Face à un monde qui se digitalise de plus en plus et rapidement, Lire et Écrire s’est lancée dans une course d’endurance visant à combiner le développement d’une application numérique avec ses ambitions d’alphabétisation populaire. Sur la ligne d’arrivée, la digitalisation des outils de son cadre de référence pédagogique Balises pour l’alpha populaire1. Afin de fournir une réponse compatible avec les pratiques des formateurs et les besoins de formation des apprenants, les équipes régionales de Lire et Écrire, coachées par Occupy the Tech Brussels2, franchissent les obstacles de sprint en sprint. De ce parcours émerge une analyse réflexive approfondie de nos pratiques pédagogiques où chaque pas vers l’avant enrichit mutuellement les formateurs dans une optique d’éducation populaire. Récit du premier volet de ce projet.

Marathon vers le numérique, un chalenge pour nos pratiques

Elodie Cailliau, chargée d’appui pédagogique
Lire et Écrire Communauté française

Alpha pop et numérique sur la ligne de départ

Suite à la pandémie de Covid-19 et aux mesures de confinement, les équipes pédagogiques ont été confrontées à la nécessité d’introduire de nouvelles pratiques dans leurs salles de formation. En réponse à cette conjoncture, Lire et Écrire a publié Alphabétisation et monde numérisé : quelques balises réflexives3. L’objectif de cette publication était de s’interroger sur le rôle majeur que joue actuellement le numérique dans les formations en alphabétisation et dans notre société, mais aussi de donner quelques balises aux formateurs pour penser l’intégration du numérique dans leurs formations dans une perspective d’alphabétisation populaire. Les différentes expériences menées dans les équipes de Lire et Écrire depuis le confinement ont montré que les outils numériques existant à des fins d’apprentissage étaient bien souvent préconstruits, hors enjeux réels et que peu ou pas étaient véritablement destinés à des adultes en difficulté de lecture et d’écriture.

Prenant distance vis-à-vis de l’urgence provoquée par les mesures de confinement, les équipes pédagogiques ont pris le temps de réfléchir à la manière d’intégrer le numérique dans leurs formations. Cela a abouti à plusieurs initiatives : 

  • la création d’un cadre de référence des compétences numériques en alphabétisation4, complément de nos Balises pour l’alphabétisation populaire ;
  • l’élaboration d’une série de scénarios pédagogiques La box numérique pour l’alpha en soutien aux pratiques des formateurs pour travailler les compétences numériques avec les apprenants en formation5 ;
  • le développement d’un objet numérique centré sur les outils pédagogiques développés dans nos Balises.

C’est de ce dernier projet dont nous allons parler ici. Pour bien le comprendre, un petit détour pour présenter brièvement les trois outils issus de notre cadre de référence pédagogique susceptibles d’intégrer l’application numérique à développer nous parait nécessaire. Ces outils d’évaluation (la roue carrée, les toiles d’araignée et le portfolio Mes Chemins d’apprentissage6) ont pour but de proposer aux apprenants une évaluation explicite et coconstruite (par l’apprenant et le formateur) autour de l’enjeu de maitrise par l’apprenant de son parcours de formation. L’évaluation n’est pas considérée comme une procédure de contrôle ou de justification à destination de ceux qui subsidient les actions de formation, elle fait partie intégrante du processus de formation. Il s’agit alors d’une évaluation formative qui n’est basée sur aucune norme extérieure. Elle recentre le terme évaluer autour de la question de la valeur à donner aux apprentissages. Ainsi nos actions d’alphabétisation populaire permettent aux apprenants de révéler les relations entre les savoirs développés dans les formations et la prise de pouvoir sur leur vie et leur environnement.

L’évaluation s’intéresse aux effets de la formation, aux changements recherchés ou imprévus en donnant ainsi du sens aux apprentissages7 :

  • La roue carrée analyse les projets individuels et collectifs des apprenants ou du groupe de formation. Elle permet de visualiser les ressources mobilisées pour un projet personnel et/ou du groupe, mis au centre.
  • La toile d’araignée est un outil d’autoévaluation pour se situer dans des compétences déterminées par le groupe d’apprenants ou l’apprenant lui-même.
  • Mes chemins d’apprentissage prend la forme d’un portfolio et permet à l’apprenant de disposer d’un outil de réflexion individuel pour construire sa formation, classer, organiser et conserver les traces de son apprentissage.

L’objectif du projet de digitalisation de ces outils est, par conséquent, de développer une application numérique répondant aux pratiques de formation des équipes pédagogiques et prenant en compte les besoins de développement en termes de pratiques numériques de notre public.

Pour réaliser cette mission, Lire et Écrire se fait accompagner par un prestataire extérieur, Occupy the Tech Brussels (OTT). En effet, bien qu’expérimenté dans le domaine pédagogique, nous ne le sommes pas en matière de numérisation. OTT accompagne la transformation numérique d’associations en partant du contexte de travail des utilisateurs dans une approche sociale et une analyse systémique des organisations.

1, 2, 3… Sprints !

Le projet a été planifié en deux phases. La première consistait en une étude de faisabilité via une analyse des besoins et des pratiques des équipes pédagogiques, des apprenants et de l’institution. Elle visait à émettre les hypothèses de développement technologique pour l’un ou l’autre des outils de notre cadre de référence pédagogique. La seconde phase verra le développement technologique de l’application : les équipes et les apprenants auront la possibilité de tester les fonctionnalités envisagées lors de la première phase et d’effectuer un retour sur celles-ci en se basant sur des critères établis en tout début de mission avec OTT.

La méthodologie privilégiée et proposée aux participants issus des coordinations et régionales du mouvement Lire et Écrire, était, pour cette première phase8, la coconstruction au travers d’une démarche itérative phasée en sprints (étapes courtes de travail). Le dispositif s’est voulu agile, c’est-à-dire souple, et à l’écoute des désidératas des participants.

L’étude de faisabilité a démarré en décembre 2022 par le Sprint 0, feuille de route du projet. La finalité de celui-ci était de fixer les thématiques du projet, les objectifs des autres sprints et les acteurs-clés à solliciter.

Lors de ce sprint, nous avons délimité trois grandes étapes :

  • Le sprint 1 (de février à avril 2023) était centré sur les pratiques pédagogiques de terrain relatives aux outils issus de notre cadre de référence : Mes chemins d’apprentissages, les toiles d’araignée (ou circepts) et la roue carrée. L’objectif, grâce à la consultation des différentes régionales, était de trouver le plus petit dénominateur commun entre les pratiques, afin d’établir des scénarios possibles d’utilisation.
  • Le sprint 2 (d’avril à juin 2023) avait pour but d’assurer une utilisation optimale des outils numériques en soutien à l’apprentissage, tant pour les apprenants que pour les formateurs. Il a établi les hypothèses de scénarisation numérique des pratiques pédagogiques communes, établies dans le sprint 1.
  • Le sprint 3 (de septembre à novembre 2023), lui, s’est consacré au regard des apprenants sur la place du numérique et les outils de notre cadre de référence dans leurs pratiques en formation et en dehors.

À l’arrivée, fin décembre 2023, l’équipe du projet, composée de Lire et Écrire Communauté française et de OTT, est parvenue, sur base des conseils d’un développeur, à la rédaction d’un cahier des charges complet décrivant toutes les fonctionnalités souhaitées par les participants à l’étude de faisabilité.

Tours de piste de nos pratiques et sauts de haies réflexifs

Les différentes étapes du projet ont demandé une description détaillée des pratiques de formation autour des outils d’évaluation et du contexte de leur mise en œuvre. Les équipes ont alimenté la réflexion via une analyse de leurs pratiques mais ont également imaginé les grilles de lecture qui nous ont servi à faire émerger les points d’attention à prendre en compte. Pour chacun des sprints, nous avons organisé une réunion de démarrage et une réunion de clôture. La réunion de démarrage servait de point d’ancrage aux objectifs de chacune des étapes du projet et la réalisation des objectifs était évaluée lors des réunions de clôture de chacun des sprints.

Ainsi, lors du sprint 0, nous avons délimité le périmètre des thématiques identifiées dans le cadre du projet. Nous avons alors défini et priorisé des critères d’acceptabilité. Ces critères allaient nous servir de balises à prendre absolument en considération si nous voulions que l’objet numérique à développer soit acceptable d’un point de vue pédagogique, du point de vue de l’expérience des apprenants et de l’expérience des formateurs, et de l’utilisation qu’ils feraient de la solution numérique. Au total, pas moins de 34 critères ont été abordés et, par la suite, priorisés au sein des équipes pédagogiques en se basant sur leurs pratiques de terrain. Dans les critères, on peut notamment citer la nécessité de coconstruire l’outil avec les formateurs et les apprenants, la possibilité de pouvoir moduler nos outils pour pouvoir les amener en formation au fur et à mesure, les besoins vis-à-vis des langages fondamentaux, le multiformat9, la notion de confidentialité, etc. Nous avons ensuite tenté de définir les résultats que nous souhaitions atteindre : à quel moment allions-nous considérer que le chantier était terminé ? Quelles actions allions-nous mettre en place pour y arriver ?

Cette dernière question a été développée dans les trois sprints suivants. Lors du sprint 1, les pilotes de projet ont proposé aux équipes de se concentrer sur leur utilisation et les objectifs des outils de notre cadre de référence pédagogique (la roue carrée, les toiles d’araignée et le portfolio Mes Chemins d’apprentissage). En effet, au sein du mouvement Lire et Écrire, il est commun d’entendre que toutes les équipes déploient des pratiques pédagogiques différentes en raison des spécificités de chaque territoire en termes de public et de dynamique d’équipe. L’énergie ressentie lors du sprint 0 semblait déjà s’éteindre. Cependant, loin d’être démotivée, l’équipe du projet a rédigé une grille d’analyse centrée sur les pratiques réelles des formateurs. Elle portait sur les éléments suivants : le moment de la formation durant lequel les outils du cadre de référence pédagogique étaient utilisés, les objectifs et les finalités que le formateur mettait derrière ces outils, la manière dont ils étaient travaillés en formation avec les apprenants, leurs points forts et faibles, les possibles pistes d’amélioration et la perspective de les voir transposés en format numérique.

Les formateurs ont dans un premier temps été amenés à réfléchir individuellement à leur pratique en lien avec les différents outils, avant de mettre leurs usages en commun dans leur équipe pédagogique respective. À ce moment, l’équipe du projet a décortiqué, avec les formateurs, les différentes utilisations au sein d’une même régionale. Les membres des équipes pédagogiques se sont questionnés, ont débattu jusqu’à arriver à faire émerger des points de convergence dans leurs usages de la roue carrée, des toiles d’araignée et de Mes Chemins d’apprentissage. Par la suite, le même travail a été mené au niveau du mouvement Lire et Écrire dans son entièreté. Nous avions récolté un panel d’utilisations pour chaque régionale et avons ainsi pu trouver les plus petits dénominateurs communs dans l’utilisation de ces outils issus de notre cadre de référence pédagogique, et ce, malgré les réticences de départ.

Le sprint 2 s’est intéressé à la scénarisation de ces cas d’utilisation. Il a fallu nous projeter dans un outil qui n’existait pas encore. Nous avons analysé nos besoins pour cet outil à développer et avons priorisé les fonctionnalités nécessaires pour pouvoir y répondre. Là encore, une grille d’analyse a été élaborée pour être ensuite travaillée par les formateurs individuellement et puis collectivement en équipe, avant que les discussions soient clôturées lors d’un focus group qui a rassemblé une vingtaine de personnes issues de toutes les régionales de Lire et Écrire. Lors de ce focus group, les débats se sont concentrés sur l’arborescence de l’application (Comment la faire correspondre le plus possible aux objectifs développés dans la version papier des outils ? Quelle plus-value pouvons-nous apporter en les transposant dans l’univers du numérique ?), sur la gestion des rôles (Qui allait intervenir dans l’application et comment ?), le paramétrage de chaque outil (Est-ce que chaque régionale peut s’approprier l’application selon sa réalité de terrain ?), etc. Chaque élément constitutif des aspects pédagogiques de l’application a été travaillé et réfléchi en groupe de travail.

Le sprint 3 s’est focalisé sur les apprenants. Nous leur avons présenté le projet (les objectifs, les grandes étapes de la mission et l’importance de les consulter). Nous les avons également questionnés sur leurs pratiques numériques à l’aide d’icônes et de logos, afin de connaitre leurs habitudes d’utilisation. Enfin, après les avoir consultés sur leurs utilisations des outils de notre cadre de référence pédagogique, nous les avons encouragés à imaginer ceux-ci en version numérique. De manière générale, les suggestions des apprenants allaient dans le même sens que les recommandations imaginées par les équipes pédagogiques. Cependant, certaines fonctionnalités proposées par les apprenants nous ont étonnés, démontrant ainsi (si cela n’avait pas déjà été fait !) la nécessité d’une telle consultation dans ce type de projet. Pour cette étape, les formateurs et coordinateurs pédagogiques participant au sprint avaient imaginé ensemble une séquence pédagogique en soutien à la consultation.

Au terme de l’analyse de faisabilité, nous sommes arrivés à un cahier des charges pour une application basée sur les pratiques réelles des formateurs et les besoins des apprenants. Mais ce n’est que la première étape de notre marathon. Une deuxième phase plus concrète se profile, la phase de développement de l’application et, avec elle, les mêmes enjeux de participation et de réflexion.

Sur le podium, nos pratiques mutuelles enrichies

Habituellement, pris « dans le feu de l’action pédagogique, on a peu de temps pour méditer, on réfléchit surtout pour piloter le pas suivant, pour décider de la marche à suivre (…). La réflexion dans l’action est donc rapide, elle guide un processus de ‘décision’, sans recours possible à des avis externes, sans possibilité de demander un ‘temps mort’, comme une équipe de basket-ball a le droit de le faire durant un match. »10 Ainsi, pour ce projet et plus particulièrement pour ce premier volet consacré à l’étude de faisabilité, nous avons mis en place un processus lent, découpé en étapes et qui faisait appel à un consultant extérieur. Les équipes pédagogiques de Lire et Écrire ont pris et ont eu le temps d’émettre des hypothèses sur le développement d’un objet numérique et de sa plus-value par rapport à nos outils papier, notamment pour des publics alpha non francophones. Ce temps d’arrêt nous a permis d’établir une réflexion commune autour de nos actions d’alphabétisation populaire et de l’utilisation de nos outils. Les équipes ont pu partager les difficultés rencontrées dans l’utilisation des outils en format papier, mais également expliciter les éléments facilitateurs ainsi que les facteurs explicatifs de ces difficultés.

La réflexion s’est étendue au-delà de la description de nos pratiques ; nous avons entrepris de relier les outils développés par Lire et Écrire à de nouvelles réalités. Les équipes ont commencé à concevoir un nouvel outil pédagogique numérique au service de leurs pratiques d’alphabétisation populaire. Tous les participants ont exploré de nouvelles pistes.

Situer ses pratiques pédagogiques de formateur entre également dans un processus d’éducation populaire : s’autoriser en tant que formateur à mettre sa parole en avant, à se considérer comme un praticien réflexif, à comprendre comment les autres voient nos pratiques, à se mettre en recherche et analyser ses pratiques de manière critique afin de les faire évoluer.

Le dispositif proposé par OTT a également permis de lever des freins quant à l’utilisation du numérique en formation et a ajouté une porte d’entrée supplémentaire pour les formateurs.

Si nous voulons développer des actions de transformation sociale et promouvoir l’émancipation individuelle et collective, l’analyse réflexive de nos pratiques de formation doit faire partie de nos habitudes. Tout comme l’apprenant est invité en formation à clarifier ses objectifs, à analyser ses progrès au moyen des outils d’évaluation, le formateur est aussi amené, grâce au travail d’équipe, à s’ouvrir de nouvelles perspectives et à identifier les intentions derrière ses actions pédagogiques. Nos réflexions se nourrissent les unes des autres et nous font avancer.

L’analyse de faisabilité sur le développement des supports d’apprentissage en lien avec le cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire nous a permis de comprendre nos pratiques et les choix opérés dans nos interactions avec les apprenants. En mettant à jour les utilisations similaires entre les différentes régionales, les formateurs ont pu prendre confiance en leurs capacités à analyser leur travail11 dans une perspective d’action collective et participative.


  1. Aurélie AUDEMAR, Catherine STERCQ (coord.), Balises pour l’alphabétisation populaire. Comprendre, réfléchir et agir le monde, Lire et Écrire Communauté française, 2017, https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire
  2. https://occupythetech.brussels
  3. Alphabétisation et monde numérisé, https://lire-et-ecrire.be/Alphabetisation-et-monde-numerise
  4. Elodie CAILLIAU et María ECHEVERRÍA CAÑAS (coord.), Citoyen·ne dans un monde numérisé : quels savoirs, quelles compétences ?, Lire et Écrire, 2024, https://lire-et-ecrire.be/Cadre-de-reference-des-competences-numeriques-de-Lire-et-Ecrire
  5. Voir : https://lire-et-ecrire.be/La-Box-numerique-pour-l-alpha-de-Lire-et-Ecrire-un-projet-selectionne-par-la
  6. Tous nos outils d’évaluation sont téléchargeables sur notre site internet : https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire
  7. Ibid, p. 142.
  8. Cette méthodologie sera également utilisée lors de la seconde phase.
  9. Par multiformat, nous entendons la possibilité de lire le contenu de l’application sur différentes interfaces : ordinateur, tablette, smartphone.
  10. Philippe PERRENOUD, Développer la pratique réflexive, ESF Éditeur, 2001, p. 33.
  11. Voir : Christopher DAY, cité par : Yves LENOIR, Réfléchir dans et sur sa pratique, une nécessité indispensable, Faculté d’éducation de l’Université de Sherbrooke, www.usherbrooke.ca/creas/fileadmin/sites/creas/documents/Publications/Destinees_aux_professionnels/Analyse_re__flexive-Outil1_Lenoir.pdf