des pratiques qui sont majoritairement valorisées par les apprenants, le contact direct avec un interlocuteur :

  • « C’est mieux de discuter directement avec les personnes des différents services que de s’expliquer par écrit avec internet. »
  • « Je préfère la société sans internet. Ici j’ai postulé à l’ICDI5 et je dois le faire par internet, avant tu remplissais un formulaire papier et tu le portais. »
  • « C’était beaucoup mieux l’ancien système où on se déplaçait pour aller chercher du travail, on voyait les gens, on expliquait pourquoi on a envie de travailler là, mais maintenant il faut tout faire par internet et c’est pour ça que beaucoup ne trouvent jamais de travail. »
  • « Au téléphone, quand il faut taper 1 puis 2, ça va ; si c’est plus long, 3 puis 4, j’abandonne et vais droit au but ; j’essaye de rencontrer en vrai la personne. »

On retrouve également ce type de propos dans l’enquête de Dominique Pasquier quand elle parle de la transformation du rapport aux administrations qui est vécue comme une rupture avec le face à face utilisé préférentiellement par les personnes des classes populaires.

L’analyse des apprenants de Lire et écrire que nous avons interrogés va même plus loin car ils pointent très précisément tout ce que l’on perd quand les contacts humains se raréfient, dans les services publics tout comme en formation :

  • « Le tout numérique me stresserait, je serais plus vite paniqué. Le téléphone et le face à face me rassurent. À Lire et Écrire, on apprend les uns des autres. J’ai fait mon béton grâce aux conseils d’un autre apprenant. Chacun a ses compétences et on partage. »
  • « J’ai utilisé le numérique parce qu’il fallait mais, au sinon, je ne l’utiliserais pas. J’ai besoin de voir les gens, de bouger, de venir en formation. Cela me permet de voir la nature, prendre des photos et en discuter avec les autres du groupe. »

Que nous disent ces personnes à travers de telles phrases ? Que nous nous construisons avec les autres, à travers les rencontres, les chemins de traverse, la beauté de la nature et les émotions que tout cela fait naitre.

Limiter les usages et les dépenses : avoir le choix

Les apprenants interrogés ne sont pas dupes et sentent très bien qu’ils sont des consommateurs pas toujours éclairés ni consentants des usages imposés par la société numérisée. Et cela a un cout. Ils appuient leur analyse sur l’évolution extrêmement rapide des technologies et des outils :

  • « Comme le GPS maintenant est sur le téléphone, je ne sais pas l’utiliser et plus on avance, plus c’est compliqué. Les téléphones doivent être de plus en plus performants et on doit faire des dépenses, ça ne va pas, on n’a pas besoin de tout ça. »
  • « La société fait tout pour qu’on soit obligé de dépenser de l’argent, je rêve qu’internet soit gratuit, il y a bien des pays qui le font, pourquoi pas ici ? C’est comme VOO pour la télévision, maintenant on nous oblige à avoir internet mais on paie plus. »
  • « Pour les voitures, les mobylettes, avant les gens faisaient leurs réparations et maintenant, avec l’électronique, il faut toujours payer le garagiste. Actuellement, on voit bien que tout est fait pour qu’on paie plus [de produits ou de services] et plus cher. »

Derrière ces réflexions, ce qu’ils disent aussi, c’est qu’ils voudraient avoir le choix de décider d’accepter ou pas de se servir d’internet pour les courses, la banque, la poste, l’emploi… Internet, ce n’est pas une solution miracle et ils en sont bien conscients : « Comme pour les paiements par téléphone, certains disent que c’est plus facile mais moi, je ne veux pas. Après si mon téléphone tombe en panne ou si on me le vole, je fais quoi ? »

Cette inquiétude est compréhensible et justifiée à l’ère où se multiplient les phishings (subtilisation de données bancaires) pour les personnes privées6 et les hackings (piratages informatiques) au sein de services publics essentiels comme on l’a vécu il y a peu en Belgique à travers ceux dont ont été victimes un hôpital, une administration communale… et qui ont abouti à un blocage complet des activités de ces services. Alors quelles seraient les solutions à envisager ?

Se former au numérique

Les apprenantes et apprenants ont aussi une représentation très claire des formations numériques qui leur seraient utiles pour vivre ou fonctionner dans la société de demain de façon autonome :

  • « Moi, je veux apprendre pour ne pas rester derrière. Donc, société numérique, oui, mais pour apprendre des choses pratiques qui nous servent dans la vie de tous les jours. Il faut tirer le bon de ça mais aussi mesurer le mauvais et mettre des limites. »
  • « Pour les factures et les réservations, une commande, des travaux à faire, c’est pareil. Les sociétés d’énergie envoient les factures par mail et si on veut réserver pour un voyage, un restaurant, cela se fait aussi de plus en plus par internet. Je ne pense pas qu’on va revenir en arrière mais il faut qu’on soit formés, qu’on nous laisse la possibilité d’apprendre. »
  • « Pour pouvoir arriver à suivre, il faut avoir la capacité d’utiliser l’ordinateur ou le smartphone afin de comprendre les démarches à faire. Est-ce qu’il n’y a pas moyen d’avoir des cours pour pouvoir les manipuler et être en mesure de compléter le nécessaire de façon autonome ? »
  • « Je voudrais savoir lire et écrire pour utiliser l’ordinateur. Comme cela, je pourrais faire mes papiers moi-même sans demander de l’aide. »
  • « Dans ce monde numérique, qu’est-ce que je veux ? Que les parents qui ont des difficultés avec l’informatique puissent avoir des cours. Et aussi que les grands-parents apprennent à manipuler le GSM (utiliser les réseaux sociaux actuels comme Instagram par exemple) et l’ordinateur portable. »

Parmi les autres demandes exprimées, on retrouve aussi souvent des besoins tels que pouvoir écrire ses mails tout seul, envoyer des CV et chercher de l’emploi. Il y a aussi ce souhait d’avoir suffisamment de compétences pour suivre et canaliser les usages numériques des enfants – savoir mettre un code parental par exemple – que les apprenants décrivent comme « plus connectés, plus doués qu’eux ».

Des solutions alternatives

Pour les personnes interrogées, il faut donc penser ce monde en prenant mieux en compte leurs difficultés et en sauvegardant les valeurs humaines essentielles : solidarité, sens de la famille, entraide, empathie, écoute, partage… Elles ont bien compris que leurs difficultés avec la lecture et l’écriture risquent, dans une société entièrement numérisée, de mettre de plus en plus en danger le respect de leurs droits « par rapport à ceux qui savent ». Parmi les exemples cités : disposer d’un numéro de téléphone gratuit où appeler les services numérisés quand elles ne s’en sortent pas, pouvoir faire appel à quelqu’un dans les services publics qui prendrait la peine de montrer « comment on se sert de la machine ». Elles plaident aussi pour des interfaces plus accessibles sur les sites à utiliser dans la vie quotidienne. Plus globalement, elles font une distinction essentielle entre « se parler » via le numérique et « se comprendre », et considèrent que si effectivement leurs enfants maitrisent mieux ces technologies et qu’ils avancent très vite dans cette voie, c’est loin d’être une avancée en termes humains. Cette question de l’avenir des jeunes privés de leur enfance, incapables de « s’amuser dehors », se détournant d’un repas partagé avec leurs parents… est, selon eux, une question essentielle à poser dans le cadre de la réflexion menée autour de la société numérisée de demain… Le choix d’adhérer ou pas à tout ce qui nous est proposé et imposé leur parait dès lors primordial. Pour eux, la société idéale ne peut se construire qu’à travers ces balises.


  1. Le dernier en date : Cécilia LOCMANT, Toute ressemblance avec des personnes existantes ou ayant existé est purement fortuite et involontaire…, in Journal de l’alpha, n°221,
    2e trimestre 2021, pp. 53-62, www.lire-et-ecrire.be/ja221
  2. Pour en savoir plus, voir nos deux capsules : https://lire-et-ecrire.be/Les-oublies-du-numerique-2021
  3. Voir : https://lire-et-ecrire.be/Journee-de-l-alpha-2020-Les-oublies-du-numerique
  4. Voir : Dominique PASQUIER, L’internet des familles modestes. Enquête dans la France rurale, Paris, Presses des Mines, 2018. Un résumé a été publié dans le Journal de l’alpha : Dominique PASQUIER, Une enquête sur les pratiques numériques en milieu populaire, n°218, 3e trimestre 2020, pp. 50-61, www.lire-et-ecrire.be/ja218
  5. Intercommunale pour la Collecte et la Destruction des Immondices de la région de Charleroi.
  6. Voir : Phishing en 2020 : les chiffres, 24 mars 2021, www.febelfin.be/fr/communique-de-presse/phishing-en-2020-les-chiffres