« Cette formation ‘l’alpha populaire’ que vous animez, c’est quoi ? Une formation pour apprendre avec la chanson ? », me demandait en 2018 une participante à un des ateliers de l’Université de printemps de Lire et Écrire avec qui je partageais la table du repas de midi. Définir et décrire des pratiques d’alphabétisation populaire, non pas en référence à Claude François mais bien en lien avec sa filiation et son utopie fondatrice, l’éducation populaire, telle est l’ambition de la formation de quatre jours proposée par Lire et Écrire aux formateurs en alpha. Pourquoi avons-nous créé cette formation ? Dans quel contexte sociétal ? Quels contenus proposons-nous ? Qu’apprenons-nous de ces moments de rencontres formatives sur l’alpha aujourd’hui dans sa visée émancipatrice ?

L’alpha populaire, ça s’en va et ça revient…

Aurélie Audemar, Lire et Écrire Communauté française

« Sans l’accompagnement du langage, l’action ne perdrait pas seulement son caractère révélatoire, elle perdrait aussi son sujet pour ainsi dire ; il n’y aurait pas d’hommes mais des robots exécutant des actes qui, humainement parlant, resteraient incompréhensibles. L’action muette ne serait plus action. » Hannah Arendt1

Les associations dans lesquelles nous travaillons ont tellement changé depuis leur naissance au début des années 19802 que si nous ne prenons pas le temps de nous arrêter pour refaire le fil de notre histoire, de nos engagements, le sens de notre action pourrait bien nous échapper, nous glisser entre les mains. Décélérer et nous redemander : quelle est notre utopie ? A-t-elle changé ? Pourquoi ? Que voulons-nous défendre aujourd’hui comme vision et pratiques de l’alphabétisation ? Quels choix pédagogiques posons-nous et pour quel projet de société ?

C’est par un chantier d’une durée de quatre ans au cours duquel nous avons construit les Balises pour l’alphabétisation populaire3 que Lire et Écrire a voulu répondre à ces questions, puis par des formations issues de ce travail de réflexion et de mise à plat de nos théories-pratiques dont la formation « l’alphabétisation populaire – ancrages historiques et pratiques »4.

Quel horizon visons-nous ? « Quelle inaccessible étoile ? », dirait Jean-Pierre Nossent5 (à la suite de Jacques Brel). Les finalités de transformation pour un monde plus égalitaire qui ont motivé la création d’une association telle que la nôtre restent les mêmes. Or ce rêve d’un monde plus juste dans lequel l’analphabétisme n’existerait plus se voit contrarié. Les inégalités économiques sont croissantes, les droits sociaux et culturels malmenés. Les discours poussant à la fragmentation de la société dominent. Les actions collectives et l’émancipation des groupes dominés ont la vie dure face à l’individualisation des « prises en charge de bénéficiaires ». La pluralité des sources de subventionnement qui nous permet d’accueillir et de former de nombreux participants tend à catégoriser nos actions d’alphabétisation et à fractionner ce qui forme pourtant un tout. Alors, qu’est-ce qui est commun à toute action d’alphabétisation populaire ? De quoi est-elle composée ?

Quatre jours pour réfléchir à ce commun, l’analyser, c’est peu et c’est pourtant beaucoup pour certains dont le temps de travail est déjà bien rempli. (S’)autoriser des espaces de formation sur la durée est déjà une forme de résistance à l’idée que la pédagogie ne serait que recettes à transmettre. Face à l’angoisse du futur et suite aux lendemains désenchantés, il nous semble important que chaque acteur du monde de l’alpha pop puisse aujourd’hui situer ses pratiques et ses engagements, les discuter et les mettre en perspective, grâce à l’analyse du contexte actuel mais aussi à ce qui porte depuis ses origines le mouvement ouvrier et l’éducation populaire.

C’est ainsi que, dans la formation, nous proposons d’abord de prendre le temps de faire un état des lieux de l’idéologie dominante de notre société. Nous invitons ensuite à revisiter l’utopie fondatrice d’un mouvement comme Lire et Écrire pour en analyser les tensions qui, jusqu’à aujourd’hui, traversent nos réalités. C’est pendant ce travail qu’un collègue du Brabant wallon nous rappelait les mots d’Eduardo Galeano : « L’utopie est à l’horizon. Je fais deux pas en avant, elle s’éloigne de deux pas. Je fais dix pas, elle s’éloigne de dix pas. Aussi loin que je puisse marcher, je ne l’atteindrai jamais. À quoi sert l’utopie ? À cela : elle sert à avancer. »6

L’utopie est nécessaire pour repenser la dynamique d’une société, pour fonder une histoire commune nous dit Michèle Riot-Sarcey dans Le réel de l’utopie7. Elle nous lance également cet appel : « Ce sont nos histoires que l’on raconte. Tissons notre histoire ! Ne la laissons pas raconter par les tenants de l’information officielle. »8 Après l’analyse du contexte dans lequel nous baignons et tentons de ne pas nous noyer, il s’agit de replacer notre action dans son histoire, histoire avec un grand et un petit « h », histoire de l’éternel conflit entre instituant et institué, pouvoir et contrepouvoir. C’est avec l’animation « petite histoire, grande histoire » que nous retissons le fil de l’histoire de l’éducation et de l’alphabétisation populaire en Belgique dans laquelle chaque participant s’inscrit par le récit de ses propres histoires d’engagement. Nous marquons ainsi notre appartenance à l’histoire de l’alphabétisation populaire, empreintes individuelles et de groupe.

Suite à ce travail de contextualisation de nos pratiques, nous pouvons décrire ce qu’il est indispensable d’apprendre en alpha : quels sont les savoirs à développer quand on a la vision qui est la nôtre de l’alphabétisation où le savoir est une condition fondamentale de la liberté et où chacun doit être un maillon du savoir ? Michèle Riot-Sarcey, qui notamment questionne comment se construit « l’imaginaire dominant des sociétés » et met à jour « la fécondité de l’utopie »9, encourage à nous occuper de « ce qui ne nous regarde pas ». C’est-à-dire, pour notre secteur, à travers l’apprentissage de la lecture, de l’écriture et des mathématiques, apprendre à regarder au-delà des évidences, des miroirs aux alouettes ou de la désespérance et habiter cette posture de chercheur pour comprendre, penser et agir. Pour ce faire, nous nous basons sur ce que nous avons nommé « la Roue de l’alphabétisation populaire »10 pour mettre à jour, dans des exemples de pratiques, les compétences à l’œuvre à l’oral, à l’écrit et en mathématiques tout autant que celles de compréhension, de réflexion et d’action. Ces précieux récits de pratiques sont issus des expériences des membres du groupe en formation, d’extraits de Journaux de l’alpha et de vidéos venant de nos collègues québécois11.

Les invariants de l’alpha pop se font jour : l’approche collective et solidaire, la nécessité d’interroger le sens qu’a la formation pour les participants, de partir de leurs situations vécues, de leurs questionnements, de leurs désirs ainsi que de la pratique de pédagogies émancipatrices, c’est-à-dire de pédagogies qui développent savoirs, pouvoir d’agir, processus égalitaire et réflexivité12.

Alors que la question sociologique des inégalités est relativisée par une approche psychologisante – « on peut être riche et malheureux ou son revers, pauvre et heureux » –, que parler d’alphabétisation « populaire » fait rire sous cape certains de nos contemporains se réclamant de la modernité – l’éducation populaire appartiendrait au passé ou à une minorité de nostalgiques –, nous entendons d’autres affirmer combien la montée des inégalités est criante et la lutte urgente, et combien est fondamental le rôle qu’y joue l’alphabétisation populaire par ses choix pédagogiques émancipateurs et son exigence des savoirs à développer.

Nous avons animé cette formation dans plusieurs équipes de Lire et Écrire en Région wallonne et à Bruxelles ainsi qu’auprès de travailleurs d’autres asbl. Je ne ferai pas ici un compte rendu d’évaluations qui assommerait le lecteur. Mais parmi les nombreux retours des participants, je retiens celui d’un collègue du Luxembourg qui venait d’être engagé comme formateur : « Je ne pensais pas que le métier de formateur en alphabétisation populaire avait autant de profondeur. »

Au cœur des débats sociétaux, politiques et pédagogiques, les dimensions du travail en alphabétisation populaire sont nombreuses13, à l’opposé de l’image d’Épinal du bon alphabétiseur, lisse, condescendant et plein de bonne volonté. (Se) (dé)former poursuit aussi cette ambition : d’une part se donner des outils de réflexion et d’action, et de l’autre donner à voir ce qu’est l’alphabétisation populaire, et ainsi valoriser la complexité de notre travail.


  1. Hannah ARENDT, Condition de l’homme moderne, Calman-Lévy, 1961 (1958 pour la version originale en anglais).
  2. Voir : Sylvie-Anne GOFFINET, Lire et Écrire dans la filiation de l’alpha populaire, hier et aujourd’hui ?, pp. 73-86 de ce numéro ; L’alpha populaire : des pratiques diversifiées mais une filiation commune, www.lire-et-ecrire.be/filiation
  3. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire, 2017, p. 55, lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/balises_pour_l_alphabtisation_populaire.pdf
  4. Formation créée par deux groupes de travail de Lire et Écrire composés de formateurs et de coordinateurs pédagogiques et de projets. D’autres formations en lien avec les Balises pour l’alphabétisation populaire ont également vu le jour en didactique de l’oral, didactique des mathématiques et didactique de l’écrit ainsi qu’une formation à l’évaluation. Voir : www.lire-et-ecrire.be/Formations-continuees
  5. Jean-Pierre Nossent a notamment été chargé de mettre en place le décret Éducation permanente de 1976, puis a été inspecteur général pour la Culture à la Fédération Wallonie-Bruxelles. Il est aussi un des cofondateurs de Peuple et Culture Wallonie et
    a été formateur à l’Université populaire de Liège.
  6. Eduardo GALEANO, Paroles vagabondes, Lux Éditeur, 2010.
  7. Michèle RIOT-SARCEY, Le réel de l’utopie. Essai sur le politique au XIXe siècle, Albin Michel, 1998.
  8. Michèle RIOT-SARCEY, Quel est le sens, la place et le rôle des utopies dans les sociétés ?, Intervention lors de la 20e Journée d’étude de la FeBISP, Utopie et Insertion, de l’idée à l’action !, 11 octobre 2016.
  9. Lecture commentée de l’ouvrage Le réel de l’utopie de Michèle Riot-Sarcey par
    Monique BOIREAU-ROUILLÉ, in Revue d’histoire du XIXe siècle, n°19, 1999, pp. 147-151, journals.openedition.org/rh19/160
  10. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), op. cit., pp. 85-125 (Savoirs et compétences pour comprendre, réfléchir et agir le monde), p. 147 (La Roue sous
    ses différentes formes – Outil d’analyse
    ).
  11. Le RGPAQ (Regroupement des Groupes Populaires en Alphabétisation du Québec) met à disposition de nombreuses publications papier et vidéo faisant récit de pratiques
    en alphabétisation populaire.
  12. AUDEMAR Aurélie et STERCQ Catherine (coord.), op. cit., pp. 57-70 (Mettre en œuvre l’alphabétisation populaire) et pp. 171-185 (Faire tourner la Roue).
  13. Ibid., pp. 82-84 (Travailler en alphabétisation populaire).