Il en va de l’éducation populaire comme de toutes les notions porteuses d’émancipation sociale. Elles sont l’objet d’une intense lutte idéologique. Dans une société caractérisée par l’inégalité et la domination, ces notions en général, et l’éducation populaire en particulier, n’échappent pas à la lutte sociale. C’est dire qu’on ne peut réduire l’éducation populaire ni à ses productions, ni aux publics touchés, ni encore à la mobilisation de telle ou telle méthode aussi active prétend-elle être.

Éducation populaire : émanciper le peuple de l’extérieur ou auto-émancipation collective ?

Saïd Bouamama, sociologue
P.H.A.R.E pour l’Égalité (Lille)

L’éducation populaire est, selon moi, un moment de socialisation politique collective dans lequel les participants expérimentent par l’action d’autres rapports à soi, à l’autre et à la société que ceux qui les oppriment dans leur quotidien, ouvrant ainsi à une logique d’émancipation individuelle et collective porteuse d’une société débarrassée de la domination. Décrivons rapidement deux expériences – Écrire ma colère et Maitriser l’agenda – avant d’en tirer quelques leçons.

Écrire ma colère, comprendre l’oppression subie

Un soir, dans une petite ville de Seine-Saint-Denis, à la sortie d’une conférence sur le traitement social et politique des quartiers populaires, un petit groupe de femmes demande à me parler. Les regards sont gênés, la parole se cherche, l’hésitation est grande. « Vous avez bien décrit notre situation et ça fait du bien mais c’est encore plus grave que cela, ose l’une d’entre elles, on aimerait en discuter avec vous. » Je ne le savais pas encore mais commence alors une Agora féminine populaire qui s’étendra sur deux ans à un rythme bimensuel. Les participantes veulent témoigner (et dénoncer) des processus de dégradation sociale qui les touchent elles, leurs familles et leur territoire d’habitation. Très vite, elles invitent leurs amies, leurs voisines, leurs parentes. L’Agora devient un rendez-vous régulier pour une trentaine de femmes de tous âges, de toutes origines, de professions différentes ou sans profession, en activité ou au chômage…, avec en seuls points communs d’habiter le quartier et de se sentir niées, opprimées, méprisées par les politiques mises en œuvre. Si l’accord sur le constat se réalise rapidement et spontanément, le débat contradictoire s’oriente dès les premières séances sur les causalités de la situation.

La parole est bien sûr inégale et la première réflexion méthodologique commune est l’interrogation sur les outils et formes organisationnelles permettant de limiter cette inégalité interne au groupe, héritée des trajectoires et de la société environnante. De l’interview individuelle à la préparation du débat en petits groupes, en passant par la forme écrite pour celles qui le peuvent ou par l’écriture collective, etc., les outils sont multipliés pour que la distribution du pouvoir (de parole, d’écriture, d’influence, d’analyse…) soit la plus égalitaire possible. La décision de passer à l’écriture collective du témoignage et de la dénonciation renforce encore cette vigilance consistant à vouloir visibiliser les plus invisibles et donner voix au chapitre aux plus « silenciées ». Sans surprise – nous l’avions constaté dans de nombreuses autres expériences antérieures –, celles ayant acquis des savoir-faire de parole et d’écriture acceptent volontiers de les mettre au service de leurs concitoyennes. Chacune est ainsi positionnée en appui à d’autres. Le lien déterminant n’est pas entre l’intervenant sollicité et le groupe mais entre elles. Le même souci conduit après quelques séances à formaliser et à contractualiser notre place en tant qu’intervenants « extérieurs »1. Ceux-ci ne sont pas présents pour « éduquer », « guider », « orienter »…, mais pour garantir des règles collectivement décidées et proposer une mémoire progressive de l’expérience et des décisions. L’Agora n’est pas à leur service et ils acceptent d’être au service de l’Agora et sous son contrôle. L’équipe d’intervenants est composée d’un homme et d’une femme, ce qui permet une vigilance à l’égard des inégalités liées aux rapports sexués caractérisant notre société.

Dès les premières séances également, la question du droit à l’émotion est posée. Le vécu d’oppression est profondément et durablement destructeur. En parler devant un groupe et encore plus l’analyser collectivement soulèvent de l’émotion forte et de la colère, généralement prohibées dans de trop nombreux espaces collectifs à prétention « d’éducation populaire » et/ou autorisées par l’intervenant mais dans une posture limitée à l’écoute. Nous pensons au contraire que cette émotivité et cette colère sont porteuses de conflits (tout autant prohibés dans de nombreux espaces) pouvant jouer une fonction créative et dynamique pour le groupe. Le double choix du droit à l’expression émotive et colérique d’une part et de la pratique du conflit comme outil collectif d’autre part est posé.

La dynamique enclenchée dépasse rapidement les objectifs initiaux du témoignage et de la dénonciation. L’Agora s’oriente rapidement vers la fonction d’un groupe d’appartenance électif avec ses concrétisations en termes de convivialité lors des séances et de liens d’amitié et de solidarités quotidiennes vécues en dehors d’elles. Après des périodes de prudence et de protection différentes selon les participantes, les paroles se libèrent, osent des analyses attestant de la puissance des expertises acquises par l’expérience, s’orientent par les débats successifs vers des points de vue partagés sur chacune des questions abordées : le rapport aux organismes bailleurs et aux politiques de logement, les inquiétudes pour les enfants, les discriminations racistes que ceux-ci subissent, les pratiques policières dans le quartier, la paupérisation, le discours médiatique sur les classes et quartiers populaires, le paternalisme de nombreuses organisations à l’égard des habitants des quartiers populaires et le « maternalisme » du discours « féministe » dominant à l’égard des femmes des quartiers populaires… Progressivement et sans que cela soit planifié, la question de la volonté d’action surgit. Si l’objectif initial de témoignage et de dénonciation est confirmé, il se décline désormais sous des formes multiples qui se déploieront progressivement : écriture d’un livre, participation (invitée ou non) à des débats publics et prises de parole, expressions théâtrales, sortie d’un journal, participation à des actions militantes contestatrices, etc. Les participantes passent ainsi du statut d’objets parlés à celui de sujets parlants.

Sans surprise, cette parole est contestatrice, exigeante, sans détours…, autant que le sont les oppressions subies et les violences et destructions qu’elles entrainent.

Qui définit l’agenda ?

Une fédération régionale d’éducation populaire du Nord-Pas-de-Calais agissant en direction de la jeunesse nous demande d’animer son université d’été. Celle-ci a été préparée par de nombreux débats avec les jeunes dans chacun des « centres » dont la synthèse faisait apparaitre la préoccupation écologique comme premier point de l’agenda des jeunes. Je propose comme approche une dynamique articulant des espaces-temps réservés aux jeunes et animés par eux, et d’autres communs à tous les acteurs de la fédération. Soucieux du développement d’une citoyenneté active, les responsables de la fédération acceptent volontiers la démarche. Les deux premières séances non mixtes – l’une constituée des « jeunes » et l’autre regroupant les autres acteurs (les administrateurs adultes des différentes associations locales) – sont consacrées au regard sur la situation des jeunesses et au regard sur l’évolution de notre société. À la surprise commune, les résultats sont considérablement différents dans les deux espaces. Si les « adultes » confirment la question écologique comme préoccupation première, les « jeunes » mentionnent certes celle-ci mais en quatrième point de l’agenda des priorités, après le racisme et les discriminations, la paupérisation et la question de l’emploi, la crainte de l’avenir. Je dis « à la surprise commune » parce qu’il n’y a pas de remise en cause du travail préparatoire antérieur. Les « jeunes » reconnaissent avoir été sollicités et avoir priorisé l’écologie lors des séances de préparation de l’université d’été. Aucune falsification ou manipulation des résultats n’est reprochée mais le constat d’un fonctionnement quotidien produisant une conformité du discours décalée des priorités du public est patent. Ce sont donc les rapports sociaux et les rapports de pouvoir au sein de la fédération qui sont à interroger. La suite de l’université d’été sera consacrée à l’analyse critique de ces rapports sociaux.

La poursuite d’une démarche de non-mixité met rapidement en exergue des processus institutionnels involontaires d’invalidation ou d’anesthésie de certaines paroles et de priorisation d’autres. Échéance et contenu des appels à projet et donc des financements, composition des conseils d’administration et contenu des ordres du jour, absence d’espace collectif jeune autonome, modèle de citoyenneté individuel dominant conduisant au recueil des opinions individuelles et non à l’élaboration d’une opinion collective, etc. cumulent leurs effets pour imposer une conformité institutionnelle en phase avec les priorités des programmes publics en direction de la jeunesse mais décalée des priorités de celle-ci. L’autorisation collective d’une parole critique aboutit de manière évidente à des prises de parole inédites. Des jeunes habituellement silencieux s’expriment et le font de manière parfois virulente en étant eux-mêmes surpris de l’âpreté de leurs propos. D’abord hésitants et n’intervenant que dans les travaux en petits groupes, ces jeunes « silencieux » s’autorisent progressivement au cours du weekend à des prises de parole en assemblée plénière. Ils interrogent pêlemêle le contenu des actions de la fédération, le règlement intérieur, les modes de décisions, etc., mais aussi les raisons faisant qu’une partie importante des jeunes du territoire ne fréquentent pas les structures de la fédération. Logiquement, la volonté d’action collective surgit et s’oriente dans deux directions.

La première orientation est celle de la constitution d’un acteur jeune autonome au sein de la fédération. Elle se concrétisera par la mise en place d’une « commission jeunesse » dans chaque « centre » et à l’échelle fédérale, se donnant pour objectif le recueil et/ou la production du ou des « points de vue » de cet acteur avant la prise de grandes décisions. L’inégalité de place institutionnelle, d’expérience militante, de capacité de prise de parole ou d’argumentation, de maitrise de certains thèmes et sujets, etc. tend à être compensée par l’existence de cet espace de production d’un collectif. Les débats au moment des prises de décision se font plus houleux mais avec beaucoup plus de participation des jeunes, le conflit tend à ne plus être vécu sur le mode de la seule négativité mais à être appréhendé comme nécessaire à la prise de décision démocratique, les ordres du jour des instances décisionnelles font naturellement une place à ces débats permanents reléguant d’autres questions auparavant chronophages à un second plan (débats budgétaires et de trésorerie, conformité aux règles bureaucratiques, etc.). Pendant plusieurs années, une génération de jeunes a ainsi pu bénéficier d’un espace de socialisation politique autonome en collaboration avec des militants de l’éducation populaire plus anciens. Sans surprise, on retrouvera ultérieurement ces jeunes comme acteurs de l’éducation populaire, responsables syndicaux, acteurs de luttes sociales, etc.

La seconde orientation est celle des dynamiques d’action. Les « commissions jeunesse » se donnent également pour mission de recueillir les besoins d’action venant « du bas » en opposition à celles descendantes, c’est-à-dire prédéterminées par un programme public, un appel d’offre, une échéance et un contenu plus ou moins imposés, un financement conditionné, une évaluation qui oriente, etc. Il en naitra une dynamique d’autofinancement au service d’actions aussi diverses qu’une campagne d’affichage antiraciste, la publication d’un livret sur les contrôles policiers abusifs et les violences policières, des actions de solidarité en direction de foyers de travailleurs immigrés de proximité ou en direction des sans-domiciles, d’autres de solidarité internationale, etc. Ces actions multiples sur plusieurs années se traduiront enfin par l’arrivée d’un nouveau public ne participant pas auparavant aux activités des structures.

De quoi l’éducation populaire porte-t-elle le nom ?

La taille dévolue à cet article ne permet pas de décrire plus finement ces deux exemples et encore moins de donner d’autres exemples concrets de notre approche de l’éducation populaire2. Les deux présentés suffisent néanmoins à en souligner quelques principes distinctifs. Ces principes soulignent en premier lieu l’inexistence d’un champ unique que l’on pourrait nommer « éducation populaire » au singulier. L’éducation populaire est, hier comme aujourd’hui, multiple et traversée de contradictions et de luttes entre différents modèles reflétant les clivages et oppositions qui caractérisent une société dans laquelle l’inégalité et les rapports de domination structurent les vies. Un premier clivage de l’éducation populaire peut se formaliser dans l’opposition entre des approches voulant « éduquer le peuple » et d’autres tentant de faire émerger des espaces-temps de coéducation et d’autoéducation collectifs et coopératifs. Dans le premier cas, la focale tend à se mettre sur les méthodes dans la quête effrénée d’un outil en mesure de rendre efficace la transmission d’un savoir entre un ou des « sachants » (militants, enseignants, pédagogues « actifs », etc.) et des « ignorants ». Dans le second, la focale est portée sur les conditions collectives à réunir pour qu’un savoir dominé puisse s’exprimer, se systématiser, s’échanger… La première approche spécifie l’éducation populaire comme démarche pédagogique, alors que la seconde la positionne comme démarche politique. Le pédagogique est-il un moyen au service d’une politique d’émancipation ou, au contraire, est-il un objectif en lui-même, c’est-à-dire un moyen au service d’un objectif politique qui, pour être souvent implicite ou inconscient, n’en est pas moins lourd d’effets ? En ce qui nous concerne, nous définissons volontiers notre approche de l’éducation populaire comme la tentative de créer des espaces de socialisation politique maitrisés par un groupe subissant une inégalité ou une domination. Ces espaces s’appuient sur des outils divers mais contribuent à passer du vécu individuel de l’inégalité à son analyse collective et, si possible, au combat contre cette injustice. Précisons qu’il n’y a aucune remise en cause de l’importance des méthodes, techniques ou réflexions pédagogiques dans notre approche mais simplement une vigilance à clarifier l’ordre des objectifs et des moyens.

Ce premier clivage en porte un second sur la nature de l’émancipation visée. Pour simplifier, une première approche visera l’émancipation individuelle (le collectif étant mis au service de celle-ci) et cherchera à outiller chacun et chacune pour leur permettre de s’épanouir individuellement, tandis qu’une seconde visera l’émancipation collective, c’est-à-dire prendra en compte les facteurs structurels de la domination qui restreignent l’autonomie individuelle et collective des membres des groupes dominés. La première est basée sur le postulat d’une possible émancipation individuelle sans remise en cause des processus systémiques et structurels de domination, la seconde sur celui d’une émancipation collective comme moyen et condition d’une émancipation individuelle. La première oriente vers des objectifs de découverte et de valorisation de soi, alors que la seconde dirige vers des dynamiques d’action afin de résoudre immédiatement des problèmes concrets et, à un terme plus long, de contester les processus de domination qui les produisent. Ici aussi, il n’y a dans nos propos aucun mépris pour ceux qui développent des actions visant l’épanouissement individuel. Nous voulons juste rester vigilants sur les processus néolibéraux d’instrumentalisation consistant à découpler les conséquences sur les individus des inégalités et dominations subies de leurs causes systémiques et structurelles. Passer des conséquences aux causes est en effet, selon nous, un des aspects clés du processus d’émancipation de l’idéologie dominante.

À son tour, ce second clivage en charrie un troisième portant cette fois-ci sur les rapports de pouvoir structurant l’expérience d’éducation populaire. Ces rapports agissent à un double niveau. En premier lieu, les rapports entre d’une part les « intervenants » (militants, acteurs de l’éducation populaire, etc.) et d’autre part les « participants » (le « public », les « usagers », etc.). Les deux pôles en interaction sont caractérisés généralement (heureusement pas totalement) par un décalage de classe sociale, l’un étant globalement recruté dans les couches moyennes et l’autre dans les classes populaires. Il en découle le risque permanent que la subjectivité (produite par des réalités d’existence matérielle différentes), l’agenda, les priorités… qui s’imposent soient ceux des plus dotés en capital culturel, en pouvoir formel et informel d’influencer des décisions dans un groupe ou une société, en capacité de parole publique, en capacité de susciter de l’empathie et de mettre à distance les stéréotypes à priori invalidants et stigmatisants, en capacité de surmonter le manque de confiance en soi, etc. Ce décalage est un constat qui en soi n’est pas problématique. Ce qui est questionnant et lourd de conséquences, c’est la négation, la sous-estimation ou la non mise en travail collectif de cette donne pour en contrecarrer les effets de dépossession. Une telle situation est, bien entendu, encore aggravée lorsque l’expérience est financée, c’est-à-dire est encadrée par des objectifs institutionnels souvent implicites. Sur cet aspect également, il ne s’agit pas de rejeter les expériences s’inscrivant dans une politique publique ou institutionnelle mais simplement de se contraindre à l’exigence d’une explicitation des contraintes et implicites d’une part, et de clarification des dimensions faisant basculer du compromis sur les objectifs ou les moyens à la compromission d’autre part. Ces rapports agissent en second lieu entre les membres du groupe caractérisé par une non-homogénéité en termes d’égalité. L’expérience ne réunit jamais des sujets égaux et l’organisation collective du cadre et du fonctionnement doit en conséquence inclure une dimension de garantie égalitaire. Clarification et contractualisation du cadre de fonctionnement et choix d’un « bricolage méthodologique » – et non d’une méthodologie hégémonique – sont privilégiés pour que ce cadre soit protecteur et au service d’une diminution des inégalités héritées des trajectoires antérieures. Pour nous, le cadre protège et l’absence de règles renforce les inégalités préexistantes. C’est dire que nous nous situons à l’exact inverse de la logique libérale qu’exprime la maxime de « concurrence libre et non faussée ». Les emprunts méthodologiques mis en cohérence dans le « bricolage » cité ci-dessus incluent les critères d’encouragement à la parole des plus silenciés et d’obstacle aux tentatives de prise du pouvoir – rarement explicite et volontaire mais quasi systématiquement implicite et involontaire.

Ce troisième clivage en révèle un autre tout aussi important relatif à la notion de « savoir ». Le principe d’une unicité du « savoir » fait, selon nous, partie des processus de domination. De même qu’il existe une ou des histoires dominantes et une ou des histoires dominées, il existe des savoirs dominants et des savoirs dominés. L’hégémonie d’un type de savoirs sur d’autres vise à occulter ces derniers pour invalider les remises en cause potentielles du système de domination qu’ils portent. La question posée est donc celle du matériau premier du processus éducatif visé. Celui-ci est-il constitué de savoirs d’expérience ou d’usage – liés au vécu d’inégalités ou de dominations d’une part et aux tentatives spontanées pour s’en libérer et/ou en atténuer les effets destructeurs d’autre part – ou de savoirs extérieurs – théoriques, pédagogiques, méthodologiques, construits en système… – apportant l’émancipation de l’extérieur ? Dans le premier cas, le collectif est l’acteur premier et l’intervenant (ou les intervenants) l’acteur secondaire ou plus exactement l’acteur facilitateur se positionnant au service d’un groupe et sous son contrôle démocratique. Dans le second cas, l’intervenant est, volontairement ou non, consciemment ou non, dans une logique de « mission civilisatrice », c’est-à-dire qu’in fine, il contribue à la reproduction du système global de domination. La question posée ici n’est pas celle de l’intentionnalité mais celle du modèle sous-jacent. Nous n’avons aucune raison de remettre en cause la sincérité et la volonté émancipatoire des intervenants en « éducation populaire ». Nous voulons juste rappeler que le processus d’émancipation individuel comme collectif suppose ou nécessite que soient brisées les intériorisations des places dominées d’une part et les parcellisations individuelles – c’est-à-dire la perception individuelle des problèmes rencontrés, éludant les causes systémiques et sociales au profit des seules « causes » individuelles – du groupe dominé d’autre part. Or une telle opération ne peut se réaliser de l’extérieur. La première internationale soulignait déjà que « l’émancipation des travailleurs sera l’œuvre des travailleurs eux-mêmes ».

Ces clivages trop rapidement décrits distinguent une éducation populaire comme mission civilisatrice et une autre comme dynamique de remise en puissance mutuelle de sujets dominés par le partage d’une expertise d’expérience individuelle liée à une inégalité subie, sa transformation par l’analyse partagée en savoir collectif et sa mutation en dynamiques d’action collectives contre les oppressions. L’institutionnalisation historique de l’« éducation populaire » en Europe est venue, selon nous, occulter les questions ci-dessus évoquées. Les regards eurocentrés sur ces questions freinent la prise en compte d’autres expériences d’éducation populaire comme on en trouve en Amérique latine ou en Afrique, où le processus d’institutionnalisation a été plus faible. Sur cet aspect également, des savoirs d’expérience essentiels sont occultés et mériteraient que nous les connaissions mieux.


  1. Membres de P.H.A.R.E pour l’Égalité (Praxis Histoire Action-Recherche Éducation populaire pour l’Égalité), organisme d’intervention sociologique et de formation, Lille.
  2. Qui s’inscrit dans le courant de l’action-recherche matérialiste (entre sociologie, éducation populaire et lutte pour les émancipations) que l’association P.H.A.R.E pour l’Égalité a contribué à créer petit à petit au gré des expériences pratiques, théoriques, politiques et de rencontres humaines que ses membres ont faites depuis les années 1970.