Cet article cherche à mettre en avant un angle mort de la catégorie de langage que désigne la notion de « fracture numérique ». Mobilisée aussi bien par des associations, dont Lire et Écrire, que par des institutions publiques, des médias, des chercheurs, voire des entreprises privées, elle en vient à constituer une expression de sens commun n’étant pas mise en question au regard des premiers concernés, dans notre cas les personnes en difficulté de lecture et d’écriture. Étayé par des extraits de focus groups avec des apprenants de Lire et Écrire Brabant wallon, l’article porte donc sur l’aspect disqualifiant de cette notion et propose des expressions alternatives se voulant plus appropriées parce que moins discriminantes ou plus politisées.

Déclasser par le langage. L’exemple de la « fracture numérique »

Sébastien Van Neck, Lire et Écrire Wallonie

L’acception aujourd’hui majoritairement admise quant à la définition de la « fracture numérique » est celle d’une répartition en trois niveaux d’appropriation des nouvelles technologies1. Il a d’abord été question de la « fracture d’accès », se concentrant aussi bien sur les écarts dans l’équipement et la connexion mais aussi la qualité de ceux-ci, ensuite celle de la « fracture d’usage » qui met en évidence les écarts vis-à-vis des usages et compétences dans la mobilisation du numérique, connecté ou pas. Ce deuxième « niveau » intègre également la compréhension critique du fonctionnement de ces outils. Enfin, depuis quelques années, il est question d’une « troisième fracture » relative aux conséquences sociales produites par les différences d’accès et d’usage. Elle porte alors le focus sur les différents profits sociaux qui peuvent être retirés ou non de l’utilisation de ces technologies. Cette dimension est par ailleurs criante d’actualité dans un contexte de dématérialisation des services d’intérêt général.

Une discussion critique peut toutefois être émise à l’égard de l’expression mobilisée et plus particulièrement concernant la notion de « fracture » en tant que telle. Par sa formulation, elle peut tendre à biaiser la compréhension à avoir des situations qu’elle est censée désigner et disqualifier les personnes dites en « fracture numérique », ici les apprenants en alphabétisation. Des extraits de focus groups menés avec dix-neuf apprenants viendront étayer le propos pour illustrer leurs usages et représentations des technologies connectées.

Ce texte prend pour raisonnement le principe énoncé en 2020 par la sociologue Dominique Pasquier : « Ne pas mesurer les pratiques des milieux populaires à l’aune de celles des classes supérieures »2. Par la même occasion, nous prétendons converger vers les propos tenus par la chercheuse en sciences sociales sur le numérique Périne Brotcorne, déclarant que « la fracture numérique [est] un mauvais terme pour une bonne question »3. Des alternatives langagières seront finalement proposées pour qualifier autrement les personnes visées par cette désignation.

Pour une prise en compte des usages et de la subjectivité des (non-)utilisateurs

Parler en termes de « fracture », voire de « fracturés », est significatif du « champ de luttes »4 qui prend place dans les espaces de vie et d’activité que le « numérique » tend de plus en plus à occuper, et ce de manière paradoxale étant donné que l’appellation efface l’idée de conflit5.

En ce sens, il s’avère que les discours favorables au comblement de la « fracture numérique » tenus par des représentants politiques et instituts de promotion et de diffusion du numérique peuvent correspondre à une « imposition de principes de vision et de division communs, de formes de pensée »6 arbitraires de cette problématique.

Cette vision spécifique du numérique et des processus de numérisation serait probablement beaucoup plus hétérogène, et par là démocratique, si elle prenait en compte les usages numériques et la subjectivité des personnes renvoyées à la « fracture numérique ». Il serait question de placer la compréhension du phénomène au niveau de « l’étude des formes de vie et d’expériences sociales »[vii] que sous-tendent les relations aux technologies connectées. Leur implication, si pas leur participation, présenterait pour avantage de comprendre la réalité sociale de manière plus complète et de diversifier les intérêts et valeurs associés à des places sociales traditionnellement occupées à la fois par les producteurs de discours ou de politiques publiques8 et par les agents en charge de développer, concrètement, les dispositifs et outils numériques. C’est ce que nous allons observer ici en nous appuyant sur les focus groups réalisés en novembre 2021 avec Thida Sewin, coordinatrice pédagogique de Lire et Écrire Brabant wallon, pour évaluer qualitativement la mesure Coup de pouce digital9. Trois groupes d’apprenants de la régionale ont été rencontrés, permettant de ce fait à neuf femmes et dix hommes en formation de s’exprimer sur la question que recouvre le numérique dans son vaste ensemble.

Des usages numériques invisibilisés

Sans tomber dans une vision idéalisée et tronquée du rapport des apprenants au numérique – toutes leurs « demandes d’aide » face à la dématérialisation suffisent à illustrer les difficultés qui peuvent être éprouvées –, il importe d’accorder une attention au fait que la quasi-totalité d’entre eux, à une exception près, utilisent des outils numériques. Quatre catégories relatives aux usages ont de ce fait été relevées10.

La première de ces catégories correspond aux utilisations qui peuvent être regroupées sous la dénomination de « pratique-plaisir »11. En joignant l’utile à l’agréable, les apprenants se distraient et se divertissent au cours de ces activités. Il n’est ainsi pas rare qu’ils utilisent internet pour écouter de la musique en ligne, à l’instar de Ab qui « aime écouter de la musique quand il est dans le train, dans la voiture ou l’avion » et de Hay : « Parfois, j’allume l’ordinateur pour mettre de la musique ou des choses comme ça pendant que je travaille. Vu que je viens de déménager, ça m’aide à me sentir moins seule. »

De façon plus étonnante, deux participantes font part du temps de loisir qu’elles consacrent à s’occuper chacune d’une chaîne YouTube :

  • « Ce matin, j’ai fait un montage, parce que je fais des vidéos sur YouTube. Sur ma chaîne, je donne des conseils… plus des ‘conseils famille’. C’est mon mari qui m’a appris à faire les montages vidéo. (…) Je fais souvent des vidéos montrant de l’aide pour les réfugiés. On va donner à manger aux réfugiés avec mon mari et on filme ça pour montrer qu’il y a des personnes qui souffrent dehors et donc qu’il ne faut pas jeter sa nourriture mais aller la donner. Je demande d’abord aux gens si je peux les filmer. De la nourriture mais aussi des vêtements que mes enfants ne mettent plus. Je montre l’exemple. Je suis chrétienne, c’est quelque chose que j’aime bien faire. » (Li)
  • « Je fais un peu comme [Li], j’ai une chaîne YouTube mais je dois faire des montages et là, j’ai besoin d’aide pour les faire sur l’ordinateur. C’est beaucoup de vidéos sur la cuisine, ça m’est venu pendant le premier confinement. Je m’embêtais un peu et ça m’est venu, j’en ai eu envie. » (Eli)

Dans le même esprit que la « pratique-plaisir », une deuxième catégorie peut être identifiée en tant que « pratique-apprentissage ». Dans les expériences recueillies ici, celle-ci se concrétise par le biais de visionnements de vidéos en ligne qui prennent majoritairement la forme de tutoriels étroitement en lien avec des activités de la vie quotidienne ou scandant sensiblement leurs journées :

  • « [J’utilise] YouTube pour apprendre le français, les dialogues, la conjugaison… » (Fah)
  • « Avec YouTube, j’aime bien regarder tout ce qui est cuisine. J’aime bien découvrir et puis le faire moi-même. » (Hay)
  • « J’aime bien le maquillage et la coiffure, j’aimerais bien travailler avec ça [en Belgique]. Au Cambodge, je faisais ça comme travail. Je regarde des vidéos sur internet… J’en regarde tout le temps, parce qu’on peut y voir de nouvelles… » (Na)
  • « Moi, j’ai un problème avec la voiture, j’ouvre [le smartphone], j’écris le mot de la pièce, les injecteurs, comment réparer les injecteurs… et le monsieur, il te montre tout de suite. ‘Tu fais ça, tu fais ça…’. Je regarde, je regarde. Je vais à la voiture et je la répare comme ça. Maintenant, ça fonctionne bien ! Au garage, j’aurais payé 400 euros. C’est magnifique… Je regarde tout ça, le monsieur il explique bien ! » Puis, s’enthousiasmant : « Il y a des gens [qui expliquent], c’est magnifique : comment tu fais le pain, comment tu fais le travail, comment tu fais la cuisine, tout, tout, tout. Il manque juste l’âme. » (Ham)

La troisième catégorie concerne la facilité d’utilisation de l’ordinateur ou du smartphone. C’est le cas, d’abord, à propos de l’ergonomie ou de l’intuitivité qu’ils peuvent présenter. Ainsi, quand il s’agit d’entreprendre des démarches relativement longues, plusieurs personnes font part de la plus grande aisance ressentie quant à la taille des écrans des ordinateurs par rapport à ceux des smartphones :

  • « Je m’informe et je regarde des nouvelles choses avec l’ordinateur,
    parce que le smartphone, je le trouve trop petit. Particulièrement, ça fatigue beaucoup l’énergie des yeux et de la tête. Le pc, c’est plus clair. Je peux plus facilement me poser et découvrir. 
    » (Fra)
  • « Pour moi, c’est plus visible avec l’ordinateur ! Sinon, j’ai besoin de grosses lunettes ! » (Eli)
  • « Moi, c’est aussi pour ça. Je veux voir bien. Avec le téléphone, je ne peux pas. » (Fam)
  • « Quand c’est un ordinateur portable, c’est beaucoup plus facile en travaillant. Je peux faire le repassage et voir un cours ou quelque chose comme ça. » (Eli)

Li tient pour sa part des propos fortement représentatifs de la majorité des apprenants, et personnes peu scolarisées12, en faisant part du plus grand rapport pratique que le smartphone représente pour elle : « Moi, (…) je pense que le gsm, c’est mieux. C’est plus vite possible, plus rapide. Grâce aux applications, on accède plus vite aux choses. Comme la cuisine, pour la regarder, j’utilise mon gsm. »

Par ailleurs, alors que le smartphone permet plus facilement de contourner l’écrit que l’ordinateur ou le papier13, une préférence peut être accordée à l’utilisation de logiciels de traitement de texte en tant qu’ils favorisent la netteté et la lisibilité du résultat lorsqu’il s’agit de se mettre à écrire. C’est ce que l’on peut lire à la fois dans les propos de Ma et de Ben :

  • « Je souhaite emprunter l’ordinateur pour écrire des leçons et tout ça… Parce que le papier, c’est bien mais quand tu dois écrire un truc, sur le pc, c’est plus facile. S’il y a des erreurs, ça ne se chiffonne pas comme le papier. » (Ma)
  • « J’utilise l’ordinateur pour les cours. On doit faire des recherches, par exemple, souvent le vendredi. [La formatrice] nous donne un journal et on doit lire le journal et faire un résumé. Ben hop, je tape ça sur le traitement de texte et en même temps, je corrige les fautes. Il y a un correcteur de fautes. Je le sors sur ma photocopieuse et après, j’ai une belle page que je sais lire, bien nette. (…) Même pour les lettres, hein ! Si je dois écrire à la main, je vais écrire un peu plus vite, mettre deux ‘s’ ou deux ‘l’… faire des erreurs… Moi, je préfère faire ça à la place par pc, c’est plus net, plus propre. (…) Parce que des fois, quand j’écris trop vite, j’arrive pas à me relire moi-même. » (Ben)

Enfin, quatrième catégorie, on ne peut parler des différentes pratiques qui ont cours sans évoquer les situations de limitation de l’usage14. Il est ainsi question d’« usages limités »15. Quatre contraintes les structurent, aussi bien en termes de freins qu’en termes de causes purement externes :

  • La crainte de commettre une erreur dans la réalisation de démarches administratives ou d’achats en ligne sans possibilité de rétroaction se révèle récurrente dans les échanges.
  • L’affinité toute relative de certains avec l’écrit fait en sorte qu’ils se placent à distance d’utilisations nécessitant d’y recourir, à l’instar des logiciels de traitement de texte.
  • Les « savoirs de base » en matière d’informatique et les raccourcis clavier démobilisent celles et ceux qui n’en sont pas familiers. Il est question de savoirs tels que l’utilisation appropriée du clavier mais aussi de l’écran, la compréhension de ce que sont un logiciel, un moniteur, un navigateur, l’exploration de fichiers, la manipulation de la souris, la signification de l’acronyme « pdf », du sigle « @ »…
  • Le cout financier de la connexion et de l’équipement informatique en contraint certains à utiliser un ordinateur pour le ménage, voire à ne pas s’en procurer, mais aussi à ne surfer sur internet qu’avec l’abonnement téléphonique dont ils disposent.
  • Le travail domestique représente également une incapacité objective pour plusieurs femmes à se saisir davantage des nouvelles technologies. L’accompagnement scolaire des enfants et l’entretien du ménage constituent alors une priorité.

Ainsi, les personnes rencontrées, bien que répertoriées comme « fracturées numériques », ont des usages des nouvelles technologies mais, parce que ces derniers sont peu reconnus, ils sont soumis à une hiérarchisation qui les place dans le bas du classement, les transformant alors en pratiques dominées.

Positions et prises de position

La subjectivité des personnes considérées comme éloignées du numérique gagnerait également à être prise en compte afin d’intégrer leurs représentations et perceptions mais aussi leurs prises de position sur la problématique que représente le numérique et son extension croissante à l’ensemble des domaines de la vie quotidienne. Prenons deux perspectives différentes pour illustrer ce raisonnement.

Premièrement, celle relative à la manière de se définir et de se présenter. Il semble en effet peu fréquent que des personnes définies par des catégories de déclassement en viennent à s’autodésigner elles-mêmes par ces catégories de langage dépréciatives qui mettent en évidence essentiellement leurs supposés déficits, renforçant par là leur stigmatisation. À titre d’exemples, il est courant que des personnes en difficulté de lecture et d’écriture s’opposent à l’utilisation du terme « illettrés » pour se qualifier16 ; les personnes au chômage semblent rarement se définir elles-mêmes comme socialement « exclues »17 ; bien que constituant un concept scientifique opérant, la notion de « classes populaires » apparait très peu mobilisée par les populations concernées pour s’autodésigner18 ; et concernant le thème du présent article, au cours de trois enquêtes dernièrement menées par Lire et Écrire19, il a été constaté qu’aucun apprenant n’utilisait délibérément l’expression « fracture numérique », ou « fracturé numérique », pour parler de lui-même. Plutôt que de passer par une formule prêtant à la stigmatisation, les apprenants rencontrés semblent essentiellement tendre vers des propos descriptifs des situations qu’ils rencontrent et qui les mettent en défaut. Les situations évoquées ici font essentiellement référence à la confrontation aux services dématérialisés :

  • « Tous les gens qui n’ont jamais utilisé l’ordinateur, c’est pas facile. Parce que le problème, c’est qu’à l’heure actuelle, si tu ne sais pas manier un ordinateur, t’es deuxième ! Tu ne sais plus… T’es perdu ! Le problème suivant, c’est qu’on vient ici quand on ne sait pas lire et écrire. Moi, au début, j’avais du mal à lire et à écrire. Et maintenant, à [ma] gare, ils ont trouvé comme solution, à la place de mettre un monsieur pour les tickets, t’as la machine, tu te débrouilles et si jamais tu prends pas ton ticket à la machine, t’as 7,50€ d’amende quand tu montes dans le train. » (Al)
  • « Tout ce qui est mails, écrire, envoyer, parler avec la banque, ça, je préfère le face-à-face. (…) [Maintenant depuis que les guichets sont remplacés par des interfaces], j’ai l’impression qu’on met les gens dehors, au chômage et tout. Et utiliser les ordinateurs dans les gares, les banques… maintenant, il n’y a plus personne, c’est tout informatisé. » (Hay)
  • Quand on demande à Mo s’il a emprunté un ordinateur de Lire et Écrire, il répond : « Pas beaucoup, moi j’aime pas… [Enfin], c’est la technologie qui ne m’aime pas ! [Parce que] j’ai attendu beaucoup de choses, avec l’hôpital, les factures… Tout ça, moi, je suis bloqué. Et ça deviendra de pire en pire. Pour moi, c’est pas bon… »

On peut ici remarquer que les apprenants expriment à la fois des désajustements par rapport aux situations rencontrées mais aussi une dimension relationnelle au centre de ces situations qui semble au fondement de leurs démarches, si pas de leur manière de voir les choses.

Cela nous amène à la deuxième perspective éclairant leur subjectivité, celle concernant le fait que les apprenant·e·s ont un avis sur « la question numérique » et qu’ils tiennent à le faire savoir quand les conditions d’expression le permettent. Pourtant, on peut supposer que l’idée de « fracture » néglige cette dimension qui peut emprunter à une forme d’opposition. L’expression suppose également celle de gouffre, de fossé séparant nettement ceux qui en seraient frappés et ceux qui en réchapperaient. Cependant, en plus des usages présentés plus haut, des liens s’établissent depuis les supposés « out » vers les supposés « in » à travers leurs prises de position et représentations à l’égard de « l’informatique connectée »20. Les discours qui en ressortent dépeignent essentiel-lement les risques que pourrait générer sa place au sein des espaces de vie et d’activités sociales :

  • « Moi, mes enfants, tout jeunes, ils sont déjà tout le temps devant la machine. » (Ham)
  • « C’est bien et c’est pas bien. Bien pour l’avenir et pas bien parce qu’ils se déconnectent de la réalité. » (Sal)
  • « Ça, c’est vrai, hein ! Et chacun dans sa chambre et chacun devant son smartphone. Donc il n’y a plus la vie sociale à la maison… » (Hous)
  • « Je note que la technologie, et plus les gsm et les tablettes, elle domine les gens aujourd’hui. Je prenais le train, il y avait deux parents et deux enfants. Les parents étaient en train de parler et les deux enfants étaient comme ça [concentrés sur leur tablette]. Ça veut dire qu’il n’y a pas de livre, d’histoire pour les enfants. Ça, c’est… Il n’y a plus de contacts avec les parents. Pendant tout le voyage, je l’ai remarqué, la tête comme ça sur la tablette. » (Fra)

Cette (dé)connexion, ils la constatent aussi chez les adultes :

  • « Par exemple, parfois dans les couples, même quand ils mangent, tu vois chacun devant son smartphone, il n’y a plus de discussion. (…) Il n’y a plus de vie sociale mais virtuelle. On ne se voit plus. » (Sal)
  • « Moi, je n’aime pas la technologie. Carrément, c’est une catastrophe. Ça sépare les gens. Pour moi, ça c’est de la violence, c’est de la vraie violence. On va perdre nos anciens métiers, le travail manuel. (…) » (Mo)
  • « On va perdre la simplicité de la vie, je pense. » (Fat, évoquant la robotisation des métiers)

L’enjeu ici est bien de mettre en exergue que, par les perceptions et les représentations qu’ils peuvent avoir du « numérique », les apprenants tissent des relations qui estompent la séparation triviale dont ils seraient marqués avec la « fracture numérique ». Ainsi, des personnes considérées comme exclues peuvent avoir un jugement sur « ce qui les exclut » et, en ce sens, en même temps avoir une place – bien que peu reconnue – au sein de cet enjeu de société.

Envisager des expressions alternatives pour plus de considération

S’il serait abusif d’étendre les mêmes constats aux autres catégories de populations considérées en « fracture numérique », ces indications sont néanmoins élémentaires pour lancer la réflexion sur l’emploi d’autres expressions pour qualifier les apprenants, et plus globalement les usagers, dans leurs rapports au numérique. Car, en définitive, ce dont il est question, c’est d’employer des termes qui reflètent adéquatement ce dont il retourne dans les situations qui mettent en scène le numérique et ses usagers. Afin de ne pas rester coincés à la fois dans une vision stigmatisante et non relationnelle de ces situations – il n’y a pas de personnes en « fracture numérique » en soi, c’est toujours une question relationnelle –, plusieurs expressions alternatives peuvent être mobilisées.

Dans une conception non politique de l’utilisation du numérique, les « fractures d’accès et fractures d’usage » pourraient très bien être renommées en tant que disparités d’accès et d’usage car, finalement, à travers ces deux dimensions, il est uniquement question de différences entre les utilisateurs.

De même, voire de manière complémentaire, il pourrait être pertinent d’employer les notions de « non-usage » et d’« usages limités »21. Parler de « non-usage » permet de mettre en évidence des réalités effectives, à la fois d’absence de mobilisation des TIC mais aussi d’attitude de retrait quant à leur utilisation22.
La notion d’« usages limités » permet pour sa part de décrire un bien plus large panel d’individus en faisant état d’utilisations restreintes, conditionnées – tant dans le rapport pratique qu’en lien avec les contraintes externes comme le cout de la connexion ou de l’équipement –, à l’instar de celles des apprenants en alphabétisation23, dont le champ des possibles dans l’utilisation des technologies connectées se trouve limité. Il s’agit ainsi d’« usages partiels »24, voire d’« utilisations épisodiques »25 caractérisant ces activités numériques.

Si l’on prend une perspective politique, au moins trois autres expressions peuvent être envisagées pour désigner des situations de rapport au numérique.

D’abord, le fait que les disparités (différences) d’accès et d’usages pourraient être formulées en termes d’« inégalités ». En ce sens, on rejoint la « troisième fracture » évoquée en début d’article car il est alors question de mettre en lumière les situations suite auxquelles les différences (d’accès et d’usage) deviennent des inégalités dans leurs conséquences sociales, quand elles conditionnent la participation sociale des individus mais aussi l’accès et le recours à des services fondamentaux. Il conviendrait alors de parler en termes d’inégalités numériques. Cette désignation présente, en outre, l’avantage de mettre le doigt sur la responsabilité politique dans la production d’inégalités.

Néanmoins, l’emploi de cette expression pourrait être mal interprété et conduire à une forme d’utilitarisme selon lequel, pour répondre à ces situations, il suffirait de fournir des équipements et une connexion internet aux populations n’en disposant pas ou de procéder à quelques formations de médiation afin d’égaliser les usages des moins nantis numériquement. Ainsi, cette volonté égalitariste se fonde toujours sur le modèle dominant du numérique et, si la dimension inégalitaire est mal interprétée, des processus tels que ceux de la dématérialisation ne sont alors pas remis en question de manière fondamentale. De ce point de vue, il serait, au final, plus juste d’emprunter la notion d’« inégalités sociales-numériques »26 pour nommer les situations au cours desquelles des individus sont mis en défaut, sont écartés, en raison de leurs usages numériques. L’ajout de ce deuxième adjectif a pour but de signifier que les inégalités sociales préexistent aux inégalités numériques qui en sont une forme de conséquence. Fabien Granjon développe à ce sujet que « les inégalités sociales produisent des différentiels d’usage qui font également retour sur celles-ci et les renforcent en ce qu’ils amenuisent sensiblement la capacité de ceux qui sont socialement, économiquement, culturellement les moins dotés, à participer à une société de plus en plus technologisée »27 .Ces situations inégalitaires sont donc à comprendre comme « le problème de l’appropriation et des usages des outils et services télématiques au regard des inégalités sociales leur préexistant et, conséquemment, celui du rôle des ressources numériques dans la détermination du champ des possibilités ou libertés ouvertes aux individus »28.

Enfin, de façon plus générale, pour spécifier autrement que la « fracture numérique » n’apparait pas ex nihilo mais que c’est à la fois dans le regard de l’autre et dans des situations spécifiques qu’elle se cristallise, donc qu’elle est relationnelle, nous pourrions par exemple parler de « lutte numérique ». Cette dernière présente l’avantage de rendre explicite la dynamique qu’elle renferme, à la différence de l’aspect inerte de la fracture, et en même temps son absence de neutralité, rendue implicite avec la « fracture ». La notion de lutte met en lumière l’imposition d’une norme, dans la manière de voir et de concevoir les utilisations et la légitimité de l’extension du domaine de l’informatique connectée, par un pôle dominant en la matière, experts du numérique et mandatés politiques en tête.


Cet article représente une version revue de la troisième partie d’une analyse publiée en 2022 : Sébastien VAN NECK, La « fracture numérique », un système de (dé)classement qui vous veut du bien. Quelques considérations critiques sur une notion au centre des préoccupations, https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/la_fracture_numerique_un_systeme_de_declassement.pdf

  1. Périne BROTCORNE, Carol BONNETIER et Patricia VENDRAMIN, La mise en œuvre d’une numérisation impensée dans des services d’intérêt général, in SociologieS, 2021, https://journals.openedition.org/sociologies/16172
  2. Dominique PASQUIER, Une enquête sur les pratiques numériques en milieu populaire, in Journal de l’alpha, n°218, 3e trimestre 2020, p. 50, www.lire-et-ecrire.be/ja218
  3. Périne BROTCORNE et Laura FAURE, Guide pour une conception inclusive des services numériques, 2021, p.6, www.belspo.be/belspo/brain-be/projects/FinalReports/IDEALIC_Guide_fr.pdf ; Coordination Éducation permanente Brabant wallon, Droits numériques en Brabant wallon ?, Webinaire, 19 mai 2021, www.youtube.com/watch?v=DXhaEZxSdmE&t=8s
  4. Pierre BOURDIEU, Esprits d’États. Genèse et structure du champ bureaucratique, in Pierre BOURDIEU, Raisons pratiques, Seuil, 2014 (1re édition en 1994), p. 131.
  5. Élise VANDENINDEN, Fracture (sociale, numérique, etc.), in Quaderni, n°63, 2007, p. 47.
  6. Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 114.
  7. Bernard LAHIRE, L’invention de l’« illettrisme ». Rhétorique publique, éthique et stigmates, La Découverte, 1999, p. 35.
  8. Pierre BOURDIEU, op. cit., p. 131.
  9. Coup de pouce digital est une mesure lancée par le cabinet Di Rupo fin 2020 à destination des CISP wallons. Avec pour objectif de « lutter contre la pauvreté » en équipant numériquement les stagiaires, un budget de 4 millions d’euros a été alloué à l’ensemble du secteur. Sur base de ce budget, les CISP répondant à la mesure ont pu bénéficier d’un certain montant, leur permettant à la fois d’acheter des ordinateurs portables à prêter à leurs stagiaires, et d’un financement pour l’accompagnement de
    leur utilisation.
  10. L’interprétation se limitera ici à une description des résultats sans toutefois les analyser davantage, ce qui nous éloignerait du thème principal de l’article.
  11. Agnès VILLECHAISE-DUPONT et Joël ZAFFRAN, Illettrisme : les fausses évidences, L’Harmattan, 2004, p. 133.
  12. Dominique PASQUIER, op. cit.
  13. Ibid.
  14. Nous aurions également pu parler des souhaits à apprendre à utiliser davantage les nouvelles technologies dont les apprenants nous ont fait part mais cela fera l’objet d’une recherche ultérieure à la rédaction de cet article.
  15. Catherine KELLNER, Luc MASSOU et Pierre MORELLI, Des usages limités des TIC chez des professionnels de l’Éducation et du conseil dans le social, in Questions de communication, n°18, 2010/2, p. 91.
  16. Agnès VILLECHAISE-DUPONT et Joël ZAFFRAN, op. cit.
  17. Didier DEMAZIÈRE, Chômage et dynamiques identitaires, in Serge PAUGAM (dir.), L’exclusion. L’état des savoirs, La découverte, 1996, p. 337. Pour une discussion sur la notion d’exclusion, voir par exemple : Michel MESSU, L’exclusion : une catégorisation sans objet, in Genèses. Sciences sociales et histoire, n°27, 1997, pp. 147-161. La notion d’« exclus de l’intérieur » développée par Pierre Bourdieu et Patrick Champagne invite également à une réflexion sur cette binarité. Voir : Pierre BOURDIEU et Patrick CHAMPAGNE, Les exclus de l’intérieur, in Pierre BOURDIEU (dir.), La misère du monde, Éditions du Seuil, 2015 (1re édition en 1993), p. 913-923.
  18. Yasmine SIBLOT, La politisation des classes populaires, Conférence, 14 octobre 2017,
    www.canal-u.tv/chaines/cnrspouchet/la-politisation-des-classes-populaires
  19. Les focus groups menés pour la mesure Coup de pouce digital et les deux recherches suivantes : Justine DUCHESNE, Le numérique dans mon salon, Lire et Écrire Wallonie, 2022, https://lire-et-ecrire.be/Le-numerique-dans-mon-salon ; Iria GALVAN CASTAÑO, Les personnes analphabètes à l’épreuve de la dématérialisation des services d’intérêt général, Lire et Écrire Bruxelles, 2022, https://lire-et-ecrire.be/Les-personnes-analphabetes-a-l-epreuve-de-la-dematerialisation-des-services-d
  20. Fabien Granjon définit l’informatique connectée comme « tout dispositif technique constitué, a minima, d’un système d’exploitation informatique et d’une connexion internet (smartphone, tablette, ordinateur, etc.) » (Fabien GRANJON, Classes populaires et usages de l’informatique connectée. Des inégalités sociales-numériques, Presses des Mines,
    2022, p. 13).
  21. Fabien GRANJON, Fracture numérique, in Communications, n°88, 2011/1, p. 69. ; Catherine KELLNER et al., op. cit.
  22. En reprenant les travaux de Sally Wyatt, nous pouvons par exemple distinguer quatre types de non-utilisateurs d’internet : « les ‘abandonnistes volontaires’, qui n’utilisent plus internet par choix personnel ; les ‘abandonnistes involontaires’, qui ont arrêté d’utiliser internet pour des raisons qui ne relèvent pas de leur volonté ; les ‘exclus’, qui ne peuvent avoir d’accès par manque d’infrastructure ou de moyens socioéconomiques ; et les ‘résistants’, qui n’ont jamais utilisé internet par choix » (Sally WYATT, citée par Fabien GRANJON, ibid.).
  23. Bien que nous puissions affirmer, pour relativiser, que les pratiques de chacun d’entre nous sont aussi conditionnées.
  24. Justine DUCHESNE et Sébastien VAN NECK, Sortir du cadre, rentrer dans l’écran ? Pratiques numériques et recherche de justesse professionnelle en alphabétisation populaire, Lire et Écrire Wallonie, 2021, https://lire-et-ecrire.be/Sortir-du-cadre-rentrer-dans-l-ecran
  25. Catherine KELLNER et al., op cit., p. 95.
  26. Fabien GRANJON, Classes populaires et usages de l’informatique connectée, op. cit.
  27. Ibid., p. 14.
  28. Ibid., p. 58.