Petit détour par les fondamentaux
Démocratie culturelle et mise en œuvre par l’éducation
permanente : définitions
Selon Céline Romainville, « Marcel Hicter est, sans aucun doute, celui qui a le plus contribué à l’édification du concept de démocratie culturelle en Belgique (…). Reposant ‘sur le principe que l’individu, dans l’action solidaire, doit pouvoir développer en toute liberté l’ensemble de ses potentialités, la démocratie culturelle affirme, pour tous les hommes, des droits égaux et tend à créer pour chacun les conditions matérielles et spirituelles de l’exercice de ses droits ; elle vise à réaliser l’équilibre entre l’épanouissement individuel dans la liberté et la conscience active de la liaison de l’individu à sa communauté et à l’humanité tout entière’. »2
L’animation culturelle sera l’une des deux voies de mise en œuvre de ce « nouveau paradigme », l’autre sera l’éducation permanente. Outre celle que l’on trouve dans le décret de 20183, la définition suivante de l’éducation permanente parait particulièrement intéressante dans la mesure où elle semble parfaitement corre-spondre aux pratiques développées par Lire et Écrire Wallonie picarde dont il sera question dans la suite de cet article, soit « le fait de stimuler la critique sur un vécu et une culture propres, afin de les appréhender dans la généralité de la société, et, à partir de cette réflexion, de mettre en lumière et d’exprimer les injustices que cette démarche révèle et de s’engager à lutter à leur encontre »4.
Un paradigme né dans la foulée de Mai 68
S’inscrivant dans la mouvance de Mai 68, cette conception de la démocratie culturelle et, partant, de l’éducation permanente fait porter l’accent « sur les processus sociaux, participatifs et politiques de la création et de l’action culturelles ». Selon cette conception, l’art doit être « un ‘facteur de transformation sociale’ et le langage artistique une ‘possibilité de médiation entre les individus’. (…) Dans cet esprit, la démocratie culturelle entendrait ‘assurer une reconnaissance des productions culturelles populaires ou minoritaires face à des standards culturels qui étaient considérés comme liés aux classes dominantes, contribuant ainsi à la reproduction des inégalités sociales’. Elle se donnerait pour objectif de ‘confier aux acteurs eux-mêmes leur destin culturel’ (…). »5
L’indispensable décloisonnement
Une des leçons de Mai 68 était aussi l’indispensable reconstruction du lien entre culture et social, entre culture et politique, et ce d’autant plus lorsqu’on travaille avec des publics précarisés : « Pour ne pas opposer besoin de culture et besoins dit primaires, il faut décloisonner social et culture, et espérer que (…) les droits culturels ‘sublimeront’ l’ensemble des droits humains. Cette exigence et cet espoir donnent la mesure de l’indispensable interaction entre droits culturels et droits politiques, entrelacés à d’autres droits humains (…). »6 Si c’est à la fois une exigence et un espoir, c’est parce qu’il s’agit d’une condition de la mise en œuvre de la démocratie culturelle mais aussi parce que la réalité nous montre – nous le verrons plus loin – qu’il n’est pas toujours facile de maintenir le cap.
S’emparer des droits culturels dans une optique de décloisonnement : les pratiques de Lire et Écrire Wallonie picarde
Si l’on se place dans l’optique du paradigme de la démocratie culturelle et du décloisonnement tels que présentés ci-dessus, les pratiques culturelles ne peuvent plus s’exercer de manière étroite dans le champ culturel au sens strict mais en connexion avec d’autres champs et les droits culturels en connexion avec d’autres droits humains. Ainsi conçu, le décloisonnement – aussi nommé transversalité – permet à différents acteurs de travailler sur des enjeux communs, de se construire un point de vue commun et des actions communes.
Trois projets axés sur le décloisonnement7
Depuis plusieurs années, Lire et Écrire Wallonie picarde (LEE Wapi) a fait le choix de permettre aux apprenants de prendre une part active dans des manifestations culturelles se déroulant dans la région, au côté d’autres acteurs partageant des enjeux communs. La volonté qui a présidé à ce choix – ne pas créer des groupes et des évènements spécifiques pour les personnes en difficultés de lecture et d’écriture – est d’investir des lieux de rencontres où les personnes illettrées peuvent sortir de la place et du rôle qu’on leur assigne habituellement, en général celle de non-participants au débat et à la création.
Tournai, Ville en Poésie
Depuis 2017, LEE Wapi prend part à l’organisation et à la programmation de l’évènement Tournai, Ville en Poésie qui propose de la poésie partout dans la ville, qu’elle soit à lire, à écouter, à voir ou à écrire. Piloté par la Bibliothèque de Tournai, cet évènement réunit actuellement des acteurs de la culture, des artistes, des acteurs de l’éducation permanente et la Plateforme pour l’interculturalité à Tournai.
La première participation de la régionale s’est traduite par l’organisation du Printemps de l’alpha en collaboration avec Lire et Écrire Communauté française8. LEE Wapi avait alors saisi l’opportunité de s’associer à l’organisation du Printemps des poètes qui se déroule chaque année à Tournai dans le cadre du label Ville en Poésie obtenu en 2016 par la Ville. Le Printemps de l’alpha, qui a clôturé cette manifestation, a été intégré au programme de ce Printemps des poètes, ce qui a donné une visibilité aux apprenants. Cette participation s’est ensuite pérennisée avec un renforcement de la participation des apprenants, proposant leurs réalisations à un large public. En 2021, par exemple, cela s’est traduit par l’installation dans l’espace public de leurs productions poétiques, Rivière de Désirs, issues d’un atelier d’écriture sur le thème de la 6e édition de la manifestation. Et en 2022, par la présentation au Musée de la tapisserie et des arts textiles (TAMAT) de livres textiles réalisés autour d’un souvenir ou d’un instant, lors d’ateliers animés par une artiste plasticienne.
Les Inattendues
En 2018, LEE Wapi a rejoint le collectif On est tou·te·s initié par des artistes – mais rassemblant aussi des citoyen·ne·s, des organismes d’éducation permanente, des maisons de jeunes, une maison d’accueil… – qui souhaitaient développer une dimension empreinte des valeurs et des finalités de l’éducation populaire au festival Les (Rencontres) Inattendues. Ce festival, qui associe la musique et la philosophie (cafés-philo, piquenique philomusical…) ainsi que l’architecture, se déroule dans des lieux patrimoniaux emblématiques, scénographiés pour l’occasion, de la ville de Tournai.
Dès ce moment, les membres du collectif On est tou·te·s se sont retrouvés autour de deux objectifs : rendre la philosophie accessible à tou·te·s de manière créative, créer du lien et des échanges entre des publics sensibilisés et non sensibilisés à la philosophie. Et ce à travers une réappropriation de l’espace public et d’ateliers philoartistiques. Ainsi, lors des Inattendues, en 2018 et 2019, une Brasserie philosophale s’est installée sur la Grand-Place, au pied du beffroi pour permettre à des personnes aux parcours de vie différents de brasser leurs pensées et de tisser des liens.
Si l’implication de LEE Wapi dans ce collectif a pris des formes différentes selon les années, elle tournait toujours autour de trois axes : la mise en commun des compétences de la régionale avec les autres membres du collectif, la participation d’apprenant·e·s aux ateliers qui se déroulaient tout au long de l’année et, en point d’orgue, la participation au festival le dernier weekend d’aout. En 2019, par exemple, des apprenant·e·s ont créé une des cabanes de la Brasserie philosophale du village On est tou·te·s et ont présenté le 2e numéro de leur fanzine.
Le Collectif tournaisien de lutte contre la pauvreté
À Tournai comme ailleurs, la pauvreté est une problématique commune au public de différentes associations et mouvements. Depuis plusieurs années, LEE Wapi est une des chevilles ouvrières du Collectif tournaisien de lutte contre la pauvreté qui rassemble 12 associations et a permis la formation d’un groupe de militants se retrouvant tout au long de l’année, Les motivé·e·s du partage, composé notamment d’apprenants de Lire et Écrire. Son objet de travail : analyser et produire un état de sa réflexion sur différentes thématiques (la sécurité sociale, la pauvreté infantile…), avec notamment comme aboutissement l’écriture et l’illustration d’un journal Tous et toutes ensemble publié et distribué lors de la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre9. Lors de cette journée, moment phare de l’année, une manifestation intitulée La pauvreté sous les bombes, dont la 1re édition a eu lieu en 2017, se déroule au pied du beffroi à Tournai. S’inscrivant également dans le cadre de l’évènement L’Art dans la ville, des grapheurs y réalisent des œuvres s’inspirant de la parole émanant du groupe des militants qui, quant à eux, invitent les passants à s’exprimer sur un panneau mis à leur disposition. Des vidéos relayent également l’évènement.
D’autres actions concernent davantage des interpellations, des mobilisations sociales ou des décisions politiques : dénonciation auprès du Conseil d’État de la décision de la Ville de Tournai d’inscrire une sanction pour récidive de mendicité dans son Règlement général de police, organisation d’une rencontre autour de la pauvreté infantile et des familles, communiqué en lien avec l’organisation de l’évènement Viva for Life…
Mise en œuvre de décloisonnements dans ces trois projets
Le décloisonnement des publics
Décloisonner les publics, c’est d’abord permettre la rencontre entre personnes qui, autrement, ne se parleraient pas, voire ne se croiseraient pas, mais aussi permettre de décloisonner les idées, de faire sauter les préjugés, de construire du commun. Le temps d’évènements ponctuels, la cité est le lieu où toute réflexion peut s’exprimer. Cela passe par la prise de conscience de la réalité de chacun·e.
À travers la participation aux Inattendues, l’enjeu du collectif On est tou·te·s est de questionner les participant·e·s sur leur rapport au monde, leurs craintes, leurs envies, leurs actions… Si cette participation questionne les apprenants de Lire et Écrire, elle questionne aussi les autres festivaliers confrontés à d’autres paroles, d’autres formes d’expression.
En prenant part à ce festival mais aussi à Tournai, Ville en Poésie et à la journée La pauvreté sous les bombes, les apprenants se rendent visibles – et rendent visibles leurs récits de vie, leurs productions, leurs idées, leurs revendications – dans l’espace public, là où leur présence et leur parole ne sont souvent pas légitimes.
Cette participation d’apprenants à différents collectifs et manifestations concrétise aussi la volonté de LEE Wapi de ne pas créer des lieux ghettos où prévaut l’entre-soi. Soit casser la tendance habituellement à l’œuvre qui consiste à ne nous faire rencontrer que les personnes qui pensent comme nous, ont le même statut social que nous…, en deux mots, celles qui nous ressemblent, empêchant ainsi, comme le font les algorithmes dans le monde numérique, toute confrontation à une pensée divergente. Pour la régionale, il s’agit de permettre aux personnes illettrées de sortir des ornières que d’autres tracent pour elles, de sortir des places et des rôles qui leur sont assignés. Ce faisant, elles deviennent des interlocuteur·rice·s au même titre que d’autres et ne sont plus identifiées sur base de leur illettrisme. Cette reconnaissance a en retour des effets positifs en termes d’estime de soi et de valorisation individuelle et collective.
Le décloisonnement des champs et des disciplines, et partant des savoirs
Pour chacun des projets et des groupes qui les portent, un champ est souvent l’axe d’entrée principal : le champ culturel pour le collectif On est tou·te·s et les participants au festival Tournai, Ville en Poésie, le champ social pour le collectif Les motivés du partage. Néanmoins, ces projets ne se limitent pas à des champs et des disciplines spécifiques, indépendant·e·s les un·e·s des autres. On observe en effet un décloisonnement des champs dans la mesure où les organisateurs de la journée La pauvreté sous les bombes font appel à l’expression artistique pour sensibiliser les passants. Et, auparavant, les graffeurs et autres artistes de rue se sont mis à l’écoute du collectif Les motivés du partage pour traduire par leur art la parole qui leur a été confiée. De leur côté, Les Inattendues permettent, de par leur conception même, la rencontre entre les arts que sont la musique et l’architecture d’une part et la philosophie d’autre part. En outre, les arts mobilisent une dimension sociale et politique évidente, en tout cas chez certains artistes. En matière d’architecture, on pense par exemple aux cathédrales qui matérialisaient la soumission des humains, tout petits, à un dieu tout puissant ou aux cités ouvrières construites par le patronat dans un but d’amélioration des conditions de vie, mais aussi de fixation et de reproduction de la main-d’œuvre ouvrière. La philosophie quant à elle, qui relève des sciences humaines, a nécessairement partie liée avec le langage et la culture – il suffit de voir à quel point la pensée des philosophes est liée au contexte dans lequel ils vivent –, tout comme elle peut investir le champ sociopolitique en traitant des rapports entre l’individu et la société, de la manière dont l’homme est façonné par les structures sociales, des questions du juste et de l’injuste, en comparant les systèmes de gouvernement pour décider lequel est ou serait le meilleur, etc.
Ce décloisonnement des champs et des disciplines s’accompagne d’un décloisonnement des savoirs, dont les savoirs d’expérience qui correspondent aux manières d’être, de réfléchir, de réagir face à des situations de la vie quotidienne. Chacun possède ainsi des savoirs en lien avec ses expériences de vie qu’il lui est possible de mutualiser avec d’autres pour les transformer en savoirs sociaux, voire en savoirs sociaux stratégiques lorsqu’ils servent de point de départ à une démarche collective débouchant sur des actions visant le changement social.
Le décloisonnement des formes d’expression et leurs liens avec la culture dominante ou populaire
Pour mener à bien les projets présentés dans cet article, les apprenants sont amenés à utiliser diverses techniques, souvent artistiques, souvent créatives : le texte, la poésie, la gravure, le dessin, le collage… Leur implication dans des évènements comme Tournai, Ville en Poésie et Les Inattendues montre qu’on peut être en situation d’illettrisme et n’en être pas moins capable d’expression artistique et autres.
Par ailleurs, les différentes formes d’expression ont toutes leur place dans la construction commune d’un point de vue critique, qu’elles appartiennent à la culture dominante ou populaire. Ainsi, si le journal Tous et toutes ensemble du collectif Les motivé·e·s du partage10 utilise notamment l’écriture selon les normes grammaticales enseignées à l’école, d’autres modes d’expression plus alternatifs, pensés et mis en œuvre en rupture avec les codes établis, ont eu la part belle dans différentes productions : création d’un fanzine géant et construction d’une cabane dans le cadre du festival Les Inattendues, nombreuses réalisations dans le cadre de Tournai, Ville en Poésie… En s’appropriant différents modes d’expression, les apprenant·e·s prennent une part active de créateur·rice·s et démontrent de cette façon que ces formes d’expression ne sont pas réservées à certaines catégories de population, que ce soient les dominants ou ceux qui s’autodésignent positivement comme « alternatifs ».
Le décloisonnement des droits
Ces différents décloisonnements contribuent nécessairement au décloisonnement des droits et participent à donner vie au principe selon lequel les droits humains sont inaliénables et indivisibles, et selon lequel tous les êtres humains sont égaux face à l’exercice de ces droits. Décloisonner les droits, c’est affirmer que la culture n’est pas un luxe réservé à une élite et s’embarquer avec les apprenant·e·s dans l’exercice des droits culturels qui permettent, notamment, de dénoncer la réalisation incomplète des droits économiques, sociaux et politiques.
Addendum : une participation qui évolue
Les partenariats et collectifs actifs tant au niveau du festival Les Inattendues que des actions menées autour de la Journée mondiale du refus de la misère ont évolué au cours de l’année 2022, qui semble avoir été une année de transition pour les groupes qui se sont créés en lien avec ces deux projets. Ainsi, le collectif On est tou·te·s a suspendu son implication dans Les Inattendues11 et ses membres ont rejoint le Collectif de lutte contre la pauvreté. Et le groupe Les motivé·e·s du partage s’est également arrêté sans que pour autant LEE Wapi cesse de participer à la journée du 17 octobre puisque ses groupes de formation ont travaillé sur la question du logement et pris part à la Journée mondiale du refus de la misère, le 17 octobre 2022, sur la thématique « habiter ».
Comme le dit Dominique Rossi, directeur de la régionale :
« Tout ça est très ‘organique’. Les formes de participation ne sont pas figées, elles évoluent ; ce qui est pertinent à un moment et à un endroit comme type d’intervention et d’organisation ne l’est peut-être plus à un autre moment et ailleurs. »
Quand la démocratie culturelle se heurte aux impératifs dictés par l’économie
Si le décloisonnement des champs et des droits s’avère possible, pour certaines actions tout au moins, il reste très difficile d’œuvrer à la démocratie culturelle avec un public précarisé, et ce dans le contexte actuel de crise que l’on peut qualifier de globale (à la fois économique, sanitaire – bien plus large que la crise du covid –, sociale, politique12, environnementale et climatique…) et dont les enjeux dépassent de loin le cadre local et même national. Plus particulièrement, le fait que le champ économique détermine fortement l’accès aux droits – plus encore aujourd’hui que dans les années 1970 –, qu’il est la cause majeure des inégalités qui ne cessent d’augmenter, impacte directement le travail de terrain. Majo Hansotte : « Sous sa forme néolibérale, le capitalisme apparait aujourd’hui comme un système de tristesse consolidé, dans lequel rien ne serait plus transformable. Comme si les expériences des peuples dans la recherche de l’émancipation étaient définitivement révolues et condamnées, au nom de la réduction de toutes les situations du monde à une seule dimension : l’économie ultralibérale. »13 En effet, une non-réalisation des droits économiques (au minimum, le droit à un travail et/ou à un revenu décent, à l’aune de l’égale dignité de tous les êtres humains) s’accommode difficilement d’une pleine jouissance des droits sociaux, civils et politiques. Pourtant, se centrer sur l’accès aux droits économiques (travail et protection sociale) – selon une vision inspirée de la pyramide de Maslow qui donne priorité à la réponse aux besoins primaires sur les autres besoins – s’avèrerait problématique dans la mesure où cela reviendrait à réduire des êtres humains à des homo economicus. Les associations d’alpha, comme LEE Wapi, se retrouvent dès lors constamment confrontées à une double injonction : former des citoyens critiques et participatifs qui par ailleurs leur sont envoyés dans le cadre des politiques d’activation et/ou sont en demande de conseil, de soutien et d’accompagnement pour assurer leur survie quotidienne.
Une utopie démocratique
La concrétisation du paradigme de démocratie culturelle tel que défini dans la foulée de Mai 68 est toujours d’actualité – c’est ce que nous montrent les pratiques de LEE Wapi dont la conviction profonde est qu’il est fondamental de considérer les hommes et les femmes qui s’inscrivent dans leur dispositif comme des personnes porteuses de culture, autrices et actrices de leur propre vie et du monde qui les entoure. En ce sens, les projets présentés dans cet article, tout comme d’autres que nous avons tus par manque de place, participent à l’avènement de cette démocratie culturelle. Et c’est précisément parce que ces projets se veulent décloisonnés, construisent une transversalité entre acteur·rice·s, champs d’action et disciplines, qu’ils sont les vecteurs de son avènement. Cette transversalité porte en elle un potentiel de changement social, notamment en termes de positionnement social des publics. Elle donne aux personnes analphabètes une place qu’elles sont seules, en partenariat avec d’autres mais jamais par délégation, à pouvoir conquérir. Comme le dit Luc Carton, « nous avons là un véritable trésor de lutte : les gens en savent infiniment plus que ce qu’on les autorise à faire ! (…) À mon sens, on souffre de ‘non-exploitation/valorisation’ de ce que l’on peut qualifier d’excédent culturel »14.
Aujourd’hui que la société est atomisée à l’extrême, que les plus précaires paient plus que d’autres les conséquences de la crise plurielle déjà évoquée, une revitalisation, un réenchantement de la démocratie culturelle est plus que jamais nécessaire. Et pour cela il faut ramer à contrecourant car « on a mis dans la tête des gens, y compris des plus modestes, que la révolte contre l’horreur économique les amènerait à perdre beaucoup. Il est vrai que cette lutte impliquerait de perdre notre vie ‘d’individu sérialisé’ : une manière de vivre son rapport au monde selon laquelle nous sommes des entités isolées les unes des autres (…). »15
Il s’agit d’une part de mettre en œuvre nos intelligences citoyennes, de passer du « Je » au « Nous », puis au « Nous Toutes et Tous » pour se dessiner un futur commun : « L’intelligence du devenir est une sorte d’obstination qui postule un sens humain référé à un ensemble de valeurs, sens humain mettant en perspective ce qui nous arrive. Pour que l’humanité survive, pour que le Nous Tous ait ses chances, se pose la question permanente du ‘vers où’ nous allons. »16
Et, corolairement, de s’orienter vers une « démocratie approfondie », selon l’expression de Luc Carton, vers une démocratie culturelle qui serait « le régime général de la démocratie »17. Ce qui rejoint, me semble-t-il, les propos de Majo Hansotte lorsqu’elle dit : « La démocratie est une dynamique du multiple : une démocratie situationnelle qui anime une résistance permanente à l’économisme ravageur. (…) La démocratie, c’est un ensemble de luttes en situation, pour augmenter la puissance de la vie et des gens, en vue de construire des contrepouvoirs, dans une création-résistance permanente, en favorisant une retombée de ces luttes dans la gestion concrète des États. »18
« Inaugurer l’égalité en actes », dit Luc Carton19 C’est bien de cela qu’il s’agit : expérimenter l’égalité. Même, et surtout, si cette égalité restera toujours une utopie : « Les principes démocratiques relèvent d’une anticipation utopique, en ce sens qu’ils ne seront jamais tout à fait réalisés, mais il s’agit d’une exigence anticipatrice qui est motrice, dynamique et constructive. Ainsi l’égalité parfaite, permanente et absolue entre les humains, c’est une utopie, on ne l’aura jamais, il y aura toujours un écart entre cette exigence et les faits. Mais c’est une exigence combattive, indispensable à l’évolution démocratique, qui contribue à critiquer et à transformer la réalité, à maintenir le conflit indispensable à la dynamique démocratique. »20
- C’est tout le propos du cadre de référence pédagogique de Lire et Écrire : https://lire-et-ecrire.be/Balises-pour-l-alphabetisation-populaire
- Céline ROMAINVILLE incluant des propos de Marcel Hicter, Démocratie culturelle et démocratisation de la culture. Premier panorama de leurs usages dans la littérature francophone relative aux politiques culturelles (1960-2010), Repères, Observatoire des politiques culturelles, n°4-5, juin 2014, p.16, https://opc.cfwb.be/fileadmin/sites/opc/uploads/documents/Publications_OPC/Reperes/Reperes_N4-5_BAT_BD.pdf
- Décret portant modification du décret du 17 juillet 2003 relatif au soutien de l’action
associative dans le champ de l’Éducation permanente, www.educationpermanente.cfwb.be/index.php?id=558, Article 2 § 1er. - Céline ROMAINVILLE reprenant Hugues Dumont, op. cit., p. 17.
- Céline ROMAINVILLE incluant des citations de Jean Caune et de Jean-Louis Genard,
op. cit., pp. 12-13. - Paul BIOT, Les droits culturels entre pratique et théorie, Culture & Démocratie,
22 février 2022, www.cultureetdemocratie.be/articles/les-droits-culturels-entre-pratique-et-theorie - Cette partie s’appuie sur la lecture du rapport d’activité Éducation permanente
de Lire et Écrire Wallonie picarde relatif aux années 2017-2021 et des infos accessibles à tout·e·s sur les pages dédiées à la régionale Wallonie picarde du site de Lire et Écrire : https://lire-et-ecrire.be/walloniepicarde - Voir : Cécilia LOCMANT, Un vent de printemps souffle sur l’alpha, in Journal de l’alpha, n°223, 4e trimestre 2021, pp. 42-50, www.lire-et-ecrire.be/ja223
- Initiée à Paris par ATD Quart Monde en 1987, reconnue et relayée au niveau international par l’ONU en 1992.
- Voir par exemple l’édition 2019 : https://lire-et-ecrire.be/IMG/pdf/tous_et_toutes_ensemble.pdf
- Pour des raisons liées à un manque de reconnaissance qu’il n’est pas possible d’analyser dans le cadre de cet article.
- Qui se manifeste notamment par une augmentation du taux d’abstention aux élections (même en Belgique où le vote est obligatoire), une perte de confiance vis-à-vis des élus et des partis politiques traditionnels, l’intérêt d’une partie de la population pour les théories du complot (voir à ce propos l’interview de Marie Peltier, pp. 75-85 de ce numéro).
- Majo HANSOTTE, Par où passe le devenir ? Mouvements émergents et nouvelles modalités de l’engagement politique, Etopia, février 2007, p. 1.
- Entretien avec Luc CARTON, Propos recueillis par Pierre-Jean BRASIER, L’éducation populaire, ça cartonne !, in Mouvements, 2015/1 (n°81), p.174, www.cairn.info/revue-mouvements-2015-1-page-165.htm
- Majo HANSOTTE, op. cit, p. 1.
- Ibid., p. 8.
- Luc CARTON, Actualité de la démocratie culturelle, entre éducation populaire et droits culturels, Culture & Démocratie, 18 mars 2022, www.cultureetdemocratie.be/articles/actualite-de-la-democratie-culturelle-entre-education-populaire-et-droits-culturels
- Majo HANSOTTE, Par où passe le devenir ?, op. cit., p.6.
- Luc CARTON, Actualité de la démocratie culturelle, op cit.
- Majo HANSOTTE, Mettre en œuvre les intelligences citoyennes. Une méthodologie de Majo Hansotte, Le Monde selon les femmes, 2013, p. 14.