Dans L’ascenseur1, Samira décidait d’oser faire le pas pour aller s’inscrire à un cours d’alphabétisation. Aujourd’hui, elle se présente à l’accueil du Centre Alpha de Molenbeek de Lire et Écrire Bruxelles et elle entame dans la foulée un processus d’alphabétisation qui la conduira à se questionner par rapport à notre société.

Les révolutions

Nadia Maamri, formatrice à Lire et Écrire Bruxelles

Face à cet immense bâtiment en pierre rouge dont la longueur la regarde de haut comme pour la narguer, Samira parait d’un calme olympien. C’est tout le contraire au fond d’elle, elle n’arrive pas à stopper la peur qui l’envahit et qui essaie de la persuader de faire demi-tour. Depuis le temps qu’elle attendait, ses rendez-vous successifs ayant été annulés suite à la crise sanitaire, elle ne pensait plus que ça se concrétiserait. Et là, voilà que maintenant, debout face à l’action de sa vie, elle essaie de toutes ses forces de faire barrage aux voix qui lui crient qu’elle ne fait que perturber sa vie et celle de siens, qu’elle n’a rien à faire devant cette porte, qu’il ne faut surtout pas compliquer les choses car elles sont déjà assez compliquées comme ça et qu’elle ne pourra rien y changer !

Contre vents et marées, Samira pousse la porte. Elle s’aperçoit que tout a changé, tout parait beaucoup plus beau. Le bleu sur le mur lui rappelle le ciel bleu sans nuage du Maroc. Tout semble neuf, des meubles jusqu’aux luminaires. Des étoiles plein les yeux, Samira se présente à l’accueil. Un plexiglas monté sur un long meuble en bois la sépare de son interlocutrice juste en face d’elle.

Elle se dit que tout est en perpétuel mouvement alors qu’elle se sent figée dans le temps, que rien ne se passe pour elle. Elle se ressaisit en un instant, montre sa carte de rendez-vous et dit d’une voix basse : « Rendez-vous école. »

Nawal, la secrétaire, la salue et lui dit qu’elle peut attendre là, en montrant un long banc en bois clair monté sur des pieds en fer.

Une fois assise, Samira tient sagement le carton de rendez-vous entre ses doigts. Ils sont frigorifiés en raison du gel hydroalcoolique dont ils sont imbibés. Assise sur ce banc, son masque écrasant son nez, couvrant sa bouche, elle a l’impression de ravaler sa respiration. Elle observe le bel escalier en bois tapissé, elle y voit chaque détail comme si cela l’aidait à se concentrer. Elle a bien retenu ce que sa fille, Rania, lui a traduit des infos reçues la veille : ne surtout toucher à rien et ne s’approcher de personne, bien se laver les mains. Ça fait bizarre à Samira : ça fait tellement longtemps qu’elle n’était plus entrée dans une institution car, ces derniers temps, toutes les affaires administratives se réglaient en ligne. Rania passait de longues journées devant son écran où elle suivait tous ses cours et s’occupait également de toute l’administration familiale. Son écran faisait office de professeur, d’éducateur, de banque, de mutuelle, de caisse d’allocations familiales, de maison communale… Rania face à toute cette bureaucratie numérique et seule à ingurgiter toutes ces connaissances avec, en fond, le bruit de ses petits frères et le son incessant de la télévision, sans parler des sonneries des téléphones.

Samira a bien conscience de ce lourd fardeau qu’elle fait porter à sa fille, elle s’en veut, elle aimerait tellement pouvoir l’en décharger mais par où commencer, comment faire et surtout, si elle n’y arrivait pas, elle aurait perdu tout ce temps, cette énergie et ses espoirs seraient éteints à jamais. Elle ne pourrait le supporter.

Ça cogite dans sa tête. Elle trouve que ça fait drôle de revenir à des choses aussi banales que celles que l’on faisait avant. Se présenter dans une institution, être accueilli, patienter et être reçu, avoir un rendez-vous en présentiel tout simplement. « On oublie très vite ! », se dit-elle. Ça fait presque du bien de revenir à la normalité. C’est comme après une longue convalescence à l’hôpital : à la sortie, on savoure les premières brises de vent qui caressent notre visage.

Un accueillant s’approche, interrompant Samira dans ses pensées, et lui montre un bureau en disant : « S’il vous plait, madame ! »

Samira s’installe, les mains sur les genoux. Elle se répète qu’il ne faut surtout toucher à rien. Elle essaye de respirer le moins fort possible, prise entre la peur qui l’a complètement envahie et ses voix intérieures qui à la fois essaient de la persuader qu’elle y arrivera et en même temps lui soufflent qu’elle risque de perturber toute la bonne organisation familiale, que si elle ne respecte pas strictement les mesures sanitaires, elle risque de ramener ce fichu virus à la maison et devenir ainsi la cause d’un mal familial. En fixant la bouche de l’accueillant, elle essaie de figer tout ce remue-ménage mais rien n’y fait.

« Bonjour, je me présente : Guillaume, je suis l’accueillant. Que puis-je faire pour vous ? » Samira donnerait tout pour comprendre ce qu’il dit. Elle hausse les épaules en baissant les yeux, signe d’incompréhension. Guillaume comprend tout de suite et va chercher Nawal pour la traduction.

Nawal lui redit : « Bonjour ! » Samira lui répond : « Bonjour ! »

Guillaume demande à Nawal de traduire les raisons pour lesquelles Samira se présente et Nawal sert d’interprète. Quel soulagement ! Samira est tellement heureuse de pouvoir enfin avoir la chance de se faire comprendre.

Après plusieurs échanges, Nawal quitte la pièce car Samira doit maintenant être seule. Guillaume lui demande si elle est prête pour le test et là, elle comprend le mot « test » et répond que oui.

Émotionnée, elle en oublie son masque et toutes les contraintes qui vont avec. Même son appréhension s’envole. Elle se dit : « Je me lance, mon premier test, c’est maintenant !»

Guillaume demande à Samira de lui poser des questions. Cette dernière sourit d’un air timide et dit : « Je ne sais pas. » Guillaume lui montre une photo de mariage et lui pose quelques questions sur la photo. Même réponse de Samira. Il lui demande d’écrire son prénom, elle ne bronche pas. Là, Guillaume lui repose la question avec moult gestes, elle comprend et s’exécute. Heureusement que sa fille lui a appris à signer, elle sourit presque en pensant à sa fille.

L’accueillant fait revenir Nawal pour une nouvelle traduction, pour annoncer à Samira une excellente nouvelle : un apprenant vient de signer un contrat de travail jusqu’en juin et, de ce fait, une place se libère. Nawal lui détaille alors les horaires des cours et lui dit qu’elle débutera le lundi suivant, puis elle lui donne le nom de sa formatrice. Après toutes ces informations importantes, Samira les remercie du fond du cœur en y mettant toutes les formes, tous les gestes, un grand sourire aux lèvres. Le sentiment du moment est de tous les possibles. Samira se sent tellement légère.

Elle tombe ensuite nez-à-nez avec des apprenants en train de prendre leur pause, un café à la main. Ils rient, discutent. Elle y voit des femmes et des hommes avec qui elle va pouvoir faire connaissance, des personnes comme elle investir ce lieu. Cela la réconforte tellement, elle s’y voit bien. Elle a juste hâte d’y être. Elle a hâte de prévenir ses enfants et son mari pour tout leur raconter.

Dans les rues de Molenbeek, Samira, des projets plein la tête, marche en effleurant à peine les pavés ; le vent lui parait beaucoup moins violent, presque comme une brise. Elle se sent tellement légère et ça lui fait vraiment du bien. Elle n’a pas eu ce sentiment depuis tellement d’années, ce sentiment de vivre sa vie, de pouvoir être aux commandes et de ne dépendre de personne, ni de sa fille ni de son mari, d’avancer, d’aller de l’avant. Elle n’a plus ressenti ce genre de chose depuis qu’elle est arrivée en Belgique.

Le lundi matin, le buste droit, essayant toujours de combattre ses voix intérieures, Samira se dirige vers l’accueil en disant : « Bonjour, école avec Madame Fatiha. »

C’est de nouveau Nawal qui est à l’accueil. Elle salue Samira en retour et lui montre le local où elle aura son premier cours. Et là, le rideau s’ouvre. Samira va devenir enfin actrice, elle ne sera plus spectatrice de sa vie. Elle pousse la porte de la connaissance et y entre la tête haute, le cœur et l’esprit complètement ouverts aux savoirs.

Elle reçoit un magnifique accueil, encore meilleur que ce qu’elle pouvait imaginer. C’est incroyable de faire partie d’un groupe, de partager, d’apprendre… Ce sentiment d’appartenance lui fait presque oublier son sentiment d’être une oubliée de la société, de vivre dans l’indifférence de la société qui lui crève le cœur par moments. Mais ce premier cours lui demande énormément de concentration. Dans sa tête, c’est une bousculade intégrale entre la mémorisation des mots, la découverte d’une formulation de phrase et tous ces nouveaux sons qu’elle essaie d’identifier mais qui lui sont totalement inconnus. La rapidité du débit de parole des uns et des autres l’impressionne vraiment, la décourage même. Comment peut-elle oser songer, ne serait-ce qu’un seul instant, qu’elle va pouvoir alléger le fardeau qu’elle fait porter à sa fille ? Comment peut-elle imaginer pouvoir rattraper tout son retard ? Ces pensées lui remplissent la tête, elle se laisse complètement submerger par l’émotion du moment, ses épaules se courbent vers le sol, elle se recroqueville presque, signe de résignation inconsciente.

Tout à coup, la formatrice lui pose une question. Samira essaie de répondre au plus vite afin de montrer sa motivation mais les mots sortent complètement de travers. La formatrice l’arrête et la rassure en lui disant : « Reprends ton souffle et respire. » Elle fait de grands gestes : « Doucement, tu vas y arriver. »

Samira reprend son souffle et lui répond avec deux mots dont elle ignorait l’existence à peine une heure auparavant mais qu’elle a retenus à force de les entendre.

Au fil des cours, Samira commence à faire des liens avec ce qu’elle a entendu pendant des années et dont elle ignorait le sens. Elle se rend compte que le chemin va être long. Et en même temps, le fait d’être dans l’action pour améliorer sa situation de vie la motive énormément. Elle est tantôt motivée d’apprendre et tantôt envahie par un grand sentiment d’impuissance face à l’immensité de ce qu’elle va devoir apprendre en entendant l’aisance de parole de ses enfants, de la formatrice, des fonctionnaires de la Maison communale. Elle se dit qu’il faut qu’elle persévère pour s’armer face à cette bureaucratie, à cette société où l’éloquence appartient à l’élite. Tous les jours, elle la subit, cette société, où l’expression orale définit l’individu, le catégorise et le met à l’écart, l’empêche catégoriquement de participer.

Les mois passent et, certains soirs, Samira continue de penser à l’aisance avec laquelle les gens qu’elle côtoie manient la langue. Elle aimerait tellement pouvoir s’exprimer de cette manière. Elle essaie de verbaliser ses pensées, de les organiser.

Auparavant, Samira rêvait en cachette de participer à cette grosse fourmilière en ébullition, elle pensait ne pas y avoir droit mais, à force d’explications sur les droits et les devoirs des citoyens dont leur parle sa formatrice, elle se rend compte qu’elle a des obligations mais également des droits en tant que citoyenne. Elle prend conscience de sa citoyenneté et de toute son ampleur. Elle aimerait tellement être vue dans cette société qui ne lui a jamais porté le moindre regard, elle essaie de sortir de l’ombre, elle voudrait juste être regardée comme une personne à part entière et non comme une étrangère dans l’ombre d’un soir d’hiver.

Pendant un des cours du vendredi, Samira est frappée par l’exercice « comment se présenter dans une institution ? » et par les remarques de ses camarades à propos de ce que la couleur de peau et l’apparence extérieure, la manière dont on s’exprime peuvent provoquer chez l’autre comme commentaires ou même comme actes malveillants, causes d’une grande injustice. Ce jour-là, Ibrahim est particulièrement remonté et crie presque en disant : « Moi, je aller à la Commune pour demander des documents et la dame parler moi méchant et monsieur belge avant rigoler avec elle. Football, beaucoup étrangers, gagner coupe du monde, France. »

Et là, un silence se pose, Samira se rend compte qu’elle n’est pas la seule, ça la rassure presque.

À chaque cours, de nouvelles discussions, de nouvelles révélations, de nouvelles confirmations. C’est la toute grande surprise quand le groupe apprend qu’en France, c’est seulement à partir de 1965 que la loi a autorisé les femmes à ouvrir un compte bancaire et à travailler sans l’accord de leur mari. Samira et le groupe sont incroyablement bouleversés de ces découvertes et demandent davantage d’explications à la formatrice qui se fait un réel plaisir d’assouvir leur soif d’apprendre, en les mettant en recherche, en les faisant travailler en sous-groupes, pour enfin arriver à une mise en commun où la magie de l’intelligence collective opère.

Ce soir-là, Samira se dit : « Je n’aurais jamais pensé que des femmes et des hommes ont pu sacrifier leur vie, ainsi que celle de leur famille, à faire une telle révolution pour se battre contre l’injustice qu’ils vivaient. Des femmes se sont battues pour leurs droits durant tellement d’années et on hérite aujourd’hui de tous ces sacrifices. Alors pourquoi des injustices demeurent, telles que la discrimination de la couleur de peau, la discrimination à l’embauche, au logement… ? »

Cela fait tellement longtemps qu’elle habite ici et elle ignorait tout ce pan de l’histoire. Elle en est l’héritière, ainsi que ses enfants, et, en même temps, tellement de choses l’en séparent, dont l’ignorance de ces sacrifices, de ces personnages qui ont fait l’histoire du pays qu’elle habite, du pays qui l’accueille mais qui ne la regarde pas, du pays qui ne l’entend pas car elle n’a pas les mots pour lui parler, du pays qui ne la lit pas car elle est n’a pas la plume pour lui écrire ; aucune rencontre n’a été possible entre Samira et ce pays jusque maintenant. Un sentiment de confusion s’empare d’elle, elle se mêle les doigts les uns aux autres comme pour représenter ce qu’elle est en train de ressentir.

Mitigée, elle ne peut s’empêcher de penser au Maroc, de comparer sa vie d’avant et celle d’aujourd’hui. Pour Samira, la donne change complètement maintenant qu’elle en sait plus, qu’elle sait que des personnes étaient tellement mal face à leur situation, à l’injustice qu’elles vivaient qu’elles ont fait une révolution et qu’elle, Samira, se doit de se révolutionner elle-même en apprenant, en développant ses connaissances afin de pouvoir se positionner face notre société. Elle repense à sa formation, et tant pis si ça la bouleverse à ce point, elle ne saurait plus faire marche arrière, elle a besoin d’en savoir davantage pour comprendre comment devenir une autre version d’elle-même sans pour autant s’oublier. Pour cela, elle doit commencer par verbaliser ce qu’elle est tout au fond d’elle et pouvoir présenter cette version à notre société qui ne pourra plus faire semblant de ne plus la voir. Car Samira aura les mots pour se faire entendre dans ce pays qui a accueilli sa famille à bras ouverts lorsqu’il avait besoin de main-d’œuvre mais dont les yeux sont bandés par une bureaucratie qui s’est construite au fil du temps et qui a fini par recouvrir tous ses beaux idéaux de démocratie.


  1. Nadia MAAMRI, L’ascenseur, in Journal de l’alpha, n°220, 1er trimestre 2021, pp. 10-14, www.lire-et-ecrire.be/ja220