Animatrice en éducation permanente et formatrice de français langue étrangère (FLE) à Eyad-La maison de Turquie, Pascale Missenheim y donne également des cours de céramique. Avec sa collègue Carolina Rodriguez, également animatrice en éducation permanente, elle pilote le projet Né·e quelque part : « Nous sommes partis de cette chanson [la chanson éponyme] de Maxime Le Forestier pour nommer notre groupe, qui est le plus hétérogène de l’association. On peut y accueillir tout le monde, il y a des gens qui viennent d’ici, d’autre de l’alphabétisation ou d’un centre de santé mentale, etc. » Le projet a pour objectif de permettre aux participants de valoriser collectivement leurs richesses culturelles et de les transmettre de manière créative.
« Nos premières rencontres, dit aussi Pascale, concernaient les objets qu’ils [les participants] avaient emportés dans leur valise, nous avons travaillé sur leur lieu d’origine et les moyens par lesquels ils sont arrivés ici. Dans ce groupe, il y a une grande solidarité et des gens se sont révélés être de vrais artistes, comme Mohammed ou Abdel Kudus qui retranscrit des poèmes en arabe et les récite à la radio dans les deux langues. »
Prendre la parole et transmettre quelque chose
Si la culture est l’un des fondements de l’identité, il n’est cependant pas toujours aisé de la partager avec autrui. Débarquer en terre inconnue, trouver ses marques et s’adapter au son d’une langue étrangère constitue un parcours semé d’embuches. Tournée vers l’action citoyenne, le soutien scolaire et l’apprentissage du français, Eyad-La maison de Turquie accueille des adultes et des adolescents.
En septembre 2022, Fouzia a rejoint Né·e quelque part et depuis, tout a changé pour cette femme âgée de 62 ans. Quand elle est arrivée en Belgique en 2018, seule avec ses cinq enfants, Fouzia entamait un nouveau chapitre d’une vie enfin riche de liberté et avide de nouveaux savoirs. Après quelque temps, son envie d’apprendre à lire et écrire l’a menée vers un centre alpha de Lire et Écrire Bruxelles qui l’a orientée vers Eyad-La maison de Turquie afin d’intégrer l’une de ses classes de FLE.
Sollicitée pour participer au projet Né.e quelque part, Fouzia s’est immédiatement lancée dans l’aventure : « Au Maroc, je n’avais pas le droit de m’exprimer, je n’étais pas du tout respectée. J’avais vraiment très peur de parler. Ici, petit à petit, j’ai appris à m’ouvrir aux autres en écoutant leurs histoires. Dans ce groupe, on peut partager nos souvenirs, discuter de nos vies et découvrir d’autres cultures. »
Au début, se raconter face à des inconnus ne fut pas chose facile. Quand la solitude et les brimades ont façonné un quotidien pendant de longues années, l’expression de ses sentiments ne se fait pas du jour au lendemain. Pour Fouzia, la prise de parole en public s’est bâtie progressivement et l’idée d’en être capable fut une vraie surprise : « Je me sens très à l’aise maintenant, je n’ai plus peur de parler devant tout le monde. Pour la première fois, j’ai pu me confier sur mon mariage et nous avons partagé ensemble nos problèmes. J’aime aussi beaucoup parler de mon pays et de ce qui me plait au Maroc, car je ressens une vraie écoute. »
Avec la pratique du français en ligne de mire, ces rendez-vous hebdomadaires encouragent la rencontre, le partage et les échanges d’opinion. Réfléchir et repenser les enseignements de la vie peut faire jaillir des ressources inexplorées. Au fil du temps et des discussions, la prise de parole s’affirme et stimule l’envie de transmettre quelque chose. Par le dialogue et l’expression, les camarades de Né·e quelque part abordent des récits de vie personnels et uniques. À travers l’apprentissage d’une langue étrangère, la découverte de nouvelles capacités ouvre le champ des possibles, autant d’acquis qui renforcent l’estime de soi.
Développer un don artistique et le révéler au grand public
En septembre 2022, les participants ont eu l’occasion de révéler toute l’étendue de leurs talents artistiques. Avec son exposition Au fil des migrations, le groupe Né·e quelque part a mis en lumière les réalités du parcours migratoire. Organisé dans le cadre du festival annuel Living Reine2, cet évènement a permis de montrer toute la diversité des vécus, afin de permettre aux visiteurs de mieux comprendre le déracinement.
Un bâtiment racheté par la commune de Schaerbeek fut mis à disposition avant une rénovation complète. Pendant plusieurs mois précédant l’exposition, le lieu situé place de la Reine s’est transformé en un véritable atelier d’artistes. Ainsi, les membres de Né·e quelque part ont pu tapisser en toute liberté les murs d’illustrations, de textes et de peintures. Intitulé De nos mémoires, l’ensemble de ces œuvres parlait notamment des lieux de l’enfance, de paysages et d’animaux.
Pendant toute la durée du festival, des cartes postales géantes trônaient également à l’extérieur : sur la place de la Reine, des écrits et des photos de jeunesse avaient pour titre À leurs proches. Les membres de Né·e quelque part s’y racontaient en s’adressant à leur famille, à leurs amis et à leur entourage.
Enfin, une visite guidée de l’exposition était menée par le groupe deux fois par semaine.
Avant de se lancer dans le projet, Mohammed n’avait jamais griffonné de sa vie. Même enfant lorsqu’il vivait au Maroc, la pratique du dessin lui était totalement étrangère. Désormais âgé de 57 ans, il ne jure plus que par ses crayons : « On a commencé avec les modèles que Pascale nous apportait, je me suis d’abord mis à les imiter et à les copier avant de m’y mettre tout seul, même si j’apprécie toujours que l’on me propose une idée. »
Ses premiers pas dans l’univers créatif ont démarré avec les cours de céramique dispensés par Pascale. Cela lui apporta beaucoup de bonheur et fut la découverte d’une passion qui ne s’éteint pas. Depuis lors, son imagination se mêle à ses souvenirs de jeunesse : « Aujourd’hui je dessine tout de mémoire. Mes premiers croquis étaient les paysages de mon enfance, comme les montagnes d’Al Hoceima, c’est là d’où je viens. Il y a également la maison de mes parents. Comme mon père était pêcheur, je crée aussi toutes sortes de poissons et de bateaux. Maintenant mon père est âgé et reste à la maison, il se repose (…). Le dessin fait dorénavant partie de ma vie, je dessine tout le temps maintenant, surtout à la maison. »
Arrivé à Bruxelles en 1986, Mohammed prenait souvent le bateau lorsqu’il se rendait au Maroc pour rendre visite à sa famille. Les clichés qu’il prenait en Espagne à cette période étaient tombés dans l’oubli. Pendant la préparation de l’exposition, lorsqu’on lui a demandé s’il avait des images de son passé, Mohammed a fouillé dans sa vieille valise qu’il n’avait plus ouverte depuis plus de 30 ans. À sa grande surprise, il a retrouvé des photos et a pu montrer des portraits de lui à ses filles qui ne l’avaient jamais vu jeune. Grâce à ce projet, il a pu rassembler des fragments de son existence passée et les communiquer à ses proches, mais également au plus grand nombre à travers l’exposition.
S’approprier un savoir, s’enrichir grâce aux autres et croire en ses rêves
En mai 2023, un atelier de création sonore a pris place dans les locaux de l’asbl. Dans le cadre d’une nouvelle édition du festival Arts & Alpha3, l’idée de créer un podcast sur le parcours migratoire a germé dans l’esprit du groupe. Par conséquent, le souhait d’y présenter l’exposition Au fil des migrations et d’interviewer les visiteurs sur leur histoire personnelle a pris forme.
Pendant les différentes sessions, les participants ont été initiés à la prise de son, aux différentes techniques de montage et de réalisation, mais également à l’écoute. Pour beaucoup, c’était la première fois qu’ils s’entendaient parler : « Avant cette formation, je n’avais jamais entendu le son de ma voix », dit Landry avec enthousiasme. Originaire de Namibie, le jeune homme de 26 ans semble encore surpris de cette nouveauté.
Installé en Belgique depuis septembre 2022, son apprentissage du français se fait graduellement tandis qu’il pose les bases de son avenir. Depuis cette formation en création sonore, son désir de faire de la musique est encore plus fort : « J’aimerais devenir rappeur, c’est vraiment mon rêve et lorsque nous avons fait les premiers enregistrements, entendre ma voix pour la première fois a été un choc. Suite à cela, j’ai commencé à m’entrainer et à m’enregistrer, puis j’ai fait écouter un morceau au groupe qui m’a beaucoup encouragé. »
Benjamin du groupe, Landry mesure sa chance d’être entouré de personnes aussi enrichissantes et courageuses : « J’apprends tellement ici, c’est une expérience formidable. Je découvre des tas de choses sur l’islam et le christianisme. Je leur parle également de la Namibie (…). Je me rends compte aussi à quel point des gens ont souffert et les voir se tenir debout tous les jours me donne une grande force. Malgré les obstacles, ils gardent le côté positif de la vie. Je suis aussi le plus jeune, j’ai été élevé par une mère seule et lorsque j’entends les histoires de certaines femmes, je peux les comprendre et ça m’apporte beaucoup (..). Le savoir, c’est le pouvoir, plus tu en sais et plus tu iras loin ! », dit Landry avec un grand sourire.
Oser dire non et devenir libre
Être confronté à un nouveau mode de vie et subir un choc culturel est inévitable dans un parcours d’immigration : « En arrivant ici, tout me paraissait gris et froid, les gens ne se regardent pas dans les yeux. » À ce genre d’impression affichée sur les murs de l’exposition s’est ajoutée la prise de conscience des contraintes subies dans le pays d’origine, comme pour Pramila, venue seule du Népal, qui déclare : « Je veux vivre libre comme un oiseau. »
Quant à Fouzia, elle se remémore les années de solitude et l’isolement dont elle a souffert. Elle avait 14 ans lorsque de retour de l’école, ses parents lui ont présenté son futur mari. Forcée d’arrêter sa scolarité, elle est devenue maman de son premier enfant à l’âge de 15 ans : « J’ai passé ma vie à travailler et à rester à la maison chez mes beaux-parents. Aujourd’hui je veux rire, courir et chanter avec mes petits-enfants, ici j’ai la liberté ! »
Enfin, Yamina est marocaine et connait Eyad-La maison de Turquie depuis près de 15 ans. Au départ extrêmement timide, il lui a fallu beaucoup de temps avant d’oser s’exprimer. Aujourd’hui, ses mots sont exposés aux yeux de tous : « Mon oncle a demandé ma main pour son fils. Personne n’a pu dire non. » Et elle ajoute : « Je n’accepterai plus d’être comme un chaton dans une cage. »
Dans un parcours migratoire, les non-dits ou les moments difficilement vécus sont les écueils d’une vie en proie à l’isolement. Face à l’adversité, se retrouver autour d’une histoire aussi commune que singulière est la promesse de retrouver sa vraie valeur.
- Située dans la commune bruxelloise de Schaerbeek, l’association est reconnue en Éducation permanente et en Cohésion sociale.
- Festival qui s’inscrit dans un programme de revitalisation urbaine à Schaerbeek.
- Festival initié et coordonné par Lire et Écrire Bruxelles.