Dans cette contribution, nous mettons à profit nos recherches sur l’entrée d’adultes dans l’écrit pour présenter, d’une part, les fondements théoriques et les résultats de l’analyse d’entretiens biographiques menés avec des apprenant·e·s et, d’autre part, la conclusion d’une enquête réalisée par questionnaire soumis à des formateurs et formatrices dans le domaine de l’alphabétisation. C’est sur ces résultats que nous nous basons pour concevoir un moyen d’enseignement-apprentissage pour l’alphabétisation que nous voulons systémique, car prenant en compte à la fois les besoins de formation des formateur·rice·s en alphabétisation et ceux des apprenant·es dans toute leur complexité.

Concevoir un moyen d’enseignement-apprentissage systémique pour l’alphabétisation à partir des besoins des personnes qui forment et qui apprennent

Samra Tabbal Amella, formatrice en alphabétisation, Département de l’Instruction Publique de Genève, et chercheuse, Université de Genève
Katja Vanini de Carlo, formatrice, Scuola Universitaria Professionale della Svizzera Italiana, et chercheuse, Université de Genève

Enseignantes, formatrices d’adultes et chercheuses en sciences de l’éducation, nous nous intéressons à l’alphabétisation et plus spécifiquement à l’entrée dans l’écrit d’adolescent·e·s et d’adultes. Nous cherchons à concevoir un moyen d’enseignement en alphabétisation, un outil d’apprentissage qui corresponde aux besoins des apprenant·e·s et des intervenant·e·s en alphabétisation. Cet outil devrait permettre également à des enseignant·e·s bénévoles dans des contextes associatifs ou à des formateurs et formatrices professionnel·le·s de mettre en place des dispositifs adaptés, tout en leur permettant d’être guidé·e·s dans une planification des contenus didactiques à court, moyen et long terme, ainsi que dans leur évaluation.

Notre contribution s’appuie sur deux sources de données. Afin que notre outil puisse répondre au mieux à la réalité du terrain, nous avons mis en place une enquête par questionnaire concernant les besoins exprimés par des enseignant·e·s, formatrices et formateurs en alphabétisation et post-alphabétisation. Nous nous référons donc d’une part au rapport que nous avons élaboré à partir des réponses issues des questionnaires soumis à des intervenant·e·s de dispositifs d’alphabétisation dans le contexte de l’école publique (élèves adolescent·e·s du secondaire I/II), ainsi qu’à des formateurs et formatrices de la formation de base pour adultes dans le milieu associatif de Suisse romande. D’autre part, nous nous référons aux résultats de la recherche de Tabbal Amella1, ancrée en sciences de l’éducation. Celle-ci est basée sur des récits de vie2 co-construits dans le cadre d’entretiens biographiques3 menés par la chercheuse avec des personnes en situation de migration ayant appris à lire et à écrire à l’âge adulte. Par le biais de l’analyse de leurs récits, elle a identifié les enjeux, les supports, les ressources ainsi que les transformations à l’œuvre chez des adultes engagé·e·s dans une démarche d’alphabétisation. C’est donc à partir des pratiques et des besoins exprimés d’une part par des formateurs et des formatrices dans les questionnaires qui leur ont été adressés, et d’autre part par celles et ceux relevés dans les récits des apprenants et des apprenantes que s’appuie notre travail de conception d’un moyen d’enseignement-apprentissage.

Cadrage théorique

Pour concevoir notre outil, nous nous appuyons au niveau scientifique sur les pratiques et les recherches portant sur l’entrée dans l’écrit d’un point de vue didactique, cognitif, affectif ou encore biographique, notamment :

  • Le courant des New Litteracy Studies4, qui s’intéresse aux pratiques de l’écrit et au contexte de vie des individus apprenant à lire et à écrire.
  • Le champ de la « formation linguistique en contextes d’insertion et d’intégration (FLII) »5, l’apprentissage d’une langue participant à la mise en dynamique de parcours de mobilité sociale mais également symbolique6.
  • Les travaux de Chartrand et Prince7 qui mettent en évidence la place prépondérante de la dimension psychoaffective dans les activités d’écriture.
  • Les travaux d’Adami8 pour qui l’interaction en « milieu social », c’est-à-dire en immersion dans la vie quotidienne au contact de
    natifs, représente un mode d’acquisition privilégié de la langue, y compris écrite, et en ce sens, une référence pour penser des dispositifs didactiques fondés sur les besoins réels des personnes qui fassent écho à leur contexte de vie concret et quotidien.
  • La pédagogie de Freire9 pour qui l’alphabétisation doit être conscientisante et l’entrée dans le monde de l’écrit source d’émancipation.
  • La prise en compte de ce que Fernagu10 nomme des « environnements capacitants », c’est-à-dire qui favorisent le développement de capabilités chez les individus, c’est-à-dire de leur « pouvoir d’agir ».

Dès lors, l’apprentissage est à considérer comme bien plus qu’une appropriation, comme le dit Vanhulle : « C’est un processus de subjectivation des savoirs : des savoirs socialement construits à partir de différents milieux d’apprentissage, dans un processus qui transforme en représentation, en langage et en actes singuliers par lesquels le sujet se conçoit progressivement comme un acteur »11.

C’est à la jonction de ces références théoriques qu’émerge pour nous l’importance majeure de prendre en compte les dimensions affectives et émotionnelles, personnelles et biographiques, capacitantes et identitaires de l’apprentissage de l’écrit. Les données que nous avons récoltées sont venues renforcer ce postulat, en vue de la conception de notre outil systémique.

Présentation des données recueillies

Les enjeux et les effets de l’entrée dans la littératie

L’analyse des entretiens biographiques avec des personnes en situation de migration[12] confirme qu’entrer dans l’écrit à l’âge adulte ne peut pas s’envisager sans la prise en compte du vécu quotidien ou extraordinaire de la personne qui apprend, tant l’acte d’apprendre à lire et à écrire s’ancre dans le rapport au monde et aux savoirs de ces adultes. Les récits produits mettent en évidence la spécificité de la formation à l’âge adulte : un temps d’apprentissage morcelé, un espace d’apprentissage élargi à celui de la vie quotidienne, un rôle central pris par les savoirs informels, non formels et issus de l’expérience, ou encore la nécessaire prise en main de son propre pouvoir de formation par la valorisation de ses intérêts et demandes spécifiques.

Nous citerons ici une partie des données biographiques concernant les enjeux et les effets de l’entrée dans la littératie à l’âge adulte qui nous guident dans la conception de notre outil :

  • Mention d’une « épreuve originelle » suscitant des tensions identitaires qui donnent à voir des besoins insatisfaits au cours de la vie des personnes.
  • Présence d’« événements d’apprentissages littéraciques » : espaces de pratique sociale qui donnent la possibilité à la personne de se mettre en action dans un événement d’écriture et qui contribuent à développer ses apprentissages dans le domaine de la littératie et par le même mouvement, dans un processus de subjectivation.
  • Importance de la dimension affective et émotionnelle de l’entrée dans l’écrit à l’âge adulte.
  • Processus d’entrée en littératie comme tremplin pour réaliser des projets existentiels et non pas comme une fin en soi.
  • Restauration d’un sentiment d’existence et de dignité qui permet à la personne de se construire en tant que sujet et de prendre du pouvoir sur sa propre vie.

Dès lors, l’entrée dans l’écrit doit nécessairement se faire par le biais de l’appropriation de savoirs littéraciques qui font sens pour les personnes qui apprennent, d’où l’importance pour les formateurs et les formatrices de pouvoir identifier de tels enjeux. C’est donc sur ce premier pan d’éléments que nous avons réfléchi à comment outiller et offrir des espaces de formation à des personnes intervenant en alphabétisation auprès de différents types de publics.

Les besoins des formatrices et formateurs

Le questionnaire envoyé aux intervenant·es·portait sur trois domaines :

  • Les supports qu’ils utilisent (les moyens d’enseignement formels tels des manuels ou des méthodologies, ainsi que tout autre ressource utilisée, leur efficacité et leur pertinence).
  • Les difficultés rencontrées lors de la conception, préparation puis mise en œuvre de leur travail de formateur·rice·s en alphabétisation.
  • Leur bagage de formation déjà là d’une part, leurs intérêts et besoins en termes de formation continue d’autre part.

Les résultats des données recueillies montrent que ce sont les supports produits par les formateurs et les formatrices eux·elles-mêmes qui sont les plus utilisés ; les matériaux existants étant souvent jugés peu appropriés pour des adultes, voire infantilisants. L’usage d’images, de jeux, d’objets, d’outils numériques tels les tablettes ou le smartphone a été souvent évoqué. Internet a aussi été mentionné, soit pour trouver des ressources pour enseigner, soit pour chercher des informations avec les apprenant·e·s pendant les cours. Dans une moindre mesure, certaines méthodologies pensées pour un public adulte sont utilisées comme par exemple la Méthode Gattegno et l’approche Silent Way[13]. Certains, moins nombreux encore, disent utiliser également des documents authentiques.

Plusieurs critères qui font qu’un support est considéré comme adapté et utile pour l’apprenant·e ont été avancés par les personnes sondées : son niveau d’adaptation aux besoins spécifiques de l’apprenant·e, son niveau d’autonomisation, ainsi que sa dimension ludique. Le fait de susciter l’interaction entre les apprenant·e·s ainsi que la présence de propositions d’entraînement après la phase de compréhension ont été considérés comme un plus. Les difficultés le plus souvent mentionnées par les formateur·rice·s étaient liées à l’hétérogénéité des profils dans les groupes/les classes ainsi qu’à leur propre manque de formation.

Par ailleurs, dans le questionnaire, nous avions formulé différentes propositions afin d’identifier leurs besoins en termes de formation continue. Les réponses montrent, selon un ordre décroissant, un intérêt pour le développement de stratégies d’apprentissage par les jeux, pour les connaissances sur la métacognition, pour les modalités de planification des enseignements en alphabétisation, pour les dimensions identitaires et biographiques de l’entrée dans l’écrit à l’âge adulte. Viennent ensuite les connaissances sur l’émancipation et le pouvoir d’agir en référence aux travaux de Paulo Freire, le photolangage comme outil au service des apprentissages, puis d’autres demandes concernant l’utilisation du théâtre, la calligraphie, la mémoire et la motivation.

Propositions de pistes concrètes pour les pratiques

A partir des résultats qui précèdent, mais aussi en nous confrontant aux éclairages théoriques évoqués dans la première partie de cette contribution, plusieurs propositions concrètes ont émergé.

Le monde de l’apprenant·e comme point de départ

En exemple emblématique, nous évoquons la première leçon d’un manuel qui propose de partir de l’image d’une cuisine pour débuter une séquence d’alphabétisation. La proposition didactique faite ici part du principe que cette image parle à toutes les personnes qui apprennent dans un groupe et qu’elle est empreinte de suffisamment de sens pour leur donner envie de s’investir dans cette séquence didactique. Or, ce n’est pas forcément le cas. Si l’on prend la situation d’une apprenante mère au foyer qui s’occupe effectivement des repas, du ménage et des soins aux enfants, elle a peut-être d’autres prétentions que d’apprendre le vocabulaire lié à la cuisine – pour le dire avec Freire, il y a d’autres apprentissages qui seraient pour elles plus émancipants et conscientisants. Elle va peut-être justement se dire qu’elle aimerait travailler dans un commerce, faire des rencontres qui lui donneront envie de sortir de sa fichue cuisine ! Cet exemple, loin de vouloir dévaloriser le statut de mère au foyer, veut ouvrir l’éventail des possibles et montrer la nécessité d’envisager les besoins d’apprentissage en tâchant de nous décentrer de nos propres représentations de ce que l’on considère comme bon, utile ou intéressant pour les apprenant·e·s, sans nous soucier de savoir si ces contenus d’apprentissage font réellement sens pour elles et eux.

Cette anecdote nous a encouragées à imaginer un outil qui permette au formateur et à la formatrice de partir de lieux et situations adaptés aux contextes (celui de la Suisse romande mais aussi celui des contextes spécifiques des personnes qui apprennent), donc notamment les lieux connus et fréquentés, les situations authentiques de la vie courante – en somme de se baser sur les « pratiques sociales », y compris des situations souhaitées ou rêvées, ou encore des questions vives choisies par les apprenant·e·s. A ce titre, Adami14 dresse une liste des séquences thématiques-types présentée comme un « réservoir de séances pour des activités » dont les formateurs et formatrices peuvent s’inspirer, à savoir : la santé, les transports, les déplacements, la consommation et l’argent, les loisirs, le logement, l’école et la vie scolaire, le travail et l’orientation professionnelle, la vie sociale et les relations sociales. Nous pensons également aux référentiels proposés par le dispositif suisse FIDE15 ou encore par le CECR16. Cependant, compte tenu des récits produits dans le cadre des entretiens biographiques de notre recherche, il nous a semblé qu’une thématique fondamentale faisait systématiquement défaut. Ce qui nous amène à notre seconde proposition.

« L’expression de soi » comme thématique à didactiser

Dans les outils existants, nous avons constaté l’absence répétée d’une thématique qui permettrait de travailler sur une dimension fondamentale constitutive d’une démarche d’alphabétisation, celle de l’expression de soi, de la verbalisation des émotions, des besoins et des intérêts personnels liés à la vie adulte en général, et à une démarche d’entrée dans l’écrit à l’âge adulte en particulier.

L’expression de soi est fondamentalement présente et mobilisée par tout un chacun au quotidien. Comment alors envisager de s’engager dans une démarche d’apprentissage sans avoir les mots pour exprimer ce que l’être humain exprime au quotidien, mettre des mots sur ce qu’il ressent tout au long de sa journée ? Et pourtant, le vocabulaire et les expressions du champ lexical de l’expression de soi n’est pas (ou peu) formalisé ou didactisé dans les manuels en tant que contenu thématique.

Dès lors, il nous semble primordial que les formateurs et formatrices envisagent de préparer des séquences didactiques qui permettent aux apprenant·e·s de développer le vocabulaire de l’expression des émotions, des ressentis et des difficultés liées à leur parcours de vie. On sait par ailleurs à quel point l’acte d’apprendre à lire et écrire est au cœur d’enjeux affectifs et identitaires forts17.

Il ne s’agit évidemment pas de travailler directement sur les émotions des apprenant·e·s dans un but thérapeutique, mais de travailler sur des situations qui leur permette d’acquérir des outils linguistiques mobilisables dans des espaces appropriés.

Un « portfolio de projets d’apprentissages littéraciques » pour répondre à l’hétérogénéité des intérêts fondamentaux des apprenant·e·s

Comment répondre à une diversité de projets, d’intérêts, de préoccupations, de besoins personnels des apprenant·e·s et aborder concrètement chacune des thématiques porteuses de sens lorsque l’on est un·e formateur·rice pour une dizaine, voire davantage d’apprenant·e·s ?

La réponse, provisoire et à développer, se situe pour nous dans la conception d’un dispositif que nous appelons Portfolio de projets d’apprentissages littéraciques. Le portfolio est un outil largement utilisé en formation. Nous pensons notamment à Mes chemins d’apprentissages18 qui propose une démarche exhaustive de réflexion personnelle aidant les apprenant·e·s à savoir où ils et elles en sont dans leurs apprentissages et à retracer les étapes de leur parcours.

Le Portfolio de projets d’apprentissages littéraciques tel que nous le concevons ici est pensé comme un outil d’apprentissage individualisé mobilisé en aval, après le travail d’évaluation et de valorisation des compétences déjà là. A partir de leur vécu personnel et existentiel, l’utilisation du portfolio permettra aux apprenant·e·s de prendre le temps de s’investir en continu, à leur rythme et de manière ponctuelle sur un sujet, une thématique, un projet personnel qui leur tient à cœur, mais qui n’est pas suffisamment pertinent pour que le formateur ou la formatrice en fasse un objet d’apprentissage commun à tous les apprenants et apprenantes du groupe. Dès lors, un temps spécifique au sein du cours pourra être accordé au sein des cours collectifs pour une activité individuelle où chacun et chacune pourra consacrer du temps à son projet personnel, en étant accompagné par la formatrice ou le formateur.

Les extraits d’entretiens ci-dessous, réalisés dans le cadre de la recherche, illustrent le type de projets sur lesquels les apprenant·e·s pourraient travailler par le biais du portfolio.

La situation de Darvila, ivoirienne de 39 ans, est emblématique. Engagée dans une procédure d’adoption extrêmement complexe en tant que mère célibataire, ce projet existentiel donne sens à son engagement en formation. Or, elle rencontre des difficultés à appréhender ce dossier composé de divers documents administratifs complexes :

« Ce qui est le plus dur [c’est que] je vais bientôt adopter. Donc j’ai commencé les papiers et j’ai mon dossier d’adoption qui est là : je n’ai jamais lu. Parce que c’est beaucoup, c’est du bon papier au fait. Et il y a plusieurs papiers, il y a plusieurs feuilles et tout et tout. Je n’ai jamais… Je suis partie dans le premier cours et tous les papiers sont là, je n’ai jamais ouvert. (…) Donc aussi, donc il y a tout ça, tu aimerais pas que la petite arrive et qu’elle te demande ‘maman, qu’est-ce qu’il est écrit là ?’, et tu sais même pas que ce que c’est, quoi. C’est pour elle que je le fais. »

Solange, togolaise de 35 ans, a gardé des lettres d’amour reçues à son adolescence qu’elle n’a jamais pu lire par elle-même. Ces lettres sont la source de sa motivation à apprendre à lire et à écrire :

« Quand j’avais 17 ans, j’avais un copain qui m’écrivait des lettres. Je n’ai pas bien compris [le contenu des lettres]. Le jours que je vais savoir bien lire, je vais les lire comme il faut. Je vais les recopier toutes dans mon agenda. (…) Parce que j’ai essayé mais il y avait beaucoup de fautes. Mon mari m’a dit : ‘Il y a beaucoup de fautes !’ (…) Il a lu tout ! (…) J’ai dit : ‘Je ne veux pas d’explications.’ J’ai dit : ‘Je veux moi-même mon explication à moi.’ Parce qu’on m’a tellement expliqué que je ne veux plus. Je veux moi-même arriver à comprendre ce qu’on m’avait écrit. »

Quant à Baliya, ivoirienne de 39 ans, elle a suivi une formation d’aide-soignante et évoque sa difficulté à passer l’examen final :

« Il y avait des phrases, il fallait cocher. (…) Des vrais ou faux et puis moi comme c’était la première fois, tout ça, j’étais bloquée. Ça me faisait peur. J’avais tellement peur que pour finir j’ai pleuré. Je pouvais pas. (…) C’est là que l’angoisse s’est installée et puis j’arrivais plus. (…) Je leur ai dit clairement : ‘J’apprends, je débute dans la lecture et puis dans l’écriture.’ Tout ça, c’était très angoissant pour moi et puis ça me faisait peur. »

Par le biais du portfolio, ces femmes pourraient, à des moments ponctuels de travail individuel dans le cadre du cours d’alphabétisation, être accompagnées dans leur projet personnel, fondamentalement central dans leur vie et mobilisateur dans leur formation. Leur portfolio pourrait comprendre des documents liés à leur projet d’apprentissage tels que des documents authentiques, des exercices proposés par la formatrice ou tout autre support pertinent leur permettant d’avancer dans ce qui fait sens pour elles. Les apprenant·e·s seraient autodéterminées dans le choix et la constitution de leur portfolio tout en pouvant être accompagné·e·s par le formateur ou la formatrice. Ce dispositif serait susceptible de résoudre en partie le problème d’hétérogénéité du public en termes d’intérêts évoqué par les formateur·rice·s, de compétences langagières, de rythmes d’apprentissage différents.

Ce portfolio de projets d’apprentissages littéraciques contient un triple potentiel. En tant qu’« environnement capacitant »19, il pourra premièrement fonctionner comme un espace personnel d’expression et de construction de soi et d’apprentissages qui ont du sens pour l’apprenant·e, donc un espace de subjectivation20. Il représentera deuxièmement un lieu de socialisation dans la mesure où il pourra être l’objet d’échanges potentiels entre les apprenant·e·s du groupe, permettant par là-même d’instaurer une dynamique positive dans le groupe. Et troisièmement, il sera un espace de développement de compétences scripturales et littéraciques ainsi que de compétences langagières à l’oral (échanges avec le formateur ou la formatrice et avec les autres apprenant·e·s).

Conclusion

Une dimension essentielle qui émerge de notre recherche sur les besoins de formation est celle d’un moyen d’enseignement ou d’un outil qui, en même temps, permettrait aux enseignant·e·s bénévoles peu ou pas formé·e·s, ou désirant développer leur pratique, de s’(auto-)former. Pour y répondre, nous avons opté pour la réalisation d’un outil qui s’accompagnera nécessairement de dispositifs de co-formation, d’auto-formation et d’échanges de pratiques. Qu’il s’agisse de l’utilisation du portfolio, de l’intégration de « l’expression de soi » comme thématique dans la préparation des séquences didactiques ou d’autres gestes du métier, toutes ces pratiques évoluent et s’enrichissent grâce aux formatrices et formateurs qui leur donnent forme en même temps qu’ils et elles les expérimentent. Nous voulons proposer un outil malléable et évolutif par le biais de dispositifs tout aussi malléables et évolutifs. Ces lieux d’échanges de pratiques contribueraient pleinement au développement du processus de formation des formateurs et formatrices et à la qualité des contenus pédagogiques et didactiques dans le domaine de l’alphabétisation. Nous sommes persuadées que des échanges avec les acteurs et actrices de terrain contribuera à l’évolution du processus de construction du portfolio. Une des perspectives de la recherche de référence21 propose notamment la mise en place d’un « groupe de collaboration participative » entre chercheur·euse·s, praticien·ne·s, mais pourquoi pas aussi apprenant·e·s, acteurs centraux et actrices centrales de leur formation ! Construire un outil dans une dynamique d’horizontalité pour partager des savoirs complémentaires et les mettre au service de dispositifs créatifs, voilà le chemin vers lequel nous poursuivons notre projet.


  1. Samra TABBAL AMELLA, De l’alphabétisation à la littératie : l’entrée dans l’écrit d’adultes en situation de migration à la lumière des approches biographiques. Histoires ordinaires de gens extraordinaires, Thèse de doctorat, Université de Genève, 2023, https://archive-ouverte.unige.ch/unige:173880.
  2. Daniel BERTAUX, L’enquête et ses méthodes : Le récit de vie (4ème éd.), Armand Colin, 1997/2016.
  3. Didier DEMAZIERE & Claude DUBAR, Analyser les entretiens biographiques. L’exemple des récits d’insertion, Presses de l’Université Laval, 2007.
  4. David BARTON & Mary HAMILTON, La littératie : une pratique sociale, in Langage et société, n°133, 2010/3, pp. 45-62, https://www.cairn.info/revue-langage-et-societe-2010-3-page-45.htm.
  5. Véronique TIBERGHIEN-LECLERCQ, La formation linguistique d’adultes. Un espace scientifique qui reste à construire, in Diversité, n°192, pp. 73-78, https://www.persee.fr/doc/diver_1769-8502_2018_num_192_1_4697.
  6. Aude BRETEGNIER, Formation linguistique en contextes d’insertion. Compétences, posture, professionnalité : concevoir un cadre de référence(s), Transversales, 28, 2011.
  7. Suzanne CHARTRAND & Michèle PRINCE, La dimension affective du rapport à l’écrit d’élèves québécois, in Canadian Journal of Education, n°32, 2009/2, pp. 317-343.
  8. Hervé ADAMI, Enseigner le français aux migrants, Éditions Hachette, 2020, p. 34.
  9. Paulo FREIRE, Pédagogie des opprimés, Agone, 2021/1974.
  10. Solveig FERNAGU, L’approche par les capabilités dans le champ du travail et de la formation : vers une définition des environnements capacitants ? in Travail et Apprentissages, n°23, pp. 40-69, https://doi.org/10.3917/ta.023.0040.
  11. Sabine VANHULLE, Au cœur de la didactique professionnelle, la subjectivation des savoirs, in Yves LENOIR et Pierre PASTRE, Didactique professionnelle et didactiques disciplinaires en débat, Editions Octares, p. 242.
  12. Pour une analyse de cas minutieuse, voir Samra TABBAL AMELLA, Le récit de Darvila et sa quête de l’écrit comme voie vers l’émancipation. L’alphabétisation à l’âge adulte au cœur d’enjeux affectifs, symboliques et identitaires, TDFLE, Travaux de didactique du français langue étrangère, 84 (soumis), article 3 de la thèse.
  13. Pédagogie élaborée par Caleb Gattegno basée sur la « subordination de l’enseignement à l’apprentissage » : https://www.uneeducationpourdemain.org/approche-pedagogique/. L’approche Silent Way qui en découle place l’apprenante au centre de sa formation et invite l’enseignant·e à lui donner la parole en restant lui·elle-même le plus possible dans une posture silencieuse.
  14. Hervé ADAMI, op. cit, p. 176.
  15. FIDE – Programme suisse pour la promotion de l’intégration linguistique: https://fide-info.ch/fr/fide/quest-ce-que-afide.
  16. Inventaire linguistique des contenus clés des niveaux du CECRL : https://www.eaquals.org/wp-content/uploads/Inventaire_ONLINE_full.pdf.
  17. Suzanne-G. CHARTRAND & Michèle PRINCE, La dimension affective du rapport à l’écrit d’élèves québécois, in Canadian Journal of Education, n°32/2, pp. 317-343.
  18. Conçu par Lire et Ecrire Communauté française (Belgique), le portfolio Mes chemins d’apprentissage est téléchargeable à la page : https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire. Et les pistes pédagogiques liées au portfolio à la page : https://lire-et-ecrire.be/Pistes-pedagogiques-pour-Mes-chemins-d-apprentissages.
  19. Solveig FERGANU, op.cit.
  20. Etienne BOURGEOIS, Sabine DENGHIEN & Benoît LEMAIRE, Alphabétisation d’adultes : se former, se transformer, Éditions L’Harmattan, 2021.
  21. Samra TABBAL AMELLA, De l’alphabétisation à la littératie : l’entrée dans l’écrit d’adultes en situation de migration à la lumière des approches biographiques, op. cit.