Isabelle Chasse, coordinatrice de la mission de formation du secteur à Lire et Écrire Bruxelles, réfléchit au quotidien à l’évolution du métier de formateur en alphabétisation, aux compétences et à la formation qu’il requière.

Coordonner la formation de formateurs en alphabétisation : un métier aux enjeux multiples

Entretien avec Isabelle Chasse, coordinatrice de la mission Formation du secteur, Lire et Écrire Bruxelles
Propos recueillis et mis en forme par Thandiwe Cattier et Louise Culot, Lire et Écrire Communauté française

Pouvez-vous revenir sur votre parcours ?

J’ai rejoint Lire et Écrire en 2009, après avoir travaillé 17 ans dans le secteur de l’Insertion socioprofessionnelle. En ISP, j’étais responsable d’une formation en bureautique, une position qui m’a permis de beaucoup expérimenter en termes de processus pédagogiques, à une époque où les cadres de référence n’existaient pas encore.

À Lire et Écrire Bruxelles, j’ai d’abord été recrutée pour reprendre un projet de lutte contre la fracture numérique. A l’époque, on n’avait pas encore intégré les technologies de l’information et de la communication (TIC) au parcours de formation en alphabétisation. Dans le même temps, il s’agissait déjà d’un outil du quotidien, et on ne pouvait pas ignorer les demandes des apprenants désireux de développer des compétences dans le domaine des TIC. Avec une équipe de conseillers pédagogiques, des directeurs de centre et des formateurs, nous avons d’abord mené une réflexion sur la définition des TIC en alphabétisation. Créer du sens pour dédramatiser la question, c’était la première phase. Ensuite, avec un groupe de formateurs en alpha et en TIC, nous avons co-construit le site alphatic.be, coécrit des démarches pédagogiques, sensibilisé l’ensemble des formateurs de Lire et Écrire Bruxelles au recours aux TIC dans leurs cours, organisé des journées de sensibilisation pour le réseau …

En 2014, de nouveaux postes axés sur la formation de formateur ont été ouverts, et je suis devenue responsable des formations pour le secteur à Bruxelles. Dans ce contexte, j’ai deux missions complémentaires : la création d’un programme annuel de formations continuées destiné principalement aux formateurs ainsi que l’organisation et l’animation de la formation de base.

La formation de base à Bruxelles, c’est pour qui, c’est quoi, comment … ?

La formation de base est destinée aux personnes qui souhaitent débuter comme formateur. Elles doivent avoir un lieu qui les accueillent en observation ; parfois elles sont déjà bénévoles. C’est un programme étalé sur 23 journées de septembre à avril, revu chaque année en fonction des demandes et des besoins des participants, de leurs réactions et de leurs difficultés.

J’anime le premier temps de la formation : trois journées consacrées à la découverte du public et aux aspects pédagogiques. Ce sont trois journées où, d’une part, nous nous demandons qui sont les apprenants et pourquoi ils sont en alphabétisation. D’autre part nous interrogeons les différences entre les secteurs de la Cohésion sociale, de l’Éducation permanente, de l’Insertion socioprofessionnelle et de la Promotion sociale, différences qui s’expriment en termes de valeurs et donc d’objectifs pédagogiques et de contenus de formation.

Dans un deuxième temps, nous nous demandons comment créer une séquence pédagogique à destination des apprenants. Le module « Créer une séquence pédagogique » compte 8 journées progressives en termes de contenu.

Les participants s’approprient d’abord les notions pédagogiques de base – réflexion sur l’apprentissage en général, sur les courants pédagogiques, sur la posture du formateur grâce au triangle pédagogique1, sur le concept d’auto-socio-construction des savoirs, le canevas d’une séance … – puis s’essaient à la construction d’une séquence pédagogique cohérente.

Plutôt que de parcourir des outils pédagogiques « clés sur porte », nous nous posons donc d’abord la question du « comment apprend-on ? », qui est centrale dans toutes nos démarches. Ce questionnement est indispensable pour déconstruire ce que nous avons appris à l’école, qui tient principalement de l’approche frontale. Face à un groupe alpha, il faut quasiment oublier tout notre héritage scolaire classique. Quelque part, l’une des difficultés principales est de désapprendre pour recréer ; et en 120 heures de  formation, c’est un challenge.

L’étape d’élaboration d’une séance pédagogique est la deuxième étape de ce module. Les participants vont identifier un objectif pédagogique et rechercher des supports pour le scénariser au Centre de documentation du Collectif alpha2. À partir du matériel sélectionné, ils vont s’essayer à la création d’une séance pédagogique3 de deux ou trois heures. La création d’une séance se base sur un canevas et sur des démarches pédagogiques vécues et analysées lors de la formation. Une fois la séance créée en sous-groupe, elle est soumise à d’autres participants afin qu’ils puissent faire des propositions pour l’améliorer.

La dernière étape du module est une réflexion sur l’évaluation des apprentissages. Comment organiser l’évaluation ? Sur base de quels critères ? Qui déterminent ces critères de réussite ? Le formateur ? Les apprenants ? Avec quels supports ?

Des professionnels de l’alpha interviennent durant la formation. Pourquoi est-ce si important d’impliquer le terrain ?

N’ayant jamais été moi-même formatrice en alpha, il est indispensable d’aller chercher des intervenants plus pertinents pour cette seconde partie dédiée à la didactique de l’apprentissage. La deuxième partie de la formation de base est donc prise en charge par des intervenants qui abordent les mathématiques (Frédéric Maes du Collectif alpha), l’écrit (Karyne Wattiaux, conseillère pédagogique à LEE Bruxelles), l’oral (Vicky Juanis, conseillère pédagogique à LEE Bruxelles), les TIC (Fabien Masson, coordinateur alpha-TIC à LEE Bruxelles) et la communication interculturelle (Julia Petri et Rafael Salgado, formateurs à ITECO, Centre de formation pour le développement et la solidarité internationale).

Le second axe de votre mission est la création d’un carnet de formations destiné aux formateurs du secteur.

Oui, c’est le fil rouge de mon quotidien professionnel à LEE Bruxelles. Tout au long de l’année, je récolte des informations utiles lors de rencontres formelles ou informelles (animations dans les équipes, Rencontres bruxelloises de l’alphabétisation4 etc.) avec des formateurs, conseillers, coordinateurs de chez LEE ou d’autres associations du secteur, mais aussi au travers de lectures d’ouvrages pédagogiques, d’échanges avec les intervenants de la formation de base, etc. Ce glanage est indispensable à la conception du carnet de formation. La rédaction des rapports d’activités5 est également un temps réflexif que je mets à profit pour analyser les actions réalisées, les données dont nous disposons, établir des constats, identifier des incidents critiques éventuels, les mettre en réflexion, etc. Ces idées sont ensuite croisées avec le « pot » d’informations récoltées et avec les questionnements qui m’habitent. Cette manière de travailler, qui croise différentes ressources et moments de concertation avec les collègues et les partenaires, permet d’alimenter une offre de formation cohérente et en phase avec les besoins du terrain. Cette dynamique, c’est mon moteur, et c’est la raison d’être de ma fonction au sein de LEE Bruxelles.

Les formations continuées sont animées principalement par des formateurs en alphabétisation qui ont formalisé leur pratique. Par exemple, Bénédicte Verschaeren, qui est à la fois guide et formatrice en alpha, propose une démarche pour préparer des visites de musées6. Notre pari est de choisir chaque année des personnes qui ont un pied dans le secteur et qui ont également une compétence ou un engagement dans un domaine spécifique qu’ils mettent au service de la formation.

La question de la professionnalisation, de la valorisation du métier de formateur traverse le secteur de l’alphabétisation et pose la question de la formation des formateurs.

En effet, le métier de formateur n’est pas valorisé. C’est sans doute le résultat d’une conjugaison de facteurs, notamment de l’absence d’offre pour devenir formateur en alphabétisation dans l’enseignement formel, de la méconnaissance du secteur et de la problématique de l’analphabétisme dans notre pays industrialisé. C’est pourtant un métier exigeant qui nécessite de l’investissement et une reconnaissance.

Pour l’instant, il n’y a qu’une seule école de Promotion sociale qui prépare des formateurs en alphabétisation en Fédération Wallonie-Bruxelles. C’est l’Institut Roger Guilbert à Bruxelles qui délivre un Brevet de l’enseignement supérieur (BES) après deux ans de cursus. Ce que nous faisons à Lire et Écrire n’est, bien sûr, pas comparable à ce qui se fait dans l’enseignement officiel. Nos formations ne sont pas certifiées bien qu’elles soient reconnues par le secteur et soutenues par la COCOF et la Fédération Wallonie-Bruxelles. La formation de base se donne en 120 heures de formation. C’est peu pour préparer des formateurs à un métier exigeant et complexe alors que la plupart des études préparant au métier d’enseignant durent de 3 à 5 ans. La formation de base s’apparente donc davantage à une sensibilisation au métier de formateur en alphabétisation.

Enfin de nombreux formateurs du secteur sont soit volontaires, soit engagés sous un contrat précaire. Il est alors difficile d’exiger d’eux qu’ils se forment davantage. Il conviendrait de valoriser le secteur en proposant de vrais contrats de travail rémunérés, ce qui permettrait ensuite de proposer des plans de formation cohérents. C’est une situation complexe qui, sans volonté politique, n’est pas près de s’améliorer …

Connait-on le profil des formateurs en alpha ?

Hélas, il n’y a pas de statistiques produites à partir d’une récolte systématique de données sur le territoire bruxellois. Nous ne pouvons donc nous baser que sur des hypothèses. Nous ne connaissons ni le nombre de formateurs en alpha, ni leur niveau d’études, ni leurs conditions de travail (formateurs salariés ou bénévoles). Pour ma part, je peux faire des statistiques à partir des participants qui viennent en formation à LEE Bruxelles. Par exemple, par rapport au niveau d’études, deux tiers des formateurs qui viennent se former ici ont soit un bachelier soit un master. Généralement, les formateurs qui détiennent un Certificat d’enseignement du secondaire supérieur (CESS) suivent les formations « initiales » comme « Découverte de l’alpha » et la Formation de base mais ne fréquentent pas d’autres formations plus spécifiques comme les formations en didactiques de l’oral ou encore de l’écrit. Nous n’en connaissons pas la raison, nous ne pouvons que formuler des hypothèses. C’est dommage, car ce sont peut-être ceux qui en ont le plus besoin, pour prendre du recul par rapport à l’approche frontale héritée de l’école dont nous parlions plus haut. Quand on ne sait pas trop comment faire, on fait comme on a appris à l’école. C’est tout à fait naturel, que ce soit en alphabétisation ou ailleurs. Adopter une posture réflexive, questionner ce qui a marché ou ce qui n’a pas marché, ce n’est inné pour personne. Cela demande des ressources.

Comment a évolué l’offre de formation depuis le début de votre implication dans la formation de formateurs ?

Parmi les formations qui sont programmées et que nous proposons depuis dix ans, il y a une dizaine d’incontournables, les immuables comme « Le test de positionnement »7 ou encore la méthode « Du sens au signe et du signe au sens ». Ce sont des formations qui sont à chaque fois complètes.

Ensuite, il y a les formations que j’ajoute parce qu’elles me semblent indispensables, comme la grammaire en auto-socio-construction, qui permet justement d’éviter de faire comme à l’école… En alphabétisation, les catégories grammaticales (sujet, verbes, etc.) ne sont introduites que lorsque la méconnaissance des accords qui en découlent nuit au sens du message. La grammaire n’est pas un préalable à l’écriture, comme à l’école traditionnelle, mais une étape qui accompagne son perfectionnement. Certaines formations sont parfois mises de côté quand de nouvelles apparaissent ; d’autres reviennent régulièrement, avec des contenus revus au regard des évaluations réalisées par les formateurs qui y participent. Par exemple, l’année dernière, Marie-Alice Médioni (Groupe Français d’Éducation Nouvelle) a reproposé la formation « Comment travailler le cinéma en alphabétisation » axée sur le travail de préparation à faire en amont du visionnement du film avec les apprenants.

De nombreuses associations font moins la distinction entre alphabétisation et Français langue étrangère, comment l’envisagez-vous ?

Sur le terrain, il y a encore des confusions entre ces deux publics, et des apprenants en alphabétisation se retrouvent régulièrement dans des groupes avec des apprenants FLE.  Or ces deux publics ont des besoins et attentes différents. De par son parcours scolaire, l’apprenant FLE a une connaissance de la structure de la langue, quelle que soit sa langue d’origine (par exemple, la structure des idées en phrases, la correspondance graphophonétique …) que n’ont pas les personnes ayant été peu ou pas scolarisées. Ainsi, ces dernières doivent prendre conscience que les idées énoncées oralement sont composées de mots différents qui s’articulent entre eux et que les mots ont des natures différentes qui s’accordent différemment selon celles-ci. Ce travail de conscientisation prend du temps. Le public FLE possède cette connaissance abstraite de la langue même si celle-ci ne relève pas de l’alphabet latin. Il ira donc plus rapidement dans son apprentissage de la langue française et pourra s’appuyer sur sa langue maternelle pour progresser.8 Le risque de reproduire des mécanismes de classement entre ceux qui vont plus vite (les apprenants en FLE) et ceux qui progressent moins rapidement (les apprenants en alpha) est grand lorsque l’on ne fait pas la distinction en amont. Finalement, les apprenants en alphabétisation sont laissés pour compte, et de nouveau, leur confiance en pâtit.

Au cours du premier semestre de cette année, nous avons organisé une matinée avec Proforal,9 Centre de formation et d’insertion socioprofessionnel, à destination des coordinateurs de l’alpha, afin d’établir la distinction entre alpha et FLE, suite à l’adoption de la nouvelle nomenclature de l’alphabétisation (distinction entre alpha oral, alpha écrit, FLE et RAN)10, qui, je l’espère va aider tout le monde à y voir plus clair et à mieux travailler.

A l’approche de votre fin de carrière, qu’est-ce qui vous comble et quels sont vos souhaits en termes de formation de formateurs ?

Tout au long de ma carrière à Lire et Écrire, j’ai rencontré des gens formidables, comme Cécile Bulens, qui a été coordinatrice pédagogique à Lire et Écrire Communauté française ou encore des coordinatrices pédagogiques du mouvement Lire et Écrire qui m’ont appris mon métier de formatrice de formateurs. Ce qui me rend fière, c’est d’avoir conservé, jusqu’à aujourd’hui, la flamme qui m’animait les premières années. J’ai toujours la même envie de chercher et de trouver des outils, des solutions. Cela me satisfait énormément. Dans deux ans, je partirai et je souhaite qu’une relève soit assurée le jour où je ne serai plus là pour poursuivre. Je tiens à ce que nous continuions à déconstruire les pratiques scolaires chez les formateurs. La transmission est essentielle pour moi. Je suis ouverte à ce que les nouvelles recrues viennent me voir, non pas pour me prendre en exemple, mais pour que nous puissions discuter et réfléchir ensemble… Je souhaiterais passer le relai, pouvoir accompagner les personnes qui vont reprendre mon poste. Dans cet esprit, un comité de pilotage de la formation de formateurs a débuté durant le premier semestre 2024. Ce dernier a pour objectif de prioriser les actions à mener dans le cadre de cette mission, d’en fixer les objectifs et de définir les moyens. Ce comité pourrait aussi être le lieu où travailler les questions de fond qui ne trouvent pas leur place ailleurs : comment faire en sorte que les formateurs les moins diplômés se forment davantage ? Les formateurs viennent en moyenne à 1,3 formation à LEE Bruxelles, se forment-ils ailleurs ou non ? Pourquoi ne reviennent-ils pas davantage ? Nos méthodes pédagogiques sont-elles pertinentes et efficaces vis-à-vis d’un public de formateurs qui recherchent des outils prêts à l’emploi ? …


  1. La situation pédagogique peut être définie comme un triangle composé de 3 éléments : le savoir, le professeur et les élèves. Voir : Jean HOUSSAYE, Philippe MEIRIEU, Le triangle pédagogique, https://www.meirieu.com/OUTILSDEFORMATION/CpA-14.pdf.
  2. Voir : https://www.cdoc-alpha.be/.
  3. Un ensemble de séances qui ont trait à la même thématique forment une séquence pédagogique.
  4. Les Rencontres bruxelloises de l’alphabétisation réunissent de nombreux opérateurs d’alphabétisation autour d’un thème (le volontariat, etc.) en vue d’échanger des pratiques, questions et informations. Elles sont organisées et coordonnées par Lire et Écrire Bruxelles.
  5. Notamment pour la COCOF-Cohésion sociale de la Fédération Wallonie-Bruxelles qui cofinance les activités de formation de formateurs.
  6. Voir : Bénédicte VERSCHAEREN, Visiter des musées avec un public alpha : méthodologie et pratique de terrain, in Journal de l’alpha, n°124, 1er trimestre 2022, https://journaldelalpha.be/ja-224-des-methodes-pedagogiques/.
  7. Le test de positionnement permet l’orientation de la personne intéressée par l’apprentissage du français oral et écrit vers les formations adéquates.
  8. Voir : https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/200310_article_alphabetisation_et_enseignement_du_fle.pdf.
  9. Voir : https://proforal.be/.
  10. Voir : https://lire-et-ecrire.be/Presentation-de-la-nouvelle-nomenclature-de-l-alpha.