Matérialisations concrètes de la tension entre le droit au logement et le droit à la propriété privée, les expulsions locatives sont connues de tous·tes, mais mal connues. Leur occurrence, les causes qui les provoquent, de même que leur procédure sont le point aveugle des habitant·es et des politiques publiques. Comment les personnes analphabètes font-elles face aux expulsions et à la justice de paix qui les ordonne ? Cette question n’a encore jamais fait l’objet d’une recherche d’envergure. Sans prétendre combler ce manque, cette analyse s’intéresse aux expulsions domiciliaires en justice de paix, à partir des recherches récentes sur Bruxelles, et tente de mettre en évidence ce qui dans la procédure est de nature à porter préjudice aux justiciables analphabètes.
Cette analyse a été réalisée à partir d’observations de terrain, et de sources qualitatives et scientifiques. Je mobiliserai essentiellement les travaux du Rassemblement bruxellois pour le droit à l’habitat (RBDH) ; l’étude Bru-Home de 2023 qui portait sur les expulsions domiciliaires en Région de Bruxelles-Capitale ; ainsi que le livre De gré et de force : Comment l’État expulse les pauvres écrit par le sociologue Camille François (2023) ; en ce que ces trois sources sont les plus récentes et complètes sur la question. Par ailleurs, étant membre depuis 2020 du collectif bruxellois « Front anti-expulsions », j’ai acquis une certaine expérience des expulsions domiciliaires. Enfin, soucieuse de ne pas me contenter de mes perceptions, j’ai entrepris de rencontrer quatre travailleur·euses directement impliqué·es dans des expulsions (deux travailleurs sociaux de première ligne, une avocate et une juge de paix).
État des lieux à Bruxelles et en Wallonie : combien, pourquoi, comment ?
Les réalités quantitatives des expulsions domiciliaires sont mal connues. Mal connues des services statistiques, de la justice, des politiques publiques et des chercheur·euses qui s’intéressent à la problématique du logement. Et pour cause, les expulsions ne sont simplement pas comptabilisées. Un observatoire des expulsions était censé entrer en vigueur à Bruxelles, mais il n’a pas, à ce jour, été mis en œuvre. Les données dont nous disposons ont donc été agrégées manuellement par des chercheuses sur une année (2018) dans toutes les justices de paix de Bruxelles. Ce décompte fait intervenir des choix méthodologiques importants : à partir de quand considère-t-on qu’il y a expulsion ? Et de quel type d’expulsion domiciliaire parle-t-on ?
De quel type d’expulsion domiciliaire parle-t-on ?
Il existe en effet plusieurs motifs et instances en mesure de mettre des personnes hors de chez elles.
L’expulsion peut être demandée par une banque, on parle alors de saisie immobilière, il s’agit d’une procédure rare (moins de 200 cas par an selon une estimation sur Bruxelles).
On parle d’expulsion administrative lorsque la commune ou une autre instance publique déclare le bien (trop) dangereux que pour être habité. C’est le bourgmestre qui est chargé de son exécution. Ces expulsions ne sont pas compilées et les communes ne communiquent que très peu à leur propos. On sait qu’elles sont peu nombreuses mais qu’elles tendent à être sous-estimées2.
Les expulsions illégales sont celles qui sont pratiquées en dehors de tout cadre légal, le plus souvent par un propriétaire bailleur3 (seul ou accompagné). Leur déroulement est très variable : depuis le changement de serrure en l’absence du locataire jusqu’à la mise à la rue par la violence des personnes et de leurs affaires. Ces expulsions sont illégales, leur quantification est impossible et elles semblent faire l’objet de peu de plaintes auprès de la police4.
Finalement, l’immense majorité des expulsions domiciliaires se scelle en justice de paix, le plus souvent à la demande du propriétaire bailleur. Si le locataire ne part pas de lui-même, cette décision est exécutée par un huissier de justice. C’est à ces expulsions que nous nous intéressons ici.
Deuxième question, à quel moment considère-t-on qu’il y a expulsion ?
Faut-il qu’un huissier de justice soit prêt à faire enfoncer la porte ? Faut-il que les habitant·es aient quitté le bien ? Ou suffit-il que la menace d’une augmentation de loyer pousse les personnes dehors ?
Dans « Bru-Home », le travail de recherche des deux universités libres de Bruxelles (néerlandophone la VUB, et francophone l’ULB) publié en 2023 sur l’année 20185, les chercheuses ont choisi de considérer comme une expulsion tout déménagement non choisi depuis son domicile, réalisé avec ou sans le concours de la force de l’ordre sous la pression d’une décision judiciaire.
En somme, elles ont comptabilisé le nombre de fois que des juges de paix avait statué en faveur de la demande du bailleur d’expulser le locataire. Que le locataire parte ensuite de lui-même ou que cela nécessite l’intervention des forces de l’ordre et d’un huissier de justice.
À Bruxelles, ce sont chaque année près de 4000 expulsions qui sont autorisées cela représente un peu plus d’un ménage sur 100, soit 11 ménages par jour contre lesquels est prononcé un jugement d’expulsion. En Wallonie, l’estimation de 2020 était de 11 à 14 expulsions par jour. Compte tenu du nombre de locataires wallons et bruxellois (respectivement de 1,2 millions et de 700 000), le risque de se faire expulser est donc plus élevé à Bruxelles. Les expulsions sont en tout cas un phénomène fréquent, spécialement dans la vie des ménages de classes populaires.
Pourquoi se fait-on expulser ?
À Bruxelles, comme en Wallonie, la principale raison qui motive l’expulsion sont les loyers impayés, 85% des motifs d’expulsion concernent des loyers impayés. Le montant médian des arriérés de loyers est de 2900 euros, la moyenne de 4000 euros.
La seconde cause de l’expulsion (10% des cas) concerne non pas des arriérés de loyer mais des locataires qui ne parviennent pas à quitter leur logement parce qu’iels ne trouvent pas à se reloger : le bail arrive à terme et les locataires ne partent pas, parce qu’iels n’ont pas d’autre endroit où aller.
Ces expulsions ont lieu dans toutes les communes bruxelloises, mais elles concernent des logements dont les loyers ne sont pas parmi les plus élevés. Autrement dit, la plupart des locataires se font expulser pour des loyers impayés dans la partie du parc locatif « plutôt abordable », mais dont les loyers sont en réalité déjà trop élevés au vu de la petitesse du budget des ménages.
Qui demande l’expulsion ?
Pour la plupart, il s’agit de bailleurs privés, mais on constate que certains acteurs publics expulsent plus qu’attendu. C’est le cas des Agences Immobilières Sociales (AIS) et des Centres Publics d’Action Sociale (CPAS). Les sociétés de logements sociaux (qui ne dépendent pas des CPAS) expulsent quant à elles plus rarement. On peut expliquer cet apparent paradoxe : les AIS louent à des personnes dont les revenus sont très très serrés, et les AIS doivent verser chaque mois un loyer à des propriétaires privés. Elles ne peuvent que très faiblement faire « tampon » entre le locataire et le propriétaire. Quant aux CPAS, il s’agit des institutions qui proposent le plus de logements de transit, soit des accueils temporaires pour des personnes qui n’avaient trouvé aucun autre endroit où aller. Après leur accueil en logement de transit, elles sont tenues de déménager pour laisser leur place à d’autres personnes qui ne savent pas où aller, les autrices supposent que ce jeu de chaises musicales infernal explique le nombre élevé d’expulsion demandé par les CPAS.
Celleux que les expulsions touchent : discriminations et rapport à la langue
Les personnes forcées de quitter le lieu dans lequel elles vivaient sont donc majoritairement des locataires, en retard de loyer. Ces loyers qui semblent faibles au regard des prix pratiqués à Bruxelles, représentent malgré tout une part importante des revenus de ces ménages.
Premier constat : les expulsions ne sont pas tant liés à « des loyers impayés qu’à des loyers impayables » (Godart et al., 2023). En effet, on observe à Bruxelles (et ailleurs) un décrochage entre l’évolution des loyers et les revenus d’une part importante des ménages : en moyenne les loyers auraient augmenté d’au moins 20% en plus de l’inflation entre 2010 et 20206. À Bruxelles, tout comme dans la plupart des villes belges, près de la moitié de la population dispose de faibles revenus et est dans les conditions d’accès à un logement social. À l’autre bout du spectre, et sans qu’ils soient nécessairement faciles à évaluer, les ménages très aisés voient également leur loyer (ou prêt hypothécaire) augmenter, une notion intéressante pour comprendre l’enjeu différentiel de ces augmentations est la notion de « reste à vivre », qui désigne la quantité d’argent dont on dispose après avoir payé le loyer.
Le baromètre social publié par Vivalis en 2023 indique que les 10% des bruxellois·es les plus pauvres dépensent plus de 45% de leurs revenus pour le logement. Il reste ensuite moins de 9 euros par jour et par personne pour vivre. Pour les 10% des bruxellois·es les plus riches, la dépense pour le logement tourne autour de 10% de leurs revenus, laissant près de 100 euros par personne et par jour pour vivre.
Ce décrochage entre entrées financières des classes populaires et prix pratiqués sur le marché privé pour un bien de première nécessité pousse des ménages à s’endetter progressivement auprès de leur bailleur7. Jusqu’à constituer une dette que la justice considérera suffisante pour justifier l’expulsion, soit un mois minimum.
Second constat réalisé par les autrices de Bru-Home : les personnes nées à l’étranger sont surreprésentées parmi les expulsées puisqu’elles forment 70% du contingent d’expulsées, et 45% des habitantes de la région de Bruxelles-Capitale. En fait, 50% du contingent des expulsées est né dans un pays hors Union Européenne.
Or, on sait que les personnes de nationalité étrangère (hors UE) sont en moyenne nettement moins bien rémunérées que les Belges, leur revenu médian mensuel après impôt par ménage étant respectivement de 1066 euros et de 1500 euros (IBSA, 2023).
Comme l’explique Camille François, si les personnes racisées sont surreprésentées parmi les expulsées, c’est parce que les discriminations qu’elles subissent les placent en position de domination dans plusieurs sphères. L’école reproduit les inégalités en capital culturel, menant à l’obtention de diplômes peu qualifiants et faiblement rémunérateurs, ayant ensuite une conséquence directe sur la petitesse de leurs salaires. Puis, il faut se loger, et sur le marché locatif, on considère qu’au moins un propriétaire sur cinq discrimine les personnes selon la consonance de leur nom uniquement8, participant à augmenter la concurrence entre les personnes racisées en fermant l’accès pour ces personnes à une partie du parc locatif. Il a par ailleurs été constaté que le marché tend à faire payer une « taxe » aux personnes racisées et/ou émargeant au CPAS9. La difficulté à payer son loyer apparait donc comme la conséquence logique d’un enchaînement de discriminations. Camille François, dont une partie du travail porte sur la cuisine arrière des expulsions (qui prend quelle décision, comment, dans quel contexte etc.), souligne que les stigmates racistes permettent aux travailleur·euses en charge des expulsions une mise à distance du sort de ces personnes suivant une double logique : d’une part ce qui leur arrive est attendu, et d’autre part cette attente s’inscrit dans une forme de déshumanisation10.
On comprend donc que les personnes pauvres, originaire de pays hors UE sont plus à risque de se faire expulser. Que même en ayant payé chaque mois son loyer, une fin de bail classique peut également mener à une expulsion si on ne retrouve pas un logement dans les temps impartis.
Concernant l’analphabétisme, il parait important de pointer que trouver un logement lorsqu’on ne sait pas lire et écrire limite les recherches sur internet, la prise d’informations, et augmentent la dépendance aux tiers. Comme le soulignait les travailleurs sociaux rencontrés, en cas de départ (séparation, émancipation, décès) de la personne lettrée, conserver un logement et retrouver un autre logement est extrêmement difficile pour toutes les personnes aux revenus modestes, mais encore plus complexe pour des personnes analphabètes.
La justice n’enregistre pas le rapport à l’écrit des personnes qui ont affaire à elle, mais les caractéristiques sociologiques que nous venons de décrire sont également celles des personnes analphabètes qui fréquentent Lire et Écrire Bruxelles.
L’éloignement avec la lecture et l’écriture, mais également avec la langue française ou néerlandaise, sont des facteurs limitant l’accès aux droits11 en général ; supposer que cela soit également un facteur aggravant dans le cas des expulsions domiciliaires, ne parait pas absurde.
Qu’elles soient face à une procédure d’expulsion pour loyers impayés ou pour fin de bail, s’ouvre alors une procédure judiciaire dont, nous allons le voir, le rapport à l’écrit rend la possibilité de s’en sortir seul·e extrêmement complexe.
La procédure et la place de l’écrit
Tout commence par l’introduction d’une requête directement auprès de la justice de paix, ou via un huissier.
Ensuite, une audience va être fixée et cette date sera communiquée au locataire par un pli judiciaire dans le premier cas, par l’huissier en personne dans le second. Tout cela c’est en théorie. Parce que de nombreux locataires ne viennent pas chercher le recommandé, ou ne reçoivent pas l’avis de passage, sur le terrain on constate souvent qu’une lettre arrive par un pli classique. Les taux de présence à l’audience sont très proches selon les deux méthodes, laissant penser que les huissiers ne rencontrent pas systématiquement les locataires en personne.
Par ailleurs, quand bien même on reçoit le courrier, les termes employés ne sont pas toujours d’une grande clarté. Il peut par exemple être indiqué que le propriétaire souhaite donner « congé » aux locataires, dans le langage commun « congé » sera volontiers associé à des moments de détentes plutôt qu’à une expulsion.
En fait, toute la procédure judiciaire va se baser sur le fait que « la boite aux lettres fonctionne » comme le disait la juge de paix que j’ai rencontrée. Or, on sait que dans les quartiers les plus denses, la division des immeubles ne s’accompagne pas toujours d’un système efficient de boites aux lettres. Autrement dit, le courrier n’arrive pas toujours jusqu’à la personne concernée.
On a de fortes raisons de penser que la majorité des locataires ne sont pas contacté·es avec pédagogie : personne ne leur explique pourquoi et comment cette audience aura lieu, et qu’iels ont sacrément intérêt à y aller préparé·es et aidé·es d’un·e avocat·e. S’ajoute probablement, comme nous l’ont relaté les travailleurs sociaux, une réticence, voire une peur, de se rendre dans le bâtiment de la justice, fût-ce-t-elle de paix.
Si bien que quand vient l’audience en justice de paix, on constate que 60% des locataires ne sont pas présent·es, et les expulsions sont donc prononcées en leur absence.
Cette absence a de graves conséquences, les réformes en matière de justice de proximité impliquent que désormais, les juges n’ont pas à remettre en question la demande sauf si elle est disproportionnée ou de nature à atteindre l’ordre public. En somme, si personne n’est là pour répliquer, la demande est acceptée, sans qu’il y ait eu la moindre vérification des griefs reprochés.
Une fois le jugement rendu, une lettre est envoyée aux justiciables leur indiquant « qu’un jugement a été rendu et qu’il est téléchargeable sur une page internet », sur laquelle il faut se connecter avec un système d’identification liée à la carte d’identité. Sur le site du SPF justice il est dit que « La transmission et le suivi de ces jugements se font désormais de manière largement numérique. Cela permet aux greffiers de se concentrer sur leurs autres tâches ». Or, dans la justice de paix à laquelle nous nous sommes rendues, les greffiers sont chargés d’imprimer sur place les jugements pour les personnes qui ne peuvent accéder à ces jugements en ligne. Selon Vivalis, à Bruxelles, « 38% de la population présentent des difficultés avec le numérique »12, et 58% des personnes faiblement scolarisées ne possèdent pas d’ordinateur.
Si la décision prise est de permettre l’expulsion, le CPAS est mis au courant. Certains CPAS de Bruxelles ont dégagé des moyens pour qu’une assistante sociale rencontre le ou les locataires concerné·es, de l’avis des travailleurs sociaux rencontrés, cette expérience s’est révélée concluante. Malheureusement, l’état budgétaire des CPAS leur a fait abandonner ces mesures, et l’impact prochain des décisions du gouvernement fédéral sur les finances des CPAS ne nous permet d’espérer un futur plus radieux. On se contente donc d’envoyer un courrier aux locataires, ce qui est loin de permettre d’avoir effectivement un contact avec les ménages bientôt expulsés.
C’est ensuite l’huissier qui intervient, sans l’huissier l’expulsion est illégale, même si un jugement a été rendu en ce sens. Il signifiera la date limite de départ et de remises des clés, et si ce n’est pas fait, l’heure et le jour de l’expulsion.
Et puis c’est tout. Arrive un matin, l’huissier, la police et les déménageurs.
Arrive ensuite une dette, puisque la personne expulsée est condamnée à payer les frais de justice (70% des propriétaires sont représenté·es par un·e avocat·e contre 30% des locataires), l’arriéré de loyers, et souvent un forfait de plusieurs mois de loyers comme dédommagement du préjudice13 et finalement l’expulsion en elle-même (huissier, déménageurs, forces de l’ordre).
Tout ce que nous venons de décrire est signifié par écrit. Un écrit « poussiéreux » de l’aveu-même de Madame la juge, « parfois volontairement compliqué » selon l’un des travailleurs sociaux rencontrés.
Dans certaines communes et justices de paix, de réels efforts d’intelligibilité et de prise de contact peuvent être réalisés, mais il s’agit essentiellement de prévenir les ménages d’une expulsion imminente. Et non pas un travail en amont, d’autonomisation et de compréhension de la procédure judiciaire.
Mais disons que vous ayez reçu la lettre, et que vous ayez compris qu’il se joue quelque chose de grave, que vous ayez trouvé quelqu’un·e pour vous dire le lieu, le jour et l’heure de l’audience, et que vous ayez la possibilité de vous y rendre. Vous ferez partie des 40% de locataires présent·es à l’audience. 11% des locataires convoqué·es en justice de paix sont accompagné·es d’un·e avocat·e, les autres vont seul·es.
Une fois arrivé·e devant le·la juge
Lors de l’audience, enfin des mots seront prononcés. Mais l’écrit n’en reste pas moins central et essentiel.
Peut-être est-il utile de préciser que les audiences ont lieu dans de grandes salles, assez impressionnantes. Il n’y a pas une heure précise parce que ce matin-là, de nombreuses autres personnes ont été convoquées. On attend son tour dans le fond de la salle, et puis quand viendra notre tour, ce sera rapide. Très rapide.
Le·la juge appelle devant elle les deux parties, représentées ou non par un·e avocat·e, les deux parties vont alors argumenter, mais tous ces arguments doivent être prouvés et ces preuves, on attend qu’elles soient écrites.
Par exemple, un message vocal WhatsApp attestant que le locataire a demandé des réparations pourra être pris en compte, mais uniquement s’il a été retranscrit et déposé comme preuve. Une photo pourra être regardée, mais elle aura dû être imprimée et déposée comme preuve.
Pour penser faire tout ceci, il faut bien sûr savoir comment fonctionne la justice de paix, et avoir pu bénéficier des conseils d’un·e avocat·e, d’une association, ou de personnes proches (pour autant qu’elles soient compétentes dans ces matières, ce qui est très inégalement distribué socialement).
Plus fondamentalement, ce qui est mis au jour devant la justice de paix c’est que, tandis que de nombreuses relations bailleur-locataire ont lieu uniquement à l’oral avec des échanges monétaires de la main à la main, lorsqu’iels se retrouvent dans le pétrin, les locataires ont toutes les chances de perdre faute de preuves et par manque de compréhension des règles du jeu.
Au juge, on racontera son histoire, on racontera les problèmes du logement, les raisons pour lesquelles on a arrêté de payer le loyer (impossibilité vu le budget, tentative de pression sur le propriétaire etc.).
Mais cette façon de faire n’implique pas nécessairement que soient pris en compte les éléments évoqués. C’est au bon vouloir de le.la juge que de reformuler et de traduire les termes. Lorsqu’un·e locataire déclare : « J’ai arrêté de payer mon loyer parce que je n’ai plus de chaudière et que le propriétaire ne vient pas réparer », le·la juge peut choisir de traduire (ou non) en : « vous invoquez l’exception d’exécution pour défaut de jouissance ». La distance entre ces manières de dire ne saurait être plus grande.
Et puis, évoquer les problèmes ne signifie pas encore formuler une demande. En théorie, le.la juge ne peut proposer une demande qui n’a pas été faite par l’une·e des deux parties. Qui sait quelle demande peut être formulée ? Et comment ? Avec quelle preuve ?
Il existe bien entendu des requêtes déposées par des locataires analphabètes. Mais structurellement, les propriétaires sont plus en capacité de saisir la justice et de faire valoir leur droit : l’écrasante majorité des actions concernant le logement se fait à leur demande, ils y sont préparés, ils sont tendanciellement plus aisés et ont un capital culturel plus élevé que celui de leur locataire, ils se font aider d’un·e avocat·e.
Camille François souligne également que les juges sont socio-logiquement plus proches des propriétaires que des locataires, et que du fait de la faible présence en justice de paix des locataires, les juges qui prononcent des expulsions sont en fait beaucoup plus souvent en présence de propriétaires bailleurs que de locataires. Proximité de classe et présence accrue tendent à favoriser un biais de perception et d’identification en faveur du propriétaire. Ce biais peut se révéler particulièrement important quand il s’agira par exemple de trancher si le ou la locataire a « réellement arrêté » de payer le loyer pour faire pression sur le bailleur, ou s’iel mobilise devant le·la juge l’insalubrité du logement par opportunisme.
Finalement, l’espace judiciaire est un espace impressionnant voire intimidant, dans lequel les personnes issues des milieux populaires se trouvent particulièrement démunies. Camille François relève que « les voix des locataires de s’entendent pas », iels chuchotent, n’osent pas élever le ton. Une observation corroborée par le·la juge et les travailleuses et travailleurs sociaux rencontrés pour cet article. L’espace de la justice est un espace codifié par les classes supérieures (comment on s’habille, comment on se meut dans l’espace, comment on parle : à quelle hauteur, quelle vitesse etc.) ; par des codes linguistiques spécifiques et complexes. Par exemple, la parole va être distribuée par la juge et il est mal vu de ne pas répondre, ou d’intervenir avant que vienne son tour.
Malgré tous ces problèmes, être là change drastiquement l’issue du verdict. L’expulsion est prononcée dans la majorité des cas, mais la présence du locataire permet souvent de négocier la date de départ et les modalités du plan de paiement. Ainsi, on constate que les sommes réclamées sont très variables, selon que le ou la locataire soit présent·e ou non à l’audience. Notamment parce que les logements concernés sont souvent en mauvais état et les loyers demandés peuvent être revus à la baisse par le·la juge.
Dans cette situation très défavorable au locataire, l’administration judiciaire peut faire une certaine différence : faciliter l’accès à des avocat·es pratiquant l’aide juridique14 (à Molenbeek par exemple, les permanences se tiennent dans la justice de paix) ; expliquer avec des termes clairs ce qui est occupé à se jouer, reformuler, refixer une audience pour permettre à la défense de se préparer, organiser une visite de l’appartement etc.
Mais pour cela il faut bien sûr que le ou la locataire soit présent·e et que le·la juge soit dans une démarche volontariste.
Conclusion
Dans les justices de paix on règle de nombreux litiges selon des règles bien spécifiques mal connues des habitantes, et a fortiori des personnes analphabètes.
Et bien que la procédure attache une importance majeure aux traces écrites, et malgré la distance sociale et culturelle qui existe entre les locataires menacé.es d’expulsion et le monde judiciaire, être présent à l’audience et participer oralement à sa défense peut sensiblement changer le cours des choses. À la marge la plupart du temps, mais dans cette marge se joue le niveau de surendettement, la possibilité d’organiser soi-même son départ forcé, sans vivre le traumatisme lié à l’arrivée de l’huissier et de la police.
À Bruxelles, 80% des demandes d’expulsion sont accordées, 60% des locataires ne sont pas présent·es à l’audience, 11% des locataires sont aidés d’un·e avocat·e contre 70% des bailleurs.
La procédure d’expulsion fonctionne comme une machine à surendetter des pauvres et à assurer la primauté du droit à la propriété privée sur le droit au logement. Parce qu’elle assure que les bailleurs recouvriront leur bien sans rien perdre de leur capital, et dans la majorité des cas sans même entamer le manque à gagner lié à l’arriéré des loyers, et dans le même temps elle mettra à la rue des ménages pauvres et endettés.
La complexité de la procédure (déposer des preuves écrites, être présent·es, formuler des griefs et des demandes dans un langage juridique) rend les personnes analphabètes particulièrement à risque de se faire expulser à grands frais sans réussir à faire valoir les manquements du logement ou les éventuels mensonges.
Face à ces constats, il parait minimaliste mais essentiel de plaider pour qu’une communication orale soit systématiquement établie en amont de l’audience en justice de paix. Une communication pédagogique qui viserait à expliquer la procédure, sa durée, les principes de preuves, la possibilité de faire appel à un avocat pro deo etc.
Bien avant et après cela, pour un nombre croissant de personnes, les souffrances sur le marché locatif sont nombreuses et bien réelles. À commencer par le décrochage entre les loyers et les revenus des classes populaires ainsi que l’état des logements qu’ils occupent à Bruxelles et ailleurs. Il parait maximaliste mais essentiel de considérer le logement comme un droit, pour toustes.
- Le Front anti-expulsions est un groupe de personnes qui luttent à Bruxelles contre les expulsions, qui se mobilisent pour dénoncer ces pratiques et qui tissent un réseau de solidarité. Voir : https://www.stopexpulsions.be/
- Le Front Anti-expulsions a ainsi comptabilisé plus de cas sur l’année 2021 que le nombre repris dans le rapport Bru-home. Par ailleurs, le Front Anti-Expulsion et le Front solidarité migrant·e·s du Réseau ADES constatent depuis 2023 que certaines communes recourent très souvent à cette méthode pour fermer rapidement des squats.
- En Belgique, 75% des bailleurs sont des hommes, pour alléger la lecture nous conservons donc le masculin. Voir : Ghesquière François, « Qui sont les bailleurs en Belgique ? », 2023, disponible en ligne sur [inegalites.be].
- Militant·es et travailleur·euses associatives posent le même constat : dans le cas des expulsions illégales sans bail écrit, réussir à faire enregistrer la plainte auprès de la police est un exercice de patience et de pression. Il arrive fréquemment que la police déduise de l’absence de contrat écrit que l’occupation était sans titre ni droit et refuse de prendre la plainte (ce qui reste illégal, qu’il s’agisse ou non d’un squat). Si bien qu’en cas d’expulsion illégale a fortiori sans bail écrit, les collectifs et associations de terrain conseillent de ne pas dire à la police que c’est le propriétaire qui tente d’entrer (ou que c’est lui qui a changé la serrure).
- En Wallonie, la dernière étude exhaustive sur les expulsions date de 2015 et concerne des chiffres de 2012. Les tendances mises en évidence dans cette étude sont concordantes avec celle de 2023. Voir : Deprez Anne, Mosty Mathieu, Gérard Vincent, « Les expulsions domiciliaires en Wallonie », IWEPS (Institut wallon de l’évaluation, de la prospective et de la statistique), 2015.
- Ces données sont issues du travail préparatoire à la réalisation d’une grille des loyers à Bruxelles. Voir le rapport de 2021 réalisé par l’IGEAT-ULB, notamment par Périlleux Hugo et Marissal Pierre : https://loyers.brussels/assets/files/Nouvelle-grille-des-loyers-etude-ULB-IGEAT.pdf.
- Sur les raisons des retards de loyer et les stratégies des ménages pauvres face à leurs multiples obligations, je vous renvoie à l’excellent livre de Camille François, De gré et de force : comment l’État expulse les pauvres, Paris, La Découverte, 2023.
- Ces statistiques de 2022, publiées par UNIA, sont reprises dans un article collectif de l’Observatoire Belge des Inégalités : « Racisme structurel dans le logement en Belgique », 2025.
- Les personnes au CPAS et racisées tendent à payer plus cher pour des biens de moins bonne qualité que des personnes aux revenus similaires mais non porteuses de ces stigmates. Voir : De Keersmaecker Marie-Laurence, « Observatoire des loyers, 2015 » disponible en ligne sur : [https://www.briobrussel.be/node/16492?language=fr].
- Camille François, op. cit. Cette conception du stigmate est inspirée du travail de Colette Guillaumin, sociologue française, figure du féminisme matérialiste et militante antiraciste décédée en 2017.
- Esteveny Hugues, « De quel(s) droit(s) ?, Quand le droit ne fait plus société », 2023, étude publiée en éducation permanente par Lire et Écrire Bruxelles.
- « Baromètre social : Rapport bruxellois sur l’état de la pauvreté et des inégalités sociales et de santé », Vivalis, 2023.
- Cette étrange habitude est notamment évoquée dans une interview de l’avocat Véronique van der Planck, https://www.radiopanik.org/emissions/la-brique-et-le-pave/12eme-episode-le-droit-au-logement-a-lepreuve/
- Les conseils (ou la défense) assurés par les avocats pratiquant « l’aide juridique de deuxième ligne » sont gratuits ou partiellement-gratuits pour les personnes entrant dans certaines conditions financières. Leurs honoraires forfaitaires sont pris en charge par l’État, ils sont réputés être en-deçà des honoraires généralement demandés par les avocat·es.
