Durant plusieurs années, les apprenant·es du Centre alpha de Schaerbeek ont décidé d’aborder leurs difficultés liées au logement avec le soutien de trois formatrices — Lydia Tsiolakoudis, Fadella Nouri et Lucie Munyengaju — et d’un ancien animateur de RenovaS1 — Daniel Roland — qui fait aujourd’hui lui aussi partie de l’équipe pédagogique du centre. À travers le récit de cette expérience, ces formateur·ices reviennent sur l’émancipation de leurs groupes et sur ce qu’ils·elles ont eux·elles-mêmes appris.

Comment faire naitre, grandir et circuler l’entraide : quand des animations sur le logement débarquent en alpha pop

Sur base d’une rencontre avec Daniel Roland, Lydia Tsiolakoudis, Fadella Nouri et Lucie Munyengaju, Centre Alpha de Schaerbeek
Mis en forme par Sebastian Demolder, Lire et Écrire Communauté française

Tout débute avec l’asbl RénovaS : une initiative de quartier située à Schaerbeek rassemblant des architectes et des travailleur·euses sociaux·ales qui se donne pour mission d’offrir aux habitant·es un accompagnement rigoureux sur les questions de logement et d’urbanisme au travers de plusieurs services (et ce depuis bientôt 30 ans) :

  • Offrir une interface entre les habitant·es et les initiatives régionales et communales en termes d’urbanisme
  • Coordonner des contrats de quartier sur le territoire de la commune
  • Sensibiliser et informer les habitant·es

C’est dans le cadre de ce dernier service (sensibiliser et informer) que Daniel Roland se rend auprès des formatrices du Centre alpha de Schaerbeek en tant qu’animateur du contrat de quartier Stephenson :

DR : Mon rôle, c’était d’aller dans les associations et faire des animations pour parler des problèmes qui tournent autour du logement et inciter les habitant·es de la commune de Schaerbeek (en particulier cell·eux qui étaient dans le périmètre du contrat de quartier) à venir trouver les conseiller·ères en logement pour qu’ils·elles puissent se faire aider : autant les locataires que les propriétaires.

J’étais équipé d’une palette d’outils : 10 animations qui avaient été conçues chez RenovaS, par des architectes avec le Réseau Habitat2, pour aborder les problèmes de logement qui sont régulièrement rencontrés en Région bruxelloise. L’idée c’était de parler de tout ce qui est humidité, économie d’énergie, insalubrité…

C’est là, avec trois formatrices du Centre alpha de Schaerbeek, que naissent les différents projets de soutien. Lydia Tsiolakoudis, formatrice depuis 20 ans et pensionnée depuis le 1er juillet 2025, a entrepris pendant quatre ans de travailler avec ses apprenant·es sur les difficultés liées au logement. Quant à Lucie Munyengaju et Fadella Nouri, elles ont décidé d’aborder ces questions avec leurs apprenant·es au travers d’activités ponctuelles qui ont eu lieu durant deux ans.

Aborder le logement en alphabétisation

Les difficultés liés au logement sont extrêmement répandues, mais rares sont les moments dans le quotidien où on ose les mettre sur la table. Les formateur·ices savent bien qu’il y a là quelque chose de délicat : parler de ces difficultés spécifiques engendre souvent des sentiments de honte, de culpabilité ou même de peur. Pour des apprenant·es en alpha, la situation est d’autant plus délicate que l’univers des contrats de bail, des factures, des obligations et autres formalités peut vite représenter un mur infranchissable. Dès lors, pour ne pas se confiner à la passivité et demeurer avec ces sentiments, nos quatre formateur·ices estiment qu’il est primordial de les prendre en considération et de les partager.

DR : Quand j’arrivais avec mes animations, seul, avec l’architecte ou la conseillère en rénovation, on partait toujours des besoins des apprenant·es-habitant·es, de leurs constats et de leur propre logement. On faisait un brainstorming sur les difficultés qu’ils·elles rencontraient et on définissait ensemble des thématiques, ce qui nous permettait ensuite de partir de problèmes concrets pour construire des animations qui correspondent aux apprenant·es.

Le premier contact consistait en la prise en compte collective des vécus de chacun·e. Les constats s’accumulaient lors des échanges et, peu à peu, les apprenant·es et formateur·ices se rendaient compte que plusieurs des problématiques étaient en réalité communes :

FN : Je me souviens que dans mes groupes la question de l’humidité revenait beaucoup, celle de la consommation d’énergie aussi.

LT : La plupart de nos apprenant·es étaient dans des petits logements (parfois une ou deux chambres pour des familles de cinq personnes) et ils n’ont pas les moyens de prendre plus grand. […] On constatait aussi que de façon générale que l’insalubrité était un gros problème à Bruxelles, comme la ville est en grande partie faite de vieilles maisons…

DR : C’est vrai qu’à Bruxelles, on se retrouve avec du vieux bâti de plus de 100 ans, parfois 200 ans. Et il y a des logements qui ne sont plus du tout aux normes. Par exemple, on retrouve beaucoup de maisons unifamiliales qui sont transformées en appartements. Ce n’est pas du tout adapté et il y a des propriétaires qui profitent de cette situation, qui encaissent des loyers et qui derrière ne font rien pour les locataires. […] Bruxelles manque de logements, mais surtout de logements salubres !

C’est le caractère commun de ces problématiques, et leur mise en lumière, qui renforçait les liens au sein du groupe et faisait naitre un sentiment de collectivité. On était arrivé·e seul·e, avec des soucis discrètement mis sous le tapis, et on se retrouvait maintenant ensemble, en groupe, face à un problème de société. Lentement, la honte se dissipait.

DR : L’idée c’était d’apporter du dialogue et des informations aux apprenant·es pour faire en sorte qu’ils·elles puissent se déculpabiliser dans un premier temps. En parallèle, les animations avaient aussi pour objectif d’outiller les apprenant·es face à un maximum de problèmes, des plus petits aux plus complexes.

LT : Dans les animations, on a abordé les droits et les devoirs des locataires, les documents officiels comme le contrat de bail, l’état des lieux, le reçu de la garantie locative, mais aussi la question de savoir comment économiser de l’énergie, du gaz et de l’eau parce que les prix avaient beaucoup augmenté à l’époque.

DR : On leur montrait en fait des petits gestes à appliquer au quotidien qui pouvaient faire économiser jusqu’à 2000 € par an. Au niveau de l’eau, par exemple, je leur montrais ce qu’une fuite « goutte à goutte » pouvait couter et comment il était possible de la gérer. Au niveau de l’énergie, je leur donnais des petits trucs comme éteindre les multiprises, enlever la prise du GSM si on ne le charge pas, éteindre complètement la télé et ne pas la laisser en mode veille… On parlait vraiment de choses concrètes et, à chaque fois, on parlait du coût que ça engendrait si on ne le faisait pas. […] Mais au-delà, au-delà des économies, c’est surtout cette question de la santé qui était primordiale dans les animations.

LT : Une activité qui a beaucoup plu aux groupes est celle sur l’humidité. Daniel montrait comment nettoyer les taches noires d’humidité avec des produits naturels (du vinaigre, du bicarbonate de soude, du citron…) ou encore comment aérer les maisons… L’idée c’était de leur apporter des solutions qui n’étaient pas miracle mais qui leur permettaient d’avoir un environnement un peu plus sain.

Certaines animations avaient plus de succès que d’autres. Daniel s’est rendu compte qu’en alpha, tout ne marchait pas, et que certaines habitudes devaient être questionnées.

DR : La Région met en place des tas de documents que les personnes en situation d’analphabétisme ne savent pas lire. […] Et donner des flyers s’il n’y a personne pour les expliquer, ça ne sert à rien. Je pense, clairement, qu’il faut un accompagnement plus que verbal. Ce sont les formatrices qui m’ont accueilli chez Lire et écrire qui m’ont permis de prendre conscience de ça.

C’est en effet grâce à l’expertise des formatrices que les animations ont pu être modifiées au fur et à mesure : au niveau du vocabulaire et des moyens de communication. En effet, comme le rappelle Fadella : « la langue ne se suffit pas, il faut adapter ». Parmi les outils qui sont devenus phares, on retrouvait des outils pédagogiques, mais aussi visuels comme la « Maison malade », le jeu « Energic’à brac » et l’exercice des bouteilles d’eau.

LT : En fait, avec les groupes de lecture et écriture niveau 1 on travaillait avec la méthode MNLE (la « Méthode Naturelle de Lecture Écriture »). Pendant toute l’année, en parallèle des animations avec RenovaS, on se penchait sur des textes qui abordait des thèmes en lien avec le logement en reprenant le vocabulaire spécifique utilisé par Daniel lors des animations pour le travailler et le comprendre.

DR : Pour ce qui est de la Maison malade (LT : aussi appelée la Maison pourrie par une des apprenantes), c’est la maquette d’une maison de deux étages conçue par les architectes de RenovaS. La maison comporte toute une série de problèmes (dégâts, humidité, agencement des pièces). On demandait aux apprenant·es de faire le tour de la maison et à chaque fois qu’ils·elles trouvaient un problème on en profitait pour aborder le Code bruxellois du logement, la loi et ainsi de suite…

« Energic’à brac »3 est un jeu qui permet d’expliquer comment le système des fournisseurs d’énergie fonctionne, comment il a été libéralisé en Belgique etc. Parfois, les apprenant·es étaient chez un fournisseur plutôt cher et ne savaient pas qu’ils·elles pouvaient changer, comparer les prix…

Et pour l’exercice des bouteilles, ça consistait à comprendre la quantité d’humidité qu’on génère dans une habitation avec des bouteilles d’eau qu’on remplissait. C’était très visuel : avec des bouteilles remplies sur la table, on voyait tout de suite combien de litres d’eau on pouvait dégager après une nuit. On pouvait aussi se rendre compte pourquoi deux chambres pour une famille de sept personnes ce n’est pas du tout adapté et que la surpopulation génère beaucoup trop d’humidité.

De la peur à la révolte

Le caractère pratique et visuel des animations débloquait la parole et facilitait les échanges. La fréquence des animations – un jour par semaine toutes les deux ou trois semaines, avec parfois une même animation étalée sur plusieurs semaines — permettait de développer des connaissances solides, y compris pour les formateur·ices. Le groupe gagnait en confiance et se rendait capable d’aborder des difficultés de plus en plus épineuses, comme celle des propriétaires véreux.

DR : Beaucoup des problèmes abordés ne dépendaient pas des apprenant·es, mais bien de leurs propriétaires. Parfois on avait carrément des propriétaires véreux qui ne voulaient rien faire pour leur locataire, et qui leur mettaient la pression pour qu’ils·elles s’en aillent… et on se retrouvait face à des locataires qui n’avaient aucune solution

LT : C’est très difficile pour les apprenant·es sans emploi qui ont une habitation insalubre. Trouver un autre appartement est impossible, et les propriétaires demandent souvent deux ou trois mois de salaire pour faire des comparaisons. Du coup, parce qu’ils·elles ne travaillent pas et n’ont pas les revenus requis (via le CPAS ou le chômage), ils·elles sont coincé·es. Et donc, ils·elles ont peur de partir de leur logement insalubre.

LM : Et quand ils·elles donnent une garantie locative c’est souvent en cash, et ils·elles n’ont aucune preuve qu’elle a été payée. Donc, même s’ils·elles réussissent à partir, leur garantie risque de ne jamais être remboursée. Mais les animations les ont quand même aidé·es à y voir clair et à comprendre les bases des procédures de la garantie locative, de l’état des lieux etc., et puis à comprendre aussi quels sont les devoirs du propriétaire et ceux des locataires. Parce que, souvent, les apprenant·es pensent qu’ils·elles doivent tout faire eux·elles-mêmes…

DR : Et c’est là que RenovaS intervenait également en accompagnant les apprenant·es-locataires pour qu’ils·elles puissent défendre leurs droits. L’asbl a en effet fini par engager une conseillère en logement avec un profil d’assistante sociale pour que les choses changent : elle accompagnait les locataires à trouver une solution avec le propriétaire, les aidait à trouver un autre logement, les guidait vers des aides comme Infor GazElec3, ou les accompagnait à faire des demandes auprès des logements sociaux.

Plusieurs apprenant·es ont ainsi trouvé des solutions à leurs difficultés.

DR : Un jour, on a eu le cas d’une dame qui avait des problèmes de santé parce que son logement était insalubre : elle avait énormément d’humidité […]. Au début des animations elle n’en parlait pas du tout mais, petit à petit, le sujet a été abordé et le jour où Lydia a vu les photos de son habitation, elle a fait des yeux pas possibles. Elle a demandé à l’apprenante si elle pouvait me montrer les photos et quand je les ai vues, je lui ai dit qu’il fallait qu’elle aille voir la conseillère en logement.

LT : Et c’est ça qui lui a permis, au final, de quitter son logement ! J’étais si contente pour elle à ce moment-là…

Nos quatre formateur·ices devaient également prendre en compte le fait que la défense des droits était très loin d’être une évidence pour beaucoup apprenant·es. Dans beaucoup de pays, revendiquer des droits peut être mal vu ou même puni par la loi et manifester est, dans certains cas, tout simplement interdit. Dans ce contexte, Daniel rappelle une fois de plus l’importance de la collaboration entre tous les membres impliqués dans un projet :

DR : Il y a parfois comme un choc culturel qui se fait entre les droits qu’ils·elles sont censé·es avoir ici et ceux de leurs pays d’origine. Donc, au-delà de parler de logement, on devait aussi utiliser des méthodes interculturelles pour pouvoir décortiquer un peu la différence entre le pays d’accueil et le pays d’origine. […]

Mais pour moi, c’est aussi la collaboration qui a primé : la collaboration entre les apprenant·es, les formateur·ices et aussi les acteur·ices externes. En tant qu’animateur chez RenovaS, j’apporte une information, celle-ci est ensuite décryptée par les formateur·ices, ce qui permet de m’adapter. Puis on informe le relais social de ce qu’on on a dit et des informations qu’on a apportées. Alors, on accompagne les apprenant·es à aller trouver le relais et la conseillère qui vont les renseigner et prendre la main. C’est cette collaboration qui permet à une équipe d’accompagner les apprenant·es pour qu’ils·elles puissent défendre leurs droits et reprendre confiance.

Grâce à l’écoute, dans un premier temps, et à la collaboration ensuite, les groupes se sont armés d’une confiance commune. La honte et la culpabilité faisaient alors place à une nouvelle conscience de la situation, et surtout au désir de faire changer les choses à travers de nouveaux projets :

LT : Les apprenant·es se sont tellement impliqué·es dans la problé-matique qu’au mois de mars ils et elles ont participé à la manifestation pour le logement5. Donc j’ai vraiment senti une évolution. Au début des animations, il y avait une culpabilité. Et une fois qu’on les avait finies, il y avait un sentiment de révolte contre toutes ces difficultés.

On a aussi fait une exposition sur la façade de notre ancien Centre alpha rue Stephenson. Les apprenant·es ont fabriqué des affiches qui décrivaient les difficultés qu’ils·elles rencontraient et qui les mettaient en parallèle du Code bruxellois du Logement. On y voyait aussi la maison idéale telle qu’ils·elles la concevaient et c’était loin d’être quelque chose d’extraordinaire avec des piscines etc., c’était vraiment le minimum pour vivre dignement.

La mobilisation est aussi passée, et passe toujours, par des initiatives d’entraide au quotidien, en dehors du cadre des formations et des animations.

LM : Au sein des cours, il y a une véritable entraide qui se crée, surtout avec les nouveaux·elles arrivant·es. Mais, en dehors des cours, il y a un grand partage d’informations, elles circulent dans la famille et les proches des apprenant·es.

DR : Les animations ont donc un impact au-delà des apprenant·es comme individus, elles ont aussi un impact sur leur entourage. C’est très gratifiant pour nous, formateur·ices. On est un peu des accompagnateur·ices de vie et même de communauté. Et on forme des personnes qui, à leur tour, deviennent des passeur·euses et accompagnateur·ices.

Au bout du compte, les animations auront créé de véritables chaines d’entraide sociale. Plusieurs des apprenant·es de nos quatre formateur·ices ont ainsi pu trouver des solutions à leurs difficultés : nouveau logement salubre, accord avec le propriétaire, déménagement dans un appartement plus adapté… Ces expériences nous rappellent une nouvelle fois que l’éducation permanente est un processus long, qui commence en formation et qui se poursuit dans la vie. Comme le rappelle Fadella : « C’est le premier pas qui compte ».


  1. https://reseauhabitat.be/
  2. Pour plus de détails, consulter le site web de l’outil pédagogique : [https://www.socialenergie.be/fr/outil/energica-brac-un-nouvel-outil-pedagogique/].
  3. Infor GazElec est un centre d’information bruxellois pour les consommateur·ices d’électricité et de gaz : [https://www.inforgazelec.be/fr/].
  4. La manifestation a eu lieu le dimanche 26 mars 2023, dans le cadre du Housing Action Day (aujourd’hui appelé Action Logement ou Woon Actie), un appel européen à agir pour le droit au logement : [https://bral.brussels/fr/artikel/dimanche-26-mars-manifestons-pour-le-droit-au-logement].
  5. La manifestation a eu lieu le dimanche 26 mars 2023, dans le cadre du Housing Action Day (aujourd’hui appelé Action Logement ou Woon Actie), un appel européen à agir pour le droit au logement : [https://bral.brussels/fr/artikel/dimanche-26-mars-manifestons-pour-le-droit-au-logement]